Irak / Les Yézidis : du trauma au combat politique

Nadia Murad au G7 en 2019 Biarritz
La yézidie Nadia Murad devenue la porte-parole politique d’une communauté victime de l’Etat Islamique, ici à Biarritz, en France le 9 juillet 2019. Christophe ARCHAMBAULT / AFP

En août 2014 l’État islamique (EI) a attaqué les Yézidis de la région de Sinjar (Irak). Des milliers d’hommes ont été tués, des milliers de femmes et enfants ont été kidnappés et des centaines de milliers de Yézidis ont été contraints à l’exil. Les Yézidis, (communauté confessionnelle ou ethno-confessionnelle partagée entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et le Caucase) inconnus de l’Occident, ont fait la une des journaux, portant leur attention, dans la très grande majorité des cas, sur les esclaves sexuelles.

                                    Répartition de la population yézidie en Irak et en Syrie.

Les Yézidis, dans leur malheur, ont incarné pour l’Occident les victimes par excellence de l’EI. Dans un élan de compassion, des actions ont été mises en place par les gouvernements ou par des ONG et associations : programmes d’aide humanitaire, programmes de soutien psychologique pour les femmes ex-captives, procédures d’accueil. La nomination de Nadia Murad ex-captive de l’EI pour le prix Nobel de la Paix en 2018 s’inscrit dans cette suite d’actions.

Du salon de beauté au prix Nobel pour la paix

Nadia Murad est une jeune femme d’origine modeste. Son destin bascule le 3 août 2014, lorsque son village – Kocho, au sud des monts Sinjar – est envahi par l’EI. Les assaillants divisent les habitants en plusieurs groupes : les hommes et les personnes âgées sont exécutés et jetés dans des fosses communes ; les femmes et les enfants sont enlevés.

Ces femmes sont par la suite vendues sur des marchés aux esclaves, tandis que les enfants sont enrôlés dans les rangs de l’EI. Nadia Murad a alors 21 ans.

« Je rêvais de finir mes études secondaires, d’ouvrir un salon de beauté dans notre village et de vivre près de ma famille à Sinjar. Mais ce rêve a tourné au cauchemar. »

En quelques heures, elle voit périr sa mère et six de ses frères avant d’être emmenée avec deux de ses sœurs à Mossoul. Elle racontera plus tard aux médias occidentaux comment elle fut contrainte à l’esclavage sexuel, comment elle tenta une première fois de s’enfuir, comment elle fut rattrapée et sévèrement punie. Pendant des semaines, elle passa de propriétaire en propriétaire jusqu’au jour où elle parvint à s’échapper. Elle courut alors dans les rues en frappant aux portes jusqu’à ce qu’une famille musulmane sunnite accepte de l’héberger. Celle-ci lui donna les papiers d’identité de leur fille pour qu’elle puisse passer la frontière et rejoindre un camp de réfugiés près de Dohuk au Kurdistan irakien.

Sous un prénom d’emprunt, Nadia Murad réalisa un premier témoignage en février 2015, publié dans le journal La Libre Belgique. En septembre 2015, l’ONG américaine Yazda l’aida à rejoindre sa sœur en Allemagne. L’association avait été fondée un an plus tôt par des Yézidis vivant aux États-Unis pour porter assistance aux Yézidis de la région de Sinjar.

Elle sut mettre à profit pour Nadia Murad et d’autres femmes dans la même situation une politique de quotas que le gouvernement du Baden-Württemberg venait d’adopter. Le sort de Nadia, parvenue en Allemagne, attira l’attention de l’avocate Amal Clooney, spécialiste du droit international. Par son entremise, Nadia Murad est amenée à témoigner devant le Conseil de sécurité des Nations unies. À la suite de cette intervention, le Conseil s’engage à aider l’Irak à réunir les preuves des crimes commis contre les Yézidis. La jeune femme est nommée en 2016 « Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU pour la dignité des survivants de la traite des êtres humains ».

Alexandria Bombach,On her shoulders, Los Angeles, RYOT Films, 95 min, 2018.

 

La même année, elle reçoit le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit avec Lamia Haji Bachar, autre rescapée de l’EI, et le prix des droits de l’homme Václav-Havel. En 2018, elle reçoit le prix Nobel de la paix, partagé avec Denis Mukwege. Nadia Murad est l’auteur d’un récit sur son calvaire paru en 2018. Un film documentaire lui a également été consacré, ainsi que de nombreux articles de journaux dans la presse internationale.

