17 octobre 61/17 octobre 2019, beaucoup d’eau a coulé depuis sous les ponts de Paris. Il y a quelques années, une plaque discrète a été posée ou plutôt collée contre le pont St Michel.
Le 17 octobre 2019, on apprend qu’une stèle plus visible viendrait enrichir l’Histoire d’un événement inouï, impensable qui s’est déroulé au cœur même de la capitale des Lumières, à quelques mètres du Palais de Justice de la République et de Notre Dame, cathédrale de la France, cette fille de l’Église. Il faut saluer ces rappels de l’Histoire à travers plaque et stèle accompagnés du traditionnel rassemblement annuel sur le pont St Michel chaque 17 Octobre.
Mais les militants Algériens et Français qui se retrouvent sur ce pont pour commémorer la tragédie de ce jour-là, demande plus. Il demande que le crime, commis par une police d’État qui obéissait à un préfet représentant du gouvernement de la France, soit qualifié de crime d’État. Une telle reconnaissance prouverait que la République ne fait pas la différence entre les crimes commis sous ses lois et faciliterait la seule politique qui vaille pour rapprocher les deux peuples des deux côtés de la Méditerranée.
On le voit aujourd’hui, ce passif non soldé nourrit toutes les dérives. On voit et on entend la haine dégouliné de la bouche d’un croisé ‘’laïc’’, vociférant en direct dans une télé, on voit un élu de la république humiliant lâchement une femme dans l’enceinte même d’un bâtiment public dont le fronton porte la belle formule de liberté égalité fraternité.
Pour avoir plongé dans les archives de cette journée du 17 octobre 61 pour les besoins d’un film sur ce crime insensé de cette journée, je ne peux m’empêcher de faire un lien entre la haine d’hier et d’aujourd’hui. La haine de l’autre, cet étrange étranger que l’on désigne être à la source des maux et du malaise d’une société qui perd la boule, une société qui veut que le monde évolue selon son bon plaisir.
Ces nostalgiques des temps bénis de la colonisation devraient savoir que leur sainte colère contre les émigrés ne peut vaincre la colère juste d’un peuple ou celle de citoyens qui ne veulent plus être l’ombre de leur ombre.
Ces nostalgiques, ces gens-gens comme dirait Jacques Brel devraient savoir que la nostalgie de leur errance coloniale est parsemée de leurres. Mais avec le temps tout s’évapore et ne demeurent que les canons de la raison. Il est temps pour eux de savoir que l’Histoire a déjà balayé leurs illusions. Encore une fois, le moment est venu pour qu’ils abandonnent leurs ‘’vérités’’ que vomit le règne de la confusion de leurs esprits.
Ainsi le 17 octobre 61, pour les Algériens qui ont lutté pour l’indépendance de leur pays, s’est soldé par la tragédie que l’on connait.
Un demi-siècle plus tard, les enfants de ces mêmes Algériens font face à des bouffons qui déversent leur bile sur eux. Et ces mêmes enfants, chaque 17 octobre continueront à réclamer que la France reconnaisse la tragédie de cette date comme crime d’État. Et ce n’est pas les histrions qui sévissent dans les médias et les réseaux sociaux qui vont les dissuader de renoncer à ce que justice soit faite à leurs parents jetés dans les eaux glacées de la Seine.
Auteur : Ali Akika. cinéaste
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>> Le trauma colonial : Une enquête sur les effets psychiques et
politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie
Au cours d’une dizaine de chapitres, Karima Lazali, animée par un souffle d’urgence, d’une plume haletante, nous livre son étude sur les effets du trauma colonial en Algérie.
Elle reprend l’histoire de la colonisation française de ce pays, pointe la place de la psychanalyse dans les paradoxes algériens, et examine les divers aspects des conséquences des traumatismes coloniaux pour les luttes de résistance, puis révolutionnaires, elles-mêmes se poursuivant au-delà, lorsque les combattants prennent le pouvoir.
Elle termine son livre en posant les conditions d’une sortie du pacte colonial et en appelant à la fin de «la damnation coloniale» à travers le souvenir des leçons de Frantz Fanon, qui éclairent ce livre, y compris de son style et son maniement du français.
«Mon implication personnelle»
Dernièrement, à deux reprises, j’ai été sollicitée au sujet de la prise du pouvoir par des fascistes coloniaux au Brésil. Je n’aurais pas été en mesure d’y répondre sans les inspirations multiples que je puisais dans cet important livre.
Parmi les excellentes idées que j’y ai glanées, j’en mentionne particulièrement trois : la considération du colonialisme comme un traumatisme, l’indication de la poursuite du colonialisme au-delà de la fin de la présence physique du colonisateur en tant que tel et, enfin, ses indications cliniques sur la terreur, qui elle aussi se poursuit au-delà même de ses effets post-traumatiques.
Je venais de faire une recherche extensive sur la terreur dans la littérature psychanalytique, qui s’y intéresse très tôt(1), et je peux affirmer sans hésitation que les avancées à ce sujet, présentes dans ce livre sur Le trauma colonial, dans ses lignes sur «une clinique de la terreur», sur «l’auto-élimination du sujet terrifié» ou sur «la terreur psychique d’emblée politique» sont souvent pionnières. «La terreur est en lien avec la peur, mais elle ne relève pas de ce registre.
