Verónica Giménez Béliveau : « L’attaque d’un ennemi invisible ne fait que renforcer les peurs existentielles »

Par Emmanuel Laurentin et Louise André

Coronavirus, une conversation mondiale |Depuis l’Argentine, la sociologue Verónica Giménez Béliveau, professeure à l’Université de Buenos Aires, observe comment le confinement a modifié les sociabilités catholiques, notamment dans les milieux les plus précaires.

Cette année, la bénédection pascale sera virtuelle avec Facebook, Youtube ou Whatsapp comme relais  Crédits : Raul ARBOLEDA – AFP

Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. 

Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu’est-ce-que nous fait l’enfermement ? ». Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.

Aujourd’hui, la sociologue argentine Verónica Giménez Béliveau, spécialiste des dynamiques sociales du catholicisme, s’intéresse à la mise à l’épreuve des pratiques religieuses par la crise sanitaire actuelle. Le confinement, en effet, a modifié en profondeur les comportements et dynamiques des groupes religieux, tout en mettant en lumière les inégalités inhérentes à l’Argentine. 


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Le premier malade du coronavirus sur le sol argentin a été diagnostiqué le 3 mars. Grâce à des mesures prises assez tôt selon l’OMS (fermeture des frontières, organisation des soins), la gestion de la crise est plutôt maîtrisée : le pic épidémique n’est pas encore arrivé et les services de santé, en état d’alerte, sont loin d’être débordés. L’épidémie amène avec elle des enjeux spécifiques en Amérique Latine, continent le plus inégalitaire du monde. En Argentine 35,5% des personnes sont pauvres, la précarité au travail touche un tiers des travailleurs, et près d’un quart de la population vit dans un habitat insalubre et surpeuplé.

Le confinement ne fait qu’alourdir les problèmes structurels.  

Dans les bidonvilles des périphéries des métropoles, le confinement est impraticable. Les espaces sont trop petits, cinq ou six personnes logent dans une même chambre, toutes générations confondues : il faut inventer de réponses pour surmonter ces nouvelles difficultés. Les organisations de quartiers pensent et créent des solutions, le gouvernement étudie des projets de mise quarantaine à l’échelle du quartier, et non pas dans la maison, en respectant les nouveaux modes de vie imposés par les nécessités.

Dans ce contexte particulier, et bien qu’affaibli par les quatre années de politiques néolibérales menées par le gouvernement Macri, l’État accorde une attention particulière aux plus démunis : un revenu exceptionnel pour les travailleurs précaires à été instauré, et les distributions alimentaires sont quotidiennes. Mais ces efforts nécessitent un déploiement de toutes les ressources humaines du pays. L’État, loin de pouvoir assurer ce travail seul, s’appuie sur les organisations militantes, les églises et les associations civiles, qui garantissent le ravitaillement et la distribution de nourriture et de produits d’entretien.

Les groupes religieux sont un pilier de ce dispositif de coopération et de complémentarité, la préoccupation pour les pauvres étant un axe majeur du service religieux. Dans ce contexte de crise, prêtres, pasteurs et religieuses sont très actifs : ils et elles accompagnent les souffrants dans les hôpitaux, servent des repas dans les paroisses, écoutent les angoisses des femmes victimes de violences au foyer et des parents qui n’ont pas assez de nourriture pour leurs enfants, et les suivent dans leurs démarches administratives. Les rapports historiquement étroits entre Église et État prennent en ces circonstances exceptionnelles une facette vertueuse, mais qui ne suffit pas à effacer celles qui le sont moins. La loi de légalisation de l’avortement, qui doit être votée, en témoigne : le soutien apporté aux pauvres par les prêtres et les pasteurs dans les bidonvilles va de pair avec un ferme discours d’opposition aux droits des femmes, notamment sur l’avortement. 

Pâques, Pessah et Ramadan sont des moments forts pour les religions monothéistes, des temps pour réfléchir sur les rapports aux proches et à Dieu, des temps de pardon et de renouvellement. Le confinement renforce la demande de services spirituels, au sein d’un continent et d’un pays dont la population est largement croyante.

La société contemporaine crée des angoisses dues au manque d’attachement et à la prolifération d’incertitudes : l’attaque « criminelle » d’un ennemi invisible, insaisissable, mortel, ne fait que renforcer les peurs existentielles et la demande de réponses sur un plan qui dépasse le matériel. La quête de sens est à l’ordre du jour. 

L’image puissante du pape François célébrant une messe seul face à la place de Saint-Pierre vide a inspiré les prêtres catholiques, qui développent désormais des ressources novatrices. Il s’agit de continuer à offrir aux fidèles des moments communautaires de culte : messes via par Youtube, retraites spirituelles sur Instagram, groupes Whatsapp organisant les prières. Le passage au virtuel est le mot d’ordre. Mais télétravail, école à distance, ou messes en ligne nécessitent une bonne connexion internet et des moyens informatiques onéreux. Le confinement approfondit les inégalités déjà existantes d’accès aux services, d’âge, de classe sociale. 

La crise du coronavirus, au fond, ne fait qu’ajouter encore une couche de douleur à un paysage déjà marqué par les inégalités.

Cette année, le confinement oblige à célébrer Pâques, une fête de rassemblement religieux et familial, en petit comité, voire seul. Les rassemblements familiaux se font par visio-conférence, les célébrations religieuses filmées, et transmises par internet. Certains Argentins suivent les offices depuis un ordinateur à grand écran avec une connexion rapide, et d’autres depuis le petit écran cassé d’un vieux portable. La religion, elle aussi, se vit différemment selon les classes sociales.


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Les sites des deux laboratoires de recherche, où travaille Verónica Giménez Béliveau : le CONICET en Argentine et le CÉSOR en France.

Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat »

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.

Emmanuel Laurentin et Louise André


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