Des victimes exemplaires

Depuis 2014, les médias occidentaux ont porté à maintes reprises leur attention sur le sort des Yézidis, et en particulier sur celui des esclaves sexuelles. Les femmes interviewées sont questionnées sur les violences personnelles qu’elles ont subies. Le portrait de ces femmes est celui de victimes exemplaires ayant enduré les pires supplices tout en conservant leur foi. Dans une époque que Didier Fassin et Richard Rechtman décrivent comme un « empire du traumatisme », les esclaves sexuelles ont ému l’Occident et semblent avoir gagné, par leur histoire personnelle traumatique, le statut de « victimes légitimes ».

Leur trauma n’est plus considéré comme une simple condition psychique qui les affecte et leur confère une communauté de destins. Il acquiert, continuent les auteurs, une « légitimité » morale en vertu de laquelle est établie la justesse de leurs plaintes.

Nadia Murad est ainsi devenue, contre toute attente, la porte-parole principale des Yézidis, rompant avec les règles strictes qui dominent la communauté yézidie, régie par un système de groupes endogames, héréditaires et strictement hiérarchisés.

Un court-circuit des autorités traditionnelles

Traditionnellement, les porte-paroles des Yézidis sont le mîr, chef spirituel des Yézidis (dont le statut est héréditaire), et le conseil spirituel dirigé par le baba cheikh et constitué d’hommes issus de lignages religieux.

Nadia Murad est une femme, jeune, d’un lignage de disciples (mirîd). Rien ne la prédestinait à devenir ambassadrice de son groupe. Au regard des règles en vigueur dans la communauté, Nadia Murad aurait même dû être excommuniée pour avoir eu des relations sexuelles avec des non-Yézidis.

 

Deux chefs religieux yezidis
Mîr Tahsin Saied Beg (à gauche) avec le baba cheikh Khurto Hajji Ismail, chefs religieux des Yezidis d’Iraq. Shalwol/Wikimedia, CC BY

Cette règle était appliquée jusqu’en 2014 de manière stricte. Cependant, au vu du nombre des viols – des femmes ont été kidnappées dans la quasi-totalité des familles de la région de Sinjar –, le mîr a déclaré que les femmes réduites en esclavage par l’EI pourraient effectuer un « baptême de réintégration » au temple de Lalesh.

« Redevenir » yézidies

Situé dans les montagnes du Kurdistan irakien, ce temple constitue le lieu de pèlerinage principal des Yézidis. Le rituel, qui inclut des ablutions avec l’eau de la source sacrée (kaniya spî), fut inventé pour ce cas spécifique et a permis aux anciennes captives de « redevenir » yézidies.

Temple yezidi de Lalish
Temple de Lalish ou Lalesh, dans les montagnes du Kurdistan irakien. Wikimedia, CC BY

Les dispositifs médico-sociaux mis en place en Occident à leur égard et l’attention médiatique qu’elles ont reçue ont certainement également contribué à leur préserver une place au sein de la communauté.

Mes interlocuteurs yézidis apprécient Nadia Murad. Ils la suivent sur Facebook et postent des commentaires en pluies de cœurs à chacune de ses actions. Ils admirent son courage pour parler de choses si intimes en public et son combat pour la cause de leur communauté. C’est surtout le cas des plus jeunes d’entre eux : les personnes âgées sont parfois plus réservées. D’après Rehan, une Yézidie de 18 ans originaire de Sinjar, réfugiée dans la Drôme :

« les vieux pensent à l’honneur (namûs) et à la honte (șerm) et ils n’aiment pas qu’on parle trop de Nadia ».

La publicité internationale autour de l’esclavagisme sexuel pratiqué par l’EI a souligné l’incapacité des hommes yézidis à défendre l’honneur de leurs femmes.

Lors de la commémoration du génocide de Sinjar organisée le 3 août 2019 à Sarcelles par l’ONG Voice of Ezidis, Diler, 25 ans, originaire de Sinjar et réfugié à Soissons, confiait à une journaliste de RFI :

« Quand ta sœur est kidnappée et utilisée comme esclave sexuelle et que tu réalises que tu ne peux rien faire, alors tu perds ta dignité et ton respect. »

Ce genre de témoignage est en fait peu courant dans les médias, où les paroles d’hommes, d’enfants et de personnes âgées sont rares. Les voix qui s’éloignent du stéréotype narratif sur les Yézidis – les femmes captives et la narration victimaire qui y est associée – s’expriment surtout dans les discussions intracommunautaires, mais restent sous-représentées dans les médias.

« Le visage du génocide »

Aujourd’hui, Nadia Murad est peu ou prou la seule personne yézidie connue internationalement. Sa visibilité et sa légitimité sont le fruit d’un travail complexe mené largement en dehors de sa communauté d’origine.