Elle est au-delà ou en deçà de la peur, de l’angoisse et peut-être même de l’effroi, tout en étant reliée à ces trois affects. […] La terreur ne se parle ni ne se reconnaît. Elle vit dans le corps et au corps défendant des sujets. Elle prend sans crier gare le corps du sujet et du social, dans une même lancée, de manière indistincte.» (p. 193)
Souvenirs d’enfance : Alger la blanche
Une autre raison, pourtant plus ancienne, insufflait mon intérêt et ma passion envers ce livre. Entre 1972 et 1973, j’ai fait plusieurs séjours à Alger, où des réfugiés politiques brésiliens avaient été accueillis peu avant. Finalement, je m’y suis installé pour six mois avec une mission spécifique de procurer le nécessaire à mes collègues et, à cette fin, d’établir également un contact avec des organisations politiques algériennes de gauche.
Alger, à l’époque, sentait encore la guerre d’indépendance et la Révolution, malgré le coup d’Etat de 1965 et les constantes disputes de pouvoir. Après La Havane, Alger était encore la capitale de toutes les révolutions. Les Black Panthers côtoyaient d’autres militants en provenance du monde entier.
Des cadres vietnamiens apprenaient la théorie de la guerre populaire à des guerriers guévaristes en herbe ou aguerris venus se recycler. La Cinémathèque d’Alger était un haut lieu d’échanges internationaux, où l’on discutait à perte de nuit dans un français approximatif.
Cependant, les échos de la Révolution et de la guerre anti-coloniale se confondaient avec ceux du coup d’Etat. Leur convergence provoquait ce climat de suspicion mutuelle que le trauma colonial décrit si souvent et si bien. Les regards n’étaient pas entièrement francs ni les paroles totalement fiables. Chacun évaluait l’autre.
Un livre, deux pays
Ainsi, il n’est pas étonnant de lire avec un Marc Ferro : «Entre le mouvement des colons en Amérique du Sud, au début du XIXe siècle, et celui des colons au Maghreb et particulièrement en Algérie, au milieu du XXe, il existe des similitudes. Elles sont évidemment structurales.»(2) (M. Ferro, Histoire des colonisations.
Des conquêtes aux indépendances, XIIIe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1994, p. 334) Comme furent structurales les similitudes existantes entre les répressions déchaînés par les descendants de ces colons quand ils crurent à son besoin. Et structurale aussi la torture : au Brésil, elle a été la même que celle pratiquée en Algérie par les militaires français, leurs homonymes brésiliens étant connus comme «La Sorbonne»(3) (mon article «De la torture, de l’exil, du génocide», Dialogue, n°117, 1992, pp. 88-102).
Et encore : structurale la similitude entre les réactions des opprimés des deux pays, y compris dans leurs aspects fratricides. Il est saisissant de lire des descriptions faites par Karima Lazali ou des citations qu’elle évoque, qui peuvent s’appliquer à perfection au Brésil : «Les liens d’intérêt personnel prennent la place d’affinités politiques. Personne n’a de stratégie cohérente pour le présent ou pour l’avenir.» (pp. 145-146).
Ou la description du «sentiment d’être exceptionnel» de ceux qui résistent. Pourtant, le trauma colonial est traversé par une douleur, peut-être celle-là même qui déchire sa langue, douleur de l’écartèlement entre deux pays, entre trois langues, le français, l’arabe et le parler psychanalytique.
Ce n’est pas un livre agréable à lire, ni facile. La rudesse de ses phrases est parfois pénible à suivre. Eclairées de temps en temps d’une surprenante poésie, elles peuvent aussi s’allonger ou paraître saccadées, torturées, sans qu’on puisse déceler où elles nous mènent ni à quoi elles riment. «L’histoire continue à être frappée de non-lieu. Les mémoires sont piégées dans un blanc dont le texte effacé se réitère en acte», me semble une affirmation déchirée entre plusieurs langues, que je devine plus que je ne peux suivre, où je perçois un certain maniérisme.
Et elle n’est pas rare. Un excellent exemple de cette fermeture où il arrive au livre de tomber qui est son analyse de Jugurtha, l’héros fratricide. Que de sinuosités à perdre haleine, que d’évocations de filiations, avant que nous n’arrivions aux noms de ces deux frères que Jugurtha va tuer, Hiempsal et Adherbal.
Mais ce ne sont que des frères seulement adoptifs, dont l’évocation se poursuit longuement et s’étire jusqu’à Rome, alors que l’auteure, tout entière prise dans son histoire d’Algérie, oublie que l’empire dont le Sénat entend ces frères, sont tous deux issus du crime fratricide de Romulus contre Remus. Et, après tout, notre civilisation n’est-elle pas basée sur le meurtre d’Abel par Caïn ? Jugurtha a des dignes ancêtres, tout comme les généraux et militants complotistes, compulsifs d’Algérie, du Brésil et d’ailleurs.
Enfin, il manque à ce livre un index qui vienne permettre de le suivre de plus près, ne serait-ce qu’une liste des œuvres littéraires qui l’inspirent, un tableau chronologique qui le rende moins aride, plusieurs relectures qui auraient travaillé un tant soit peu sa poésie brute, cette crainte parfois qu’il ne se situe à la limite de l’art, plutôt que de la recherche et de l’analyse des faits dans leur histoire, que pourtant l’auteur ne cesse de revendiquer.
Un livre en somme d’une grande importance, trop hâtivement écrit. Un livre qui me marque, mais que je n’offrirais pas à des lecteurs ou des lectrices ingénus ou inavertis. Sa lecture, à coup sûr, enrichissante, d’une poésie sauvage, d’un rappel harassant des faits et d’une application psychanalytique complexe, exige aussi du souffle et qu’on s’y accroche.
LUIZ EDUARDO PRADO DE OLIVEIRA