Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 14

       La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

 

 

14. Oasis dans le désert

 

En fin d’après-midi, Karim et sa mère se promènent sur la place, selon leur habitude. Le motif est de permettre à la vieille femme de se dégourdir les muscles. « Tant que tu marcheras, maman, je serai tranquille pour ta santé ! » avait dit plus d’une fois le fils à celle qu’il chérit par-dessus tout.

Soudain, elle s’arrête, toute émue :

– Regarde ! murmure-t-elle.

Karim dirige les yeux vers la direction indiquée. Dans un petit espace, entouré d’un enclos constitué de morceaux de bois, reliés par des fils métalliques, un vieil homme, modestement vêtu, maigre, est penché vers le sol.

 

Lentement, avec précision, il creuse un trou avec une pelle, puis y met une racine.

– Bonsoir ! Si Hamid, dit la vieille femme à l’homme.

L’interpellé s’interrompt, se redresse, s’appuie sur le bout supérieur de la pelle enfoncée dans la terre, et lui sourit avec amabilité.

– Bonsoir ! répond-il. Comment va la santé ?

– Comme ci comme ça, avec l’âge… Je constate que toi, tu l’entretiens bien avec ce travail.

– Depuis ma retraite comme gardien dans une usine, je dois rester actif. Et comme je suis né à la campagne, je retourne à ma mère nature !

– Mais, lui lance sa voisine d’un ton affectueux, tu ne verras pas ces racines devenues arbres !

– Et alors ? répond-il avec jovialité… En les semant, mon plaisir est de savoir que d’autres en jouiront.

Il regarde les alentours salis par différents objets jetés par terre.

– Espérons que ce petit futur parc encouragera les habitants à mieux se respecter en respectant leur espace commun.

– Oh ! Là !… objecte la vieille femme, sceptique. Les employés communaux préposés au nettoyage accusent les résidents de ne pas mettre les immondices dans les bacs destinés à cet usage, tandis que les résidents reprochent aux employés de ne pas accomplir correctement leur travail. Et  ce malheureux Saïd subit les conséquences, et nous tous avec lui.

– Eh, oui ! Alors, faisons chacun ce qu’il peut. C’est déjà ça de bien.

La mère et le fils saluent le généreux semeur, puis continuent leur promenade.

– Donne-moi ta main, Karim. J’aime bien la sentir dans la mienne. Ta main est chaude ; elle réchauffe la mienne, désormais refroidie.

Le fils prend délicatement la main de sa mère, la serre avec affection dans la sienne, et ils poursuivent leur chemin.

Ils passent près du salon de coiffure de Rachid. Il est calmement assis sur une chaise, au seuil de sa boutique dépourvue de client. En voyant la mère et le fils, il se lève promptement, s’approche d’eux et les salue avec chaleur.

– Comment va ta maman ? s’enquiert la mère de Karim.

– Elle va bien ! répond le coiffeur… Et toi, oumimtî[1], comment va ton dos ?

– Quand il me cause des douleurs, je m’adosse au tronc d’un arbre et caresse ma colonne vertébrale. Et cela marche ! Une Chinoise m’a enseigné la méthode.

Soudain, Rachid, excité, propose :

– Attendez-moi un instant, je reviens tout de suite !

Il court à l’intérieur de son salon, puis revient en tenant par la tige verte une belle rose rouge. Il s’adresse à Karim :

– Permets-tu que je l’offre à ta maman ?… J’avais pris cette fleur dans notre petit jardin, pour embellir mon salon ; mais, en voyant ta maman, je préfère la lui offrir. Comme on dit : une fleur pour une fleur !

Karim et sa mère en sont enchantés.

– Ah ! Comme tu es gentil, Rachid ! apprécie cette dernière. Je constate que ta mère est une belle jardinière, puisqu’elle a produit une belle fleur comme toi !

– Tu as fait de même avec Karim ! ajoute Rachid.

La vieille femme, toute émue, prend la fleur, puis remercie vivement le coiffeur. Karim lui sourit avec amitié. Ensuite, lui et sa mère  s’éloignent. En marchant, cette dernière tient fièrement dans une main la belle rose tout droite. Cette rencontre rappelle à Karim l’itinéraire du coiffeur.

Adolescent, il émigra en France, avec sa petite sœur, emmenés par leurs parents. Une vingtaine d’années plus tard, père et mère divorcèrent. Celle-ci et la sœur de Rachid retournèrent au pays ; lui préféra rester en France. Il y possédait un bon salon de coiffure, à l’activité florissante, rue de la Goutte d’Or, où résident beaucoup d’Algériens.

