Un sociologue russe emprisonné en Libye pour avoir dévoilé la vérité sur le régime soutenu par les Turcs

par Gearóid Ó Colmáin.

Depuis la chute du colonel Khadafi en 2011, la Libye a été plongée dans le chaos avec deux gouvernements quasi-officiels : le gouvernement d’accord national (GAN) à Tripoli sous le commandement de Fayez-el-Sarraj et la Chambre des représentants à Tobrouk soutenu par l’Armée nationale libyenne (ANL) sous le commandement du général Khalifa Haftar. Le régime de Haftar est soutenu par la Russie, la France, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte. Fayez-el-Sarraj est soutenu par la Turquie, l’Italie, le Qatar et les Nations-Unies.

Bien que soutenu par les Nations-Unies, Fayez-el-Sarraj a un faible soutien de la part de la population sur le terrain en Libye – du moins pas assez pour gouverner effectivement le pays entier. C’est pourquoi le chercheur russe Maxime Shugalei, ainsi que son interprète Samar Hassan Ali Seifan, ont été arrêtés en mai 2019 en Libye alors qu’ils faisaient des recherches sur le terrain au sujet de l’opinion publique sur le régime de al-Sarraj. Shugalei travaillait pour la Fondation de la protection des valeurs nationales basée à Moscou dont le dirigeant est Alexander Malkeviz, un proche associé de Vladimir Poutine.

Le GAN a arrêté Shugalei au motif qu’il déstabilisait le pays. Le chercheur russe affirme avoir été arrêté car ses découvertes sapaient les affirmations de Sarraj disant qu’il représente les Libyens. Dans une lettre ouverte au Washington Post adressée à Sarraj, le directeur de la fondation, Maxime Malkevich exige la libération des prisonniers en accord avec les obligations du GAN faites à la conférence de Berlin du 19 janvier de libérer tous les prisonniers retenus illégalement. Il a aussi accusé les « agences de renseignement étrangers » d’être derrière l’arrestation de Shugalei et Ali Seifan.

L’implication de la Turquie et du Qatar en tant que soutiens majeurs de Fayez al-Sarraj, démontre que la « guerre civile » de Libye concerne bien plus les intérêts de puissantes émergentes que le bien-être de la population libyenne épuisée par la guerre. les deux pays ont eu un rôle dans l’invasion de 2011 et la destruction de la Jamahiriya socialiste de Libye du colonel Khadafi.

Le soutien de la part de la Turquie et du Qatar signifie le soutien de la part des Frères musulmans, l’aile politique de Al-Qaïda. Ces dernières décennies, la Turquie a émergée en tant que grande puissance régionale. Le président Erdogan n’a pas caché son désir de faire revivre la grandeur de l’Empire ottoman. Ankara veut étendre son influence sur les anciennes colonies d’Afrique du Nord.

La résurgence de la Turquie comme grande puissance au XXIe siècle a été théorisée par le turcologue Alexander kitsikis. Selon Kitsikis, le continent eurasiatique pourrait être brisé en trois régions principales : a) l’Europe occidentale, b) l’Est et la région intermédiaire qui fait partie à la fois de l’Est et de l’Ouest. La Turquie actuelle se fraye un espace pour elle-même entre les sphères géopolitiques des États-Unis, de la Russie et de la Chine.

Le soutien français à Haftar est basé sur ses propres intérêts énergétiques mais les relations entre Paris et Moscou se sont améliorées depuis la présidence Macron. L’Allemagne et la France tentent ensemble de créer une armée européenne que la Russie voit comme un rempart contre les États-Unis. La récente orientation de Macron vers la Russie démontre que Paris accorde plus de valeur à la militarisation de l’UE au détriment de l’OTAN. Ce n’est absolument pas un développement positif pour les citoyens européens, et des Français en particulier, en guerre ouverte contre le régime de Macron, mais il convient à la vision à long terme de Moscou d’un ordre mondial multipolaire.

Depuis la présidence Trump, les États-Unis ont adopté un rôle de second plan en Libye, se voyant plutôt comme un médiateur. Alors que les États-Unis soutiennent le récent accord entre la Grèce, Chypre et Israël sur le gazoduc est-méditerranéen, Washington se rend compte que la Russie a émergé comme le principal négociateur dans la Méditerranée de l’Est et de plus en plus en Afrique du Nord. si le gouvernement de Tobrouk conquiert le contrôle du pays, Moscou sera probablement un allié clé en Afrique du Nord, quelles que soient les tentatives de Washington.

