Selon le diplomate Bernard Bajolet: «La France n’entend pas, n’entend plus occulter les faits»

14.05.2020

  par Mohamed Bensalah

Il a, tour à tour, été question de «tragédie inexcusable», «d’événements qui ont fait insulte aux principes fondateurs de la République», de «fautes impardonnables», de «crimes du passé colonial français», «d’épouvantables massacres » et de «déchaînement de folie meurtrière dans lequel les autorités françaises de l’époque ont eu une très lourde responsabilité».

La reconnaissance des crimes au nom de l’État français a fait quelques pas non négligeables. «La France reconnaîtra-t-elle un jour ses crimes». Cette question pertinente d’un ancien ministre des Moudjahidine demeure posée. Les malaises, ambiguïtés et non-dits en guise de réponse, résument les difficultés des officiels à aborder la réponse. 75 années ont passé. Le temps n’est-il pas venu de passer aux aveux ? Le passé peut-il demeurer éternellement enfui ? Ces dernières années, quelques échos parvenus de l’autre rive, laissent espérer la fin des dénégations des injustices. A ce jour, les mea-culpa se sont faits rares, les « fautes » commises masquant mal les crimes du passé… Espérons que l’accès aux archives écrites, écrites, audiovisuelles et filmiques, promis pour 2037, ouvrira le sésame. Les propos, ci-dessus, émanant de l’ambassadeur Hubert Colin de Verdière, à Sétif le 22 février 2005, appuyé par son ministre des Affaires étrangères, de Michel Barnier, en visite officielle le 13 juillet 2004, du Président français, en déplacement à Constantine, en décembre 2007et de Bernard Bajolet, ambassadeur de France, à l’université de Guelma, le 22 avril 2008, témoignent d’un certain courage après toutes ces années de chape de plomb. Mais pour certains, ces concessions verbales visaient simplement à préserver les échanges économiques et financiers, donc les intérêts de la France dans ses relations avec l’Algérie.

Comment expliquer alors, que dix ans après ces premières déclarations courageuses qui avaient secouées le cocotier, Jean-Marc Todeschini, le secrétaire d’Etat français chargé des anciens combattants a subi des foudres en raison de sa visite à Sétif. Ce petit geste officiel de la France en même temps que modeste pas en avant, eu égard à l’ampleur des crimes commis en Algérie, a soulevé un tollé général en France. Le président François Hollande a osé aller plus loin que ses prédécesseurs, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, en parlant de «massacre» et de «torture», le 20 décembre 2012 à Alger. Ce dernier a rejeté toutefois la reconnaissance officielle des crimes coloniaux commis par la France. Simple ajustement de discours pour éviter une reconnaissance légalisée par les institutions de la République française ?

On peut le penser quand on sait qu’il a fallu quatre décennies à l’Etat français pour corriger un problème de sémantique et délier les langues qui s’évertuaient à qualifier les «événements» de la période 1954-1962, au lieu de parler de : «guerre d’Algérie». L’Etat français qui a aussi reconnu tardivement son rôle dans la déportation des juifs de France durant la Deuxième Guerre mondiale, doit en finir avec la politique des deux poids deux mesures. Hiérarchiser les crimes – et les victimes – perpétrés au nom de la France ne peut en aucun cas plaider en faveur d’une mémoire apaisée. Frileuse à tout ce qui touche à son histoire coloniale, la France n’arrive pas à tourner facilement les pages de son histoire brûlante. Raison d’Etat, dit-on en haut lieu pour esquiver la question de la reconnaissance des massacres, et protéger auteurs et commanditaires !

