Un cadavre n’est pas la preuve d’une mort

Kamel DAOUD

«Partir !» est le nouveau cri. C’est l’autre conjugaison du «Dégage» révolutionnaire. Car, puisqu’on ne peut pas changer le pays, on change de pays. 

Là en Algérie, contrairement aux Tunisiens, c’est les gens qui fuient. Le dictateur reste seul. Ou seul avec les siens. On dégage par mer surtout. Étrangement, tous ont un cabas : ceux qui rejettent le Régime et qui veulent le fuir, et le Régime lui-même qui redoute un soulèvement. L’un pense à la chaloupe, l’autre à l’avion. Tous ont la main sur une valise. 

Cette semaine, une vingtaine sont morts en mer, brûlés par le feu de leur carburant qui a explosé dans leur chaloupe. Des rescapés ont été retrouvés selon les journaux. Dont un bébé de deux ans que l’un des survivants aurait accroché à un bidon pour lui éviter de se noyer. C’est une tragédie. 

Mais ce n’est rien, à la fois, officiellement. Car avec vingt morts, un pays sain, droit, vivant, digne, aurait décrété un deuil national comme l’a remarqué un Algérien sur les réseaux. Cela aurait fait l’ouverture des médias et un Président ou un Premier ministre aurait pris la parole pour s’excuser au nom de sa génération ou de ses mains inhabiles. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de vie dans l’oreille où on hurle, il n’y a que des imams qui essayent de prendre le Pouvoir, menacent de faire grève.

La réalité est que les vingt harraga morts ne sont pas des héros ou des citoyens aux yeux du Régime. Ils ont fui. Ils sont la preuve, par le nombre, le corps et le cadavre, qu’il y a échec. Le Régime est obligé, par sa logique, de les ignorer. Mais il est aussi obligé à ne pas les traiter comme des «disparus» : les victimes sont issues de cette frange que le Régime aime flatter, mobiliser pour ses fichiers électoraux et ses applaudissements, aime convoquer et aime nourrir de sa main comme on nourrit des oiseaux en cage et les voir sourire en s’extasiant sur la générosité du Régime. 

La mode des médias populistes est de flatter les «zawaliya», une sorte de synonyme positif de «plèbe», de «serfs» au sens féodal. Les «bons pauvres». Ceux-là qui remplissent les stades, les urnes et les fichiers de demandeurs de logements sociaux. Le Régime peut se permette de frapper des médecins, mais pas des harraga ou les leurs. La classe moyenne on peut s’en passer, mais pas «le peuple». Le cri d’un «fellah» qui dénonce le «vol» de sa terre par la France émeut le Régime, mais pas le cri d’un homme d’affaires étranglé. Logique symbolique puissante. Le décolonisateur adore à la fois les colonisés et les décolonisés.

Donc l’immigration clandestine est un crime, mais pas l’immigré clandestin lui-même. Et quand cet immigré meurt, il laisse une trace que l’on ne peut cacher : son cadavre. Alors à la fois on mobilise les «moyens» mais on refuse d’en faire un martyr. On l’enterre mais sans deuil national, on prie pour son âme, mais rien de plus. 

Le chroniquer se rappelle la guerre civile des années 90 où la logique médiatique était de ne pas donner le chiffre exact des égorgés par les islamistes pour ne pas leur donner l’impression qu’ils gagnent la guerre. Aujourd’hui il faut construire la Grande mosquée d’Alger, revoir la Constitution et ne pas avoir sur le dos le «peuple unique», les zawalis ; on les flatte, on les gâte, on leur promet la fortune sans l’effort du muscle, on les imbibe de religiosité et de patriotisme et on attend que cela passe. Beaucoup d’intellectuels en Algérie ont eux aussi le culte du «pauvre», décolonisation et post-colonial obligent. La conscience de classe est une «insulte» ou une culpabilité. On adore parler du peuple victime du régime comme le régime adore parler du peuple victime de la colonisation et les imams parler du peuple victime des femmes ou de leurs jupes. Donc on n’enterre pas en cérémonie, on ne fait pas de discours, on n’en parle pas mais on gère les sensibilités. La question est plus sensible que les médecins grévistes, l’opposition, les droits de l’homme ou autre. Là il s’agit du «peuple» et on ne doit pas en heurter la sensibilité. Donc, il y a vingt morts mais sans cadavres. Ou le contraire. Il n’y a rien eu. Ou c’est un accident. 

A la fin ? Vingt cadavres, mais aucun mort. Personne ne meurt chez nous. La mort n’existe pas. Il n’y a que des martyrs et des prolongations de mandats.

C’est la faute de la mer. C’est impersonnel comme les inondations. C’est la faute de Dieu. C’est la fatalité, pas la politique. Alors on va enterrer les morts et les raisons de leur mort et les raisons de leur départ.

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