Puis, voilà deux ans, Rachid reçut la plus malheureuse information de sa vie : suite à une maladie, sa mère devint handicapée, et sa fille s’en est désintéressée, accordant ses soins uniquement à son mari et à ses enfants. Alors, Rachid, qui ne s’était jamais marié, retourna à Oran, pour vivre avec sa mère et s’occuper d’elle. Pour subvenir aux nécessités de la vie, il ouvrit le petit salon de coiffure, tout près du logis, à Grande-Terre.

Tous ces faits, Karim les connaît par Rachid lui-même, en allant se faire couper les cheveux dans son salon de coiffure. Karim découvrit avec plaisir que les malheurs n’avaient en rien entamé le bon caractère du coiffeur : toujours de bonne humeur. Il regrettait seulement la régression du pays dans tous les secteurs, « de la saleté des rues, déclara-t-il, à celle des esprits ». Il reconnaissait, toutefois : « Je vis avec ma mère. Je suis heureux de lui rendre la dette que je lui dois : celle de m’avoir donné la vie et une belle éducation. Et j’ai le soleil, la mer et l’amitié de quelques belles personnes, comme toi. C’est déjà bien ! »

Durant leur promenade, Karim et sa mère s’approchent d’un figuier. Solitaire et sans fruit, cependant joli, avec de longues branches garnies d’agréables feuilles vertes, il orne le bord d’une petite place. La laideur environnante de l’endroit a épargné ce témoin d’une terre qui fut, dans le passé, une belle nature.

– Ah, voici mon arbre ! dit la mère, toute contente. Asseyons-nous là, un peu ; je dois me reposer.

 

Ils se mettent sur le rebord entourant l’arbre.

La mère reste pensive, le regard perdu devant elle. Le temps est printanier, lumineux, parfumé par le feuillage environnant. Karim éprouve le besoin de photographier sa mère pour conserver une preuve concrète de ce charmant instant. Il se lève, tire d’une poche son téléphone portable et prend une photo.

 


Ensuite, il regarde le résultat pour en contrôler le bien rendu, puis jette un coup d’œil à sa mère. Son dos affaissé, le regard probablement perdu devant elle, songeant à sa vie, peut-être au bilan… Un serrement de cœur saisit le fils. Il connaît, par les nombreux récits de sa mère, combien son existence fut éprouvante, à cause du maigre salaire de son mari prolétaire, et des humiliations qui en furent les conséquences.

Pour se débarrasser de son amertume, Karim revient près de sa mère.

– Maman, pourquoi, tu as dit « mon » arbre ?

Le visage de l’interpellée répond par une douce mélancolie.

– Quand ta sœur me manque trop, dit-elle, je viens ici, je m’assois et je chante une chanson que j’ai composée pour elle. Dieu a voulu qu’elle parte en émigration et qu’elle vive loin de sa famille.

Dieu a voulu ?

Karim taquine gentiment sa mère. Il sait que depuis quelques années, suite au bombardement religieux systématique, tant par les médias d’État que par la propagande intégriste, sa mère est devenue plutôt bigote. Auparavant, elle savait que les actions humaines relevaient d’abord de la responsabilité  humaine. À présent, elle explique tout par Dieu, sans se rendre compte des contradictions conséquentes. Cependant, Karim s’entête à aider sa mère pour raisonner de façon logique, comme dans le passé. Il sait qu’elle est intelligente, et  que, malgré tout, elle n’a pas complètement perdu sa capacité de réfléchir de manière saine.

– Et qui, relance la mère, a décidé l’exil de ta sœur, sinon Dieu ?

– Pourquoi Dieu ferait-il une si cruelle action ?… N’est-ce pas, plutôt, ceux qui gèrent si mal notre État ?

La mère hausse légèrement les sourcils, pas convaincue. Elle conseille, avec inquiétude :

– Ne t’intéresse pas à la politique, mais plutôt à la religion. Tu dois penser à ta vie future, après la mort.

Le regard de Karim s’attendrit. Sur les thèmes délicats, il veille toujours à ne pas heurter les croyances de sa mère.

– Je préfère, répond-il avec tact, penser d’abord à rendre la vie sur terre plus acceptable, pour moi et pour les autres. Et si je me comporte de manière à ne pas mentir, ne pas voler, ne pas humilier, ne pas tuer, mais à respecter scrupuleusement la dignité des autres, cela ne suffit-il pas à Dieu ?

– Ah ! C’est ma faute ! C’est ma faute ! se lamente la mère.

