Par Dalila Morsly, sociolinguiste.
Analphabètes bilingues ! Cette expression voudrait caractériser, sur le mode de la stigmatisation tranchante, les compétences linguistiques — orales et écrites — des jeunes générations.
Stéréotype apparaissant régulièrement dans les conversations courantes, elle traduit, en même temps, sur le mode de l’assertion évidente teintée d’humour ou d’amertume, une condamnation de l’ensemble du système d’enseignement et de l’état culturel de la société.
Le procès ainsi instruit permet d’éviter de penser un certain nombre de questions — pourtant étudiées dans les travaux consacrés au plurilinguisme en contexte algérien par les jeunes et moins jeunes sociolinguistes, en poste dans les universités. Par exemple, cette formule péremptoire ne trahit-elle pas, plutôt, une représentation négative du bilinguisme ? Une conception normative des langues écrites et parlées en Algérie ? Une difficulté à admettre que l’évolution des pratiques linguistiques est un phénomène inéluctable et inévitable ?
La révolution — le hirak — qui, depuis un mois maintenant, transfigure nos représentations, répond à toutes ces questions, révèle avec une énergie stimulante ce que les citoyens veulent dire et écrire aujourd’hui, comment ils veulent le dire et l’écrire, c’est-à-dire avec quelles langues et variétés.
Les manifestants qui marchent avec leurs pancartes et leurs banderolles, qui déclament chansons et slogans, redécouvrent et nous communiquent le plaisir de dire, de proclamer, de jouer avec les mots et les langues, avec nos langues. Ils révèlent ainsi la dynamique des réalités langagières en cours.
– Lan-yataharar-al-watan-lam-tataharar-al-mar’a- Yasqut-al-nida:m-wa-tahya-mada :m.
– Algerpleure ; Algercrie ; Algermeurt ; Algervie ; Algerie.
– Yes we can. Ih-nezmer.
– Let us build our Algeria–klitu-ha-ya-lsara :qi :n.
– Système t’es foutu, le peuple est dans la rue.
– la-la-la-nukni-d-imazighen-la-la-la-ulach-widagh-izemren.
– klitu-al-blad-ya-saraqi :n.
– gulna :-ga 3-si-ga3.
Les productions orales ou écrites retenues ici montrent bien la variété des procédés mis en œuvre pour composer des messages percutants :
– utilisation de l’une ou l’autre des langues constitutive de la réalité linguistique algérienne ou acquise en contexte scolaire, professionnel…
– mélange (alternance disent les linguistes) de deux, trois ou quatre langues.
Ainsi, dans les exemples présentés ci-dessus, fusha, tamazight, derdja, français ou anglais apparaissent tantôt seuls, tantôt en combinaison.
Choix de langues, choix de mots, rimes, détournements, rythmes produisent effets stylistiques, humoristiques ou poétiques et témoignent d’une compétence créative qui s’actualise sur le mode jubilatoire, façonnent un dialogue entre les langues et relient au monde.
Il s’agit, bien sûr, d’une compétence langagière collective qui ne dit apparemment rien des compétences individuelles.
On peut parier, cependant, que les locuteurs-scripteurs individuels qui s’expriment dans ces contextes révolutionnaires se fixent des challenges, contribuent à façonner et à développer, en langues, une intelligence collective créative. Sur une pancarte on a pu lire : «Laissez-nous aimer notre pays.» On pourrait ajouter : «Et… nos langues.»
Nous sommes loin des analphabètes bilingues ! Il y a urgence à revoir les méthodes d’enseignement des langues, les discours sur les langues…
D. M.