L’Américaine Elizabeth Schaeffer-Brown fut l’une des personnes impliquées dans ce processus. En tant que cofondatrice d’une société de conseil et de relations publiques aux États-Unis, elle prit en charge la campagne de promotion de Nadia Murad :

« C’était mon travail de persuader l’élite sociale, économique et politique que soutenir Nadia et les Yézidis leur permettrait de se présenter au monde comme vertueux. Notre petite équipe avait travaillé à faire augmenter la valeur (value) de Nadia […] en faisant d’elle le visage du génocide. Quand Nadia a gagné le prix Nobel, elle est devenue une marque (a brand), une célébrité. Les pays, les millionnaires et les ONG ont payé cher la fondation Nadia’s Initiative pour que Nadia vienne leur parler. »

Ce travail parfaitement ciblé et informé permit à la narration victimaire de Nadia Murad de se transformer en un combat politique. Nadia Murad demande aujourd’hui une réparation collective : la reconnaissance du crime de génocide commis par l’EI à Sinjar et le jugement des coupables par une cour internationale.

Impact concret

En incarnant les victimes de l’EI et en leur donnant voix, Nadia Murad occupe une place stratégique au croisement des intérêts des Yézidis et de ceux de la communauté internationale. Érigée en victime exemplaire, elle a désormais accès aux plus hautes instances diplomatiques et politiques (ONU, gouvernements, G10, etc.).

Ceci lui permet de demander, voire de « proposer », d’égal à égal. À la suite, par exemple, de l’entretien qu’elle eut avec le président français Emmanuel Macron en 2018, un communiqué de l’Élysée annonçait :

« en réponse à la proposition de Nadia Murad, la France accueillerait 100 femmes yézidies victimes de l’EI, libérées mais actuellement bloquées et sans soins dans les camps de réfugiés du Kurdistan irakien ».

Une telle communication montre à la fois la force et les limites de l’action d’une victime diplomate. Sa « proposition », telle qu’elle est entendue et représentée par la diplomatie française, ne semble porter que sur les femmes.

Les limites de l’approche victimaire

Dans les faits, la France a également accueilli leurs enfants, et parfois leur mari lorsque celui-ci était encore en vie (près de 500 personnes en tout). Mais dans le contexte émotionnel induit par la figure de Nadia Murad, les victimes à secourir n’étaient pas ces familles yézidies vivant dans la détresse. L’aide mise en place ne devait concerner spécifiquement que les femmes qui ouvraient l’accès au droit d’asile pour les autres survivants, comme si la cause des Yézidis en tant que communauté était subordonnée à celle des femmes en tant que genre opprimé.

Le rôle politique d’une victime exemplaire est également limité par le principe même de sa légitimité : son statut lui permet de dénoncer et de demander réparation, mais pas de prendre part aux choix concrets qui affectent la politique régionale, ni même de promouvoir auprès de son auditoire international les particularités culturelles de sa communauté d’origine.

Ainsi, alors que différents groupes politiques pourraient soutenir un projet de reconstruction de la région de Sinjar (prokurde ou pro-Irak par exemple), Nadia Murad ne se prononce pour aucune d’entre elles. Elle ne parle jamais des spécificités de la communauté yézidie comme l’obligation d’endogamie ou l’organisation en castes hiérarchisées.

Un diplomatie par l’émotion

Nadia Murad incarne ainsi parfaitement la barbarie de l’État islamique et justifie le combat à l’encontre de cette idéologie. Mais elle ne porte, elle-même, aucune autre cause si ce n’est celle fort générale de la justice et des droits de l’Homme. Pour les Yézidis eux-mêmes, elle n’est qu’une des nombreuses victimes exemplaires dont ils gardent la mémoire.

Des bougies sont allumées sur la stèle en hommage aux victimes de Sinjar le 3 août 2020 à Sarcelles (commémoration organisée par les associations « Voice of Ezidis » et « Union des Yezidis de France »).  Estelle Amy de la Bretèque

Davantage que les méfaits d’un système de pensée totalitaire et extrémiste, ces figures incarnent l’un des rares points de consensus au sein de la communauté et dans ses relations avec les sociétés environnantes. Le massacre de Sinjar n’est en effet pas le premier dont les Yézidis furent victimes. Dans le calendrier Yézidi, Sinjar est le 74ème massacre (ferman). Pour ne citer que les deux précédents ferman, le 73ème, en 2007, est l’explosion de deux voitures piégées dans la région de Sinjar (à Qahtaniya et Siba Cheikh Khidir) qui a fait plus de 500 victimes. Le 72ème ferman était le génocide arménien de 1915-16 au cours duquel de nombreux Yézidis ont aussi été tués.

La mémoire des persécutions fait émerger une diplomatie par l’émotion qui constitue aujourd’hui le cadre dans lequel les Yézidis peuvent faire entendre leur voix et espérer agir en tant que minorité dans l’arène internationale.



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