– Quelle faute ?

– Si, quand tu étais petit, je ne t’avais pas encouragé à étudier, à aimer la lecture des livres, à employer ta raison, à défendre ta dignité, mais, au contraire, à aller à la mosquée et de te comporter comme les autres, je ne serais pas inquiète, aujourd’hui, pour ta vie ainsi que pour ce qui t’arrivera après ta mort.

– Ne t’inquiète pas, ma petite maman chérie ! Si Dieu est sage comme on l’affirme, il ne me fera rien de mal, puisque je n’en fais pas, ni à moi, ni à d’autres.

Il prend un ton plus confidentiel et jovial :

– Maintenant, s’il te plaît, maman, chante-moi la chanson que tu as composée pour ma sœur.

La mère le regarde, hésitante.

– Je t’en prie ! insiste-t-il gentiment.

Elle réfléchit. Il attend.

Quelques secondes après, le regard dirigé vers le lointain, elle chantonne, avec un émoi contenu, d’une voix demeurée juvénile, bien timbrée, en dépit de l’âge :

Quand[2] le bateau t’a prise,

       ma tête s’est mise à tourner,

       mes larmes ont coulé

       et je me suis demandée…

Elle s’interrompt en voyant apparaître la mystérieuse jeune fille, nommée « al mahboula » (la folle). Celle-ci passe tout près, s’arrête et contemple la vieille femme avec une tendre expression. Karim et sa mère l’observent avec amabilité.

– Continue à chanter ! murmure la jeune fille, d’une voix très douce.

La mère de Karim sourit, émue par cette invitation. Elle a entendu parler et a vu parfois cette jeune fille. Aussi, l’instinct de la mère est profondément troublé à la vue de cette malheureuse :

– Elle aurait pu être ma fille ! dit la mère à Karim.

– Chante ! répète du même ton celle qui a perdu la raison, mais pas le goût du chant.

– Oui, maman ! intervient Karim pour encourager sa mère. Continue à chanter, pour elle et pour moi.

Bien qu’encore troublée par la forte compassion envers la jeune infortunée, la mère reprend à chanter, d’une voix cependant tremblante un peu :

       Ya Rabbî[3] ! Pourquoi ce malheur :

       séparer la fille de sa mère ?

       séparer la fleur de sa racine ?

       séparer l’eau de sa source ?

       Combien de temps durera cette cruauté ?

       Quand…

La voix étranglée, la mère s’interrompt. Elle se tourne vers son fils, les larmes dans les yeux :

– Tu vois ! Je pleure.

Elle indique la jeune mystérieuse :

– Elle, aussi, elle pleure !

Avec les mains tremblantes, la mère essuie les gouttes débordées sur ses joues. Profondément remué, Karim regrette d’avoir attristé sa mère et la jeune fille.

Cette dernière, sans sécher ses larmes, tourne brusquement le dos et s’éloigne rapidement, comme éperdue, jusqu’à disparaître de la petite place.

Karim tente d’apaiser sa mère :

– Il vaut mieux que ta fille, ma sœur, soit loin mais pas malheureuse comme elle l’était ici. Elle n’a pas pu résister à toutes les misères dont elle était victime. Rappelle-toi ses paroles : « Maman ! À toi de décider pour moi : soit tu m’autorises à partir, en me bénissant, soit je finirai par me suicider ! » Heureusement, toi, maman, malgré ta profonde douleur, tu as compris le problème, et tu l’a laissée partir.

– Eh, oui, elle était si malheureuse ! Si malheureuse !… Elle aimait tant la vie, elle faisait du théâtre amateur, elle avait des amis, aussi bien filles que garçons. Hélas !… Comme tu le sais, un soir, alors qu’elle retournait chez elle toute seule, à quelques mètres de la Tour, un jeune lui planta un couteau dans la cuisse, en lui déclarant : « Ainsi, tu apprendras à ne plus mettre une jupe courte et à faire l’actrice !… Petite putain, nous te surveillons !… Porte le voile, sinon nous te violerons, puis te trancherons la gorge comme un agneau ! Ou, plutôt, comme une chienne ! »… Ta sœur ne voulut pas se résigner à une existence d’esclave. Elle alla présenter une dénonciation à la police. On lui répondit, avec mépris : « Tu n’as qu’à porter le voile ! » Elle revint à la maison tout en pleurs. Elle me cria :

« – Je ne veux pas vivre dans une prison !

– Quelle prison ?

– Le voile est une prison !

– Mais, moi, ta mère, je porte un voile quand je sors.