Sur les plateaux des chaînes de télévision, les «témoins» qui se succèdent revivifient, de commémoration en commémoration, le passé traumatisant au lieu de l’exorciser et de le dépasser. A force d’en rajouter ici et là, les locuteurs sélectionnés par les responsables de rédaction, aboutissent fatalement aux clichés et à la démesure. Ainsi, les zones d’ombre nombreuses et les secrets bien gardés accentuent les appréhensions des parents proches, et des descendants des victimes qui ont peur de disparaître avant que l’Etat français ne se décide à reconnaitre la répression féroce et les crimes commis en son nom. Cela risque d’être le cas quand on constate l’inertie en politique qui favorise le déroulement de tapis rouges aux nécrophages, ces vers qui viennent se repaître de la décomposition de la chair. L’histoire coloniale et son pendant l’hydre xénophobe et raciste demeurent le moteur qui alimente les vagues d’hostilité de l’extrême droite française. Les pamphlets satiriques ostensiblement racistes et les clichés éculés, des sinistres Eric Zemmour, Marine Le Pen et de leurs acolytes ont de quoi inquiéter.

Les massacres en Algérie, sérieux contentieux entre les deux pays.

Les massacres du 8 Mai 1945 et tous les crimes commis durant la colonisation constituent de sérieux contentieux qui enveniment les relations entre les deux pays. Tant que la France refuse de regarder en face son passé colonial et d’assumer son héritage colonial, le 8 Mai 1945, le 17 Octobre 1961, le 11 Décembre 1960, comme de nombreuses autres dates, continueront à intoxiquer les rapports franco-algériens. Ces dates historiques surgissent comme des vagues, moussent encore un peu et laissent place à d’autres vagues. Un souvenir, une nouvelle passion d’intérêt et à nouveau le silence. 75 ans après, revoici les plaies de Mai 1945, toujours ouvertes, impunies et non reconnues. Loin d’être tournées, les pages de notre histoire n’en finissent pas de s’écrire. De par son rapport schizophrénique à l’histoire, l’ancienne colonie ne semble guère disposée à exorciser son passé et encore moins à le dépasser. Historiens et politiques, soutenus avec continuité, obstination, hargne parfois et beaucoup d’aveuglement par des nostalgiques du passé, s’évertuent à ne regarder ce dernier que par le petit bout de la lorgnette. Une manière grotesque de masquer les crimes protégés et amnistiés par l’État. L’autre ignominie est la loi scélérate du 23 février 1975, toujours d’actualité, en dépit du retrait de l’infamant de l’article IV, qui visait à faire enseigner les « bienfaits » de la colonisation?

La sémantique pédagogique appelée en renfort ne peut en aucune manière faire oublier la reconnaissance des crimes coloniaux. Le contentieux historique appelé «Guerre des mémoires» demeure bien entretenu. Triste état dans lequel se trouve actuellement le débat historique et politique, qui use d’une phraséologie outrancière où les obsessions dénonciatrices, disputent la place au melting-pot politique qui se préoccupe de la mystification idéologique du passé, à la veille d’échéance électorale d’importance. Dommage que les écrivains, les cinéastes et réalisateurs de télévision, boudent bouder la mémoire historique. L’absence d’ouvrage, de documentaires et de films de fiction sur tout ce pan de notre passé et ses périodes tragiques est préjudiciable aux générations futures. Elle alimente les incompréhensions et trouble les esprits. Rares sont les travaux d’investigation sérieux et profonds qui ont tenté de faire la lumière sur notre histoire et encore plus rares sont les chercheurs et historiens issus des deux rives qui ont croisé leurs témoignages afin de confronter les mémoires et de les faire sortir de l’oubli dans lequel on les a cantonné. Nombreuses par contre sont les dates sombres qui surgissent et font sortir cette guerre atroce de l’oubli.