Le renversement du leader des Frères musulmans d’Égypte, Mohamed Morsi, de la part des Saoudiens, des Américains et des Israéliens pendant la révolution de 2013 qui a amené le général al-Sissi au pouvoir au Caire a changé la géopolitique régionale en faveur d’une nouvelle génération de leaders laïcs pro-Moscou dont les relations avec Israël sont bien meilleures qu’avec n’importe quel régime précédent.

Le ministre des Affaires étrangères égyptien Sameh Shoukry a rencontré le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou à Jérusalem, et l’Égypte a dirigé des opérations militaires conjointes « anti-terroristes » avec les Forces de défense israéliennes dans la région du Sinaï. Bien que cela signale un retour de la politique cynique du régime de Sadate installé par la CIA, les Frères musulmans peuvent difficilement affirmer être une force antithétique au sionisme, étant donné leur rôle dans la destruction de régimes antisionistes sécularisés en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

La question de savoir lequel des deux blocs qui luttent pour la Libye est cependant éclipsée par la realpolitik de la géopolitique du pétrole. La Turquie et Israël rivalisent pour le contrôle des réserves de pétrole à Chypre. Israël a signé un accord avec Chypre et la Grèce le 2 janvier pour un gazoduc du champ gazier Léviathan, par Chypre et la Grèce en direction de l’Europe. On s’attend à ce que l’Italie signe l’accord plus tard ce qui semble indiquer qu’elle se tourne à nouveau sur la Chambre des représentants de Tobrouk et l’ANL.

Les ambitions d’Israël dans la Méditerranée de l’est les ont amené à un conflit avec la Turquie. Ankara a signé un accord avec le régime de Sarraj le 27 novembre 2019 qui fait une ligne de démarcation dans les zones d’exclusion économiques séparant la Libye et la Turquie dans la Méditerranée de l’est. Le problème est que le gazoduc israélien pourrait traverser un territoire revendiqué par la Turquie.

La Turquie qui occupe toujours le nord de Chypre accuse Israël ainsi que ses soutiens européens et américains de tenter d’exclure la Turquie des abondantes réserves de gaz de l’est de la Méditerranée. Cette affirmation est certainement justifiée. Depuis la tentative de révolution colorée en 2013 et le coup d’état manqué en 2016, les relations entre les États-Unis et la Turquie se sont dégradées. Les récentes sanctions américaines contre la Turquie ont rendu urgent le désir d’Erdogan de soutenir son satrape de Tripoli, Sarraj.

La Turquie a déployé plus de 2000 mercenaires venant de Syrie pour soutenir le régime de Sarraj en janvier. L’implication de la Turquie en Libye pourrait aussi causer un conflit avec l’Égypte. Le Caire et Ankara sont d’anciens rivaux régionaux depuis l’époque de Mohamed Ali Pacha au XIXe siècle. Les deux pays voient leurs investissements en Afrique s’accroître rapidement et ont des ambitions régionales hégémoniques.

La Turquie est de façon prédominante la pierre d’achoppement de la restauration d’un gouvernement effectif dans le pays. Le régime de Sarraj est protégé par une milice à Misrata et à Tripoli mais pourrait chuter sans l’aide militaire de la Turquie. Saïf al-Islam Khadafi, le fils du colonel Khadafi, contrôle une grande partie du sud de la Libye. Le général Haftar, qui s’était opposé au colonel Khadafi, aura à trouver un accord avec Saïf al-Islam si l’ANL arrive à contrôler totalement le pays.

Alors que la Turquie et la Russie coordonnent des opérations en Syrie, équilibrant délicatement leurs intérêts respectifs – et bénéficiant mutuellement du gazoduc nouvellement ouvert Southstream – Moscou doit s’engager prudemment dans le traitement du régime de Sarraj à Tripoli. Le fait que le régime soutenu par les Turcs peut continuer à défier Moscou en retenant prisonnier un membre d’une fondation proche de Vladimir Poutine montre que la Turquie est une force sur laquelle il faut compter.

Comme la Libye est une route majeure de l’immigration de masse vers l’Europe, Ankara peut utiliser la menace d’un autre déluge incontrôlé de migrants subsaharienne vers l’Europe si les intérêts géopolitiques de la Turquie ne sont pas protégés dans les routes de l’énergie en Méditerranée de l’est. Pour le moment, les impératifs géostratégiques de la Turquie et ses ambitions impériales restent l’obstacle clé au retour de la paix en Libye.

Gearóid Ó Colmáin

Article source : https://www.gearoidocolmain.org/russian-sociologist-imprisoned-in-libya-for-exposing-the-truth-about-the-turkish-backed-regime/

traduction Moïra Forest

via https://moiraforest04.blogspot.com/2020/02/un-sociologue-russe-emprisonne-en-libye.html


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