– Eh bien, moi, je ne l’ai jamais porté, et ne veux pas le porter. Car il m’étouffe ! Et, d’abord, il m’est imposé par des obsédés sexuels !… Oui ! Des malades sexuels !… Car, s’ils ne l’étaient pas, en quoi la vue d’une fille en jupe les dérange ? Ils sont tellement tarés sexuellement que même la chevelure d’une femme, ils ne supportent pas de la voir. »

Plus tard, le même le soir, alors que ta sœur dormait, exténuée et désespérée, moi, j’ai essayé de trouver un soulagement. Dans mon lit, j’ai voulu écouter une chanson. Le hasard voulut que celle qui se présenta était très particulière. Dès les deux premiers vers :

« Ouahràne, Ouahràne, rouhtî khsâra

Ràhou mannàk nâss achtâra… »[4],

mon visage s’est baigné de larmes. Et, je ne comprends pas pourquoi, ta sœur, que je croyais endormie, est entrée dans ma chambre. En écoutant, cette chanson, elle tomba sur mon lit, m’enlaça à m’étouffer, et éclata en sanglots ! Longs et déchirants, ils me percèrent le cœur !… Je compris, alors, que ma fille allait être arrachée à ma vue, pour se retrouver toute seule en exil. Alors, j’ai maudit, oui, j’ai maudit les criminels qui dirigeaient notre pays, en obligeant ses habitants à le quitter avec le plus amer des regrets et la plus affligeante humiliation.

 

Au pied du figuier, la mère de Karim s’essuie lentement avec les mains les larmes sur ses joues. Son fils baisse les yeux quelques secondes, désolé de voir la douleur de sa mère, mais content de constater la malédiction lancée par elle contre la mafia dominant le pays. « Inutile, la colère, se dit-il. Ce qu’il faut, c’est lutter !… Lutter pour se débarrasser de cette vermine qui jouit en causant tant de larmes et de misères ! »

Karim se compose une expression de visage convenable, se lève et déclare à sa mère, de sa voix la plus affectueuse :

– À présent, ma sœur, bien que résidant dans un autre pays, n’est pas victime des humiliations qu’elle a subies ici. C’est le plus important. Et puis, elle vient nous voir régulièrement.

– Oui, reconnaît la mère, entre peine et soulagement, l’important est qu’elle ne soit pas malheureuse… Mais, qu’ont fait toutes ces femmes et tous ces hommes de notre pays pour souffrir tellement, sans que Dieu ne vienne à leur secours ?

– Maman, réplique avec délicatesse Karim, les malheureux doivent d’abord compter sur eux-mêmes pour s’en sortir. C’est ce que ma sœur a compris, et ce qu’elle a fait.

Soudain, le visage de la mère s’obscurcit d’angoisse :

– Toi, Karim ! Tu ne partiras pas, hein ? Tu ne me quitteras pas ?

– Non ! Non ! Mouimtî al ĕzizâ ![5]… Sois tranquille ! Rien ne pourra me séparer de toi, rien ! Absolument rien !

Il veut ajouter « Sauf la mort » ; il s’en empêche, pour ne pas attrister sa mère. Au contraire, pour la détendre, Karim a une idée :

– À présent, lui dit-il, pensons aux beaux aspects de la vie… Pour te remercier d’avoir quand même chanté, je voudrais t’offrir quelque chose que tu aimes particulièrement.

– Quoi donc ?

– Un bon poulet rôti !

La mère se détend, réjouie par la proposition.

– Ah, toi, oulidî al ghzâl[6] !… Heureusement que tu es resté près de moi… Allez ! Aide-moi à me lever.

Chaque fois que Karim entend sa mère employer « oulidî al ghzâl », il en est profondément ému. Il lui tend avec toute son affection les deux mains, et l’aide à se mettre debout. Elle prend la main de son fils, puis ces deux êtres, liés par le plus doux des sentiments, s’éloignent lentement du figuier.

En marchant, Karim s’arrange pour que sa mère ne voit pas son visage. Il le devine mélancolique. À son insu, Karim pense à l’âge de sa mère ; il revoit la peau rabougrie de ses mains, le front et les joues de plus en plus ridés, la démarche moins assurée : « Combien de temps encore pourrais-je bénéficier de la présence de maman ?… » La question lui comprime douloureusement le cœur. Il essaie d’écarter de son esprit cette funeste fatalité, pour empêcher ses larmes de couler.