Revenons sur ce 75ème anniversaire des massacres du 8 mai 1945, qui ne fait pas exception aux autres drames vécus qui font resurgir du néant les drames, les pillages, les assassinats collectifs, les tortures de femmes, d’enfants et toutes les images hideuses de cette horreur qu’a été la conquête coloniale, avec en avant-plan la fascisante OAS de triste mémoire. Emboîtant le pas aux rares journalistes et historiens courageux qui ont osé dénoncer les tortures et les massacres, de hauts responsables politiques, encouragés par les médias, ont ouvert la boîte de Pandore des exactions coloniales. Effarées, la nouvelle génération découvre la terreur qui s’est abattue sur l’Algérie au lendemain de la libération, une terreur qui n’avait rien à envier à celle de l’Allemagne hitlérienne. Ordre était donné par l’État français à la police, à l’armée, à l’aviation, à la marine et à toutes les forces terrestres de briser «l’insurrection» et de noyer toute «révolte» dans le sang. Des douars furent brûlés. Des villages entiers furent effacés de la carte. Ratissages, tortures, enfumages, liquidations physiques devinrent le lot quotidien des «arabes», dont 12.000 d’entre eux, sous les ordres du Maréchal Juin et du Général de Montsabert, ont sacrifié leur vie sous le drapeau français à Monte Cassino, en Corse, à l’Ile d’Elbe et sur d’autres fronts. La répression féroce qui s’est abattue contre les manifestants pacifiques du 8 mai 1945 a rendu les fractures plus profondes entre colonisateurs et colonisés. Le sang versé durant tout les mois de mai et juin 45 a rendu inéluctable l’insurrection générale neuf années plus tard. En fait, Mai 45, fut un grand signal, un prélude à l’éveil des consciences.

Les atrocités vécues ont accéléré la conviction que l’indépendance était proche malgré un colonialisme qui redoublait de férocité et qui 132 années durant, a piétiné tous les principes moraux et humains. Le temps, qui s’est écoulé depuis, ne diminue en rien la flamme du souvenir. «Ces crimes de lèse-majesté», comme les a qualifié A.P. Esquivel, le prix Nobel de la paix de 1981, dont rien ne peut atténuer l’horreur, demeureront à tout jamais imprescriptibles. Les responsables des massacres collectifs n’ont cependant jamais été inquiétés.. «On s’honore en disant la vérité, parfois en demandant pardon», disait à juste titre Bertrand Delanoë, l’ex-maire de Paris, à propos de ce qu’il a appelé «la barbarie de Sétif». Après des décennies d’amnésie, les langues se délient. La guerre imposée aux Algériens a retrouvé son nom. Les cadavres désignent leurs auteurs. Les suppliciés de mai 1945, comme ceux de novembre 54, d’octobre 61, de décembre 60 et tous les autres, finiront par sortir de l’oubli. Le diplomate Bernard Bajolet le susurre aux oreilles: «La France n’entend pas, n’entend plus occulter les faits». Il est grand temps pour elle de se débarrasser de son complexe et d’affronter l’impensé colonial. Au lieu de tergiverser sur le «rôle positif de la présence française outre-mer », l’élite politique ferait mieux de mettre fin à la guerre des mémoires et de s’atteler enfin à l’écriture des pages tragiques de l’histoire de son pays. Sortir donc de l’amnésie et du silence qui a succédé au bruit assourdissant des pages arrachées de l’histoire. De la reconnaissance officielle des responsabilités qui étaient les siennes, elle ne sortira que grandie. La conscience de l’humanité devrait s’indigner de tous les génocides et ethnocides de la colonisation sur lesquels pèse une lourde chape de plomb amnésique. En attendant que la France en finisse avec les dénégations, une pensée à tous ceux qui ont subi et qui subissent encore, les affres de l’occupation.

Notes :

Lire, entre autres, à ce propos, «L’Algérie hors la loi», Ed. du Seuil 1995, et «Algérie et tiers-monde», de Mustapha Lacheraf, Ed. Bouchène 1989. Lire également, «Algérie, une guerre sans gloire», Ed. Calmann-Lévy 2005 et Ed. Chihab, Alger, «Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie», Georges-Marc Benamou, Ed. Robert Laffont, 2003. Consulter la Loi Fillon votée par le Parlement français la veille de la commémoration du 8 mai 1945. Voir également le film documentaire de Yasmina Adi, 2008, «L’autre mai 45 » film qui revient aux origines de la guerre en levant un voile sur les mécanismes et les conséquences de la répression coloniale qui ont mené au 8 mai 45.

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