 

La lune, presque ronde, très brillante, reflète tout son éclat dans le ciel obscur. L’infirmerie de l’hôpital est plongée dans le silence, illuminée par une petite lampe de bureau, rendant l’ambiance intime. Assis sur une chaise, Karim finit de lire la dernière page du troisième ouvrage emprunté chez Si Lhafidh.

La collègue infirmière, Fatiha, entre dans l’infirmerie.

– Alors, toujours à lire ?

– Eh, oui.

– Tu as l’air heureux ! Comme un chamelier arrivé dans son oasis !

– Tu as raison ! En effet, je me sens un chamelier arrivé dans son oasis, après un long voyage, et je dirai même : après une longue errance !… Cependant, il lui reste du chemin à parcourir.

– Alors, bon voyage, bédouin du désert !

– Merci ! Merci !

L’infirmière prend une seringue, du coton et une bouteille de sérum, puis s’en va.

Tout de suite après, un chef-infirmier apparaît. Il a environ cinquante cinq années, un physique corpulent, des yeux noirs intelligents.

– Alors, Karim, toujours à t’instruire ?

– Oui.

– À propos de quoi, maintenant ?

– De quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, même entre nous dans notre section syndicale.

– Ha! Ha !… De quoi s’agit-il ?

– L’autogestion.

Le collège écarquille les yeux de surprise :

– L’autogestion, tu as dit ?

– Oui.

Après un très bref instant de perplexité, l’homme affirme, en levant le bras droit en signe de fatalité :

– Cela fait partie d’une histoire totalement effacée et oubliée. Le peuple a besoin d’autre chose !

– Quoi ?

– Oh ! Ce n’est pas le moment propice d’en parler. Un malade m’attend.

 

Le matin, Karim quitte l’hôpital.

En passant devant le Bar des Amis, il aperçoit Si Lhafidh, attablé sur la terrasse, devant son habituel verre de thé à la mente. Il lit un journal.

Karim s’en approche. Peu après, il est assis en face de son vieil ami, lui aussi devant une boisson identique. Et Karim engage la discussion lui tenant à cœur. Il fait part de la réaction négative de son collègue syndicaliste plus âgé, au sujet de l’autogestion, puis commente :

– Pourtant, j’ai compris que c’est la seule méthode pour éliminer ce qui nous mine et nous empêche de progresser, à savoir l’autoritarisme, le désir de jouer au chef en imposant une hiérarchie, sous le prétexte d’éviter ce qu’on appelle « anarchie », sans savoir que cette conception est, sous forme d’autogestion, la seule capable de réaliser le principe : « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes »…. Qu’en penses-tu ?

Si Lhafidh hoche légèrement la tête, puis réfléchit. Ensuite, il vérifie qu’aucun client n’est trop proche de la table ; enfin, il  parle, d’une voix basse :

– Aujourd’hui, en Algérie, il est très rare de trouver des gens sensibles à cette question de l’autogestion. Elle a été occultée de toutes les manières possibles, par tellement de gens, notamment ceux qui prétendaient « sauver le peuple » avec une théorie toute prête, élaborée par une sorte de prophète laïc. Moi, aussi, dans ma jeunesse, j’y avais crue. Heureusement, par la suite, l’expérience et des lectures m’ont ouvert les yeux. Mais il faut bien l’admettre : ce pays, le nôtre, est la proie de tellement de problèmes qu’en effet, parler d’autogestion, c’est évoquer une oasis à un égaré dans le désert le plus inhospitalier, et n’ayant vu que des mirages.

La discussion finit par une invitation de Si Lhafidh :

– Allez ! Ne t’inquiète pas trop. Je t’invite demain soir à une réunion. Tu constateras, malgré tout, l’existence d’oasis dans notre désert, même si trop de gens l’ignorent.

A suivre …


[1]     Terme signifiant « ma mère », adressé à une personne âgée pour exprimer affection et respect.

[2]     La traduction française de la dziriya (arabe parlé algérien) ne peut pas, évidemment,  rendre compte de la musicalité et de la rime du texte original.

[3]    Ô mon Dieu !

[4]     Très fameuse chanson populaire, datant des années de la guerre de libération nationale, et encore appréciée aujourd’hui. Traduction littérale : « Oran, Oran ! Tu es partie en gâchis / De toi sont partis beaucoup de personnes… ». La répétition de « partie » et « partis » se trouve dans l’original.

[5]     « Petite maman chérie »

[6]    « Mon enfant gazelle ! » En dziriya (arabe algérien populaire), « ghzâ» est masculin ; le féminin se dit « ghzâla ». Les deux termes sont une métaphore pour exprimer un compliment signifiant « beau ».


 

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