Par Mesloub Khider – Dans le sillage des «printemps arabes» – où, en vrai, l’hirondelle Révolution n’a jamais pointé son bec et encore moins déployé ses ailes – le peuple égyptien s’est révolté contre le régime de Hosni Moubarak. Après quelques semaines de contestation, les manifestants ont obtenu le départ de Moubarak. Sa chute a suscité d’immenses espoirs. Aujourd’hui, l’enchantement a cédé la place à la désillusion, la perspective d’une vie meilleure, à la misère, la liberté tant convoitée, à la dictature militaire.
Revenons brièvement sur cette page de l’histoire égyptienne, marquée en 2011 par le soulèvement populaire, appelé «Tahrir».
Début 2011, dans un sursaut de révolte spontanée et inorganisée, des millions d’Egyptiens prennent d’assaut la rue, convergent vers la place Tahrir, l’occupent durant deux mois, pour proclamer leur rejet du régime et surtout pour réclamer pain, justice sociale et dignité – revendications jamais satisfaites. En effet, sur la place Tahrir, l’épicentre de la révolte, des millions de citoyens égyptiens exigeaient la démission de Moubarak et la fin du «régime» ou «système». Aux cris de «Moubarak, dégage !», ou encore «‘aïch, horia, ‘adala edjtéma’ia !» – (pain, liberté, justice sociale), ils réclamaient le départ du régime despotique, expression de leur besoin de liberté, de meilleures conditions de vie, de travail.
Acculée par l’éruption dangereuse des travailleurs engagés dans de puissantes grèves illimitées (voilà où résidait le véritable danger pour le pouvoir), l’armée (considérée par les crédules manifestants comme unie au peuple) a poussé Moubarak vers la sortie, afin d’organiser, assurait-elle, des «élections libres». Le 11 février 2011, en dépit du bilan meurtrier de la répression policière, évalué à plus de 850 morts, le peuple égyptien, encore une fois floué, fête naïvement dans la liesse l’éviction de Hosni Moubarak.
La suite, tout le monde la connaît : les Frères musulmans, seule formation politique structurée mais manipulée par l’armée, a remporté, sans surprise, les élections. Aussitôt, les Frères musulmans ont remplacé l’élite dirigeante limogée. Cependant, l’Etat et la bourgeoisie affairiste ont conservé leurs positions sociales et leurs privilèges – on notera que la nouvelle élite islamisée servira ces mêmes classes dirigeantes sans scrupule. L’élite, généreusement rémunérée par les puissants, a de tout temps eu pour vocation de servir les classes dominantes qu’elles idéalisent et divinisent, quels que soient leurs systèmes politiques – féodal, monarchique, bourgeois, fasciste, nazi, stalinien, militaire –, mais jamais elle n’œuvre pour l’émancipation du peuple laborieux qu’elle méprise et redoute.
La propulsion inespérée des Frères musulmans au pouvoir a prouvé cette évidence politique : changer de gouvernement par les élections ne modifie aucunement la situation économique, sociale et politique du peuple, sinon que les élections offrent aux masses dupes la possibilité d’élire une nouvelle bande de malfrats et de saltimbanques. En effet, le gouvernement islamiste dirigé par Morsi, allié aux Frères musulmans, ces adeptes de la religion qui prêchent la soumission à l’ordre dominant, a dévoilé son incurie notoire, son incapacité à gérer l’Etat. Mais, surtout, il s’est évidemment révélé tout autant corrompu que l’ancien régime. En outre, sa politique réactionnaire islamiste, illustrée par son entreprise dictatoriale d’imposer ses anachroniques «mœurs» islamistes moyenâgeuses pour exercer une funeste influence morale et culturelle sur l’ensemble de la société, a suscité beaucoup d’hostilité parmi la nouvelle génération moderne amplement éduquée et urbanisée, même au sein de la classe dirigeante.
De là s’explique, entre autres, l’urgente décision de l’armée moderne égyptienne de déloger les islamistes du pouvoir. Le mode de production féodal s’est désintégré en Egypte, comme il s’est désagrégé en Algérie. De ce fait, les islamistes, ces survivances anachroniques, appartiennent à un monde révolu et leur idéologie obscurantiste mortifère est incompatible avec le monde moderne, excepté pour servir parfois les intérêts des puissances impérialistes dans leurs enjeux géostratégiques, notamment par le maniement de l’islamisme comme épouvantail ou comme dérivatif terroriste.
Evidemment, au cours de la période de gouvernance islamiste, le véritable pouvoir est demeuré concentré entre les mains de l’armée, la seule force en mesure d’assurer l’ordre capitaliste au niveau national – au profit, bien sûr, des puissances impérialistes et financières internationales qui veillent toujours à la stabilité et à la pérennité de leurs intérêts. Cependant, en 2013, des mouvements de contestation renouent avec l’esprit de révolte de 2011. Des grèves sont déclenchées, car aucune des revendications fondamentales des travailleurs n’a été satisfaite (pain, travail, salaire, logement). Au plus fort de la nouvelle vague de contestation, on dénombrait plus de 14 millions de manifestants. Lors de ces grèves, certains manifestants brandissaient des pancartes sur lesquelles était proclamé, entre autres, le mot d’ordre suivant : «Ni Morsi ni les militaires !». Conscient du danger révolutionnaire proclamé par ce mot d’ordre, l’armée décide d’intervenir.
En fin stratège, le maréchal Al-Sissi entre en scène pour assurer la population laborieuse révoltée de sa «protection». Il déclare que l’armée protège les manifestants, qu’elle est l’alliée du peuple. Le maréchal Al-Sissi garantit une transition «démocratique» du pouvoir. Assurément, le maréchalissime Al-Sissi a soutenu le peuple égyptien, comme la corde soutient le pendu !
Ainsi, en juin 2013, sous l’effet conjugué de l’aggravation de la crise économique et de l’exacerbation de la colère des masses paupérisées, Morsi (le féodal) est préventivement «détrôné» par l’armée afin d’éviter la transformation de la révolte du peuple en insurrection contre l’Etat. Ce coup d’Etat suscitera une opposition radicale de la composante islamiste (populiste et féodale) contre le nouveau régime militaire. La réaction du pouvoir ne se fait pas attendre ; elle est sanglante : un massacre impitoyable est perpétré contre les opposants.
Au final, le maréchal Al-Sissi récupère la révolte – qui ne fut jamais une Révolution. Un nouveau «gouvernement civil-bourgeois» affidé est installé aux règnes du pouvoir, placé sous tutelle de l’armée. Dans le même temps, les mouvements sociaux sont réprimés. Les manifestants emprisonnés ou massacrés. La terreur étatique renoue avec les vieux démons répressifs de l’ancien régime de Moubarak. La résistance féodale pro-Morsi tente de s’organiser, mais sans succès. Elle est réprimée dans un bain de sang : un millier de personnes sont tuées le 14 août 2013 sur la place Rabia, au Caire.
Un an plus tard, en mai 2014, le maréchal Al- Sissi, adoubé par les Etats-Unis, est plébiscité à la présidence de la République avec 97% des suffrages exprimés. Une fois intronisé à la Présidence, le nouveau pharaon botté Al-Sissi accentue la répression et adopte une politique économique foncièrement libérale.
De fait, depuis l’élection du maréchal Al-Sissi, l’armée a fait main basse sur toute l’économie de l’Egypte dont elle détient une part importante. Ses intérêts s’étendent à tous les secteurs lucratifs et stratégiques : autoroutes, stations-service, supermarchés, immobilier, etc. Pour se protéger, l’Etat militaire égyptien réprime dans le sang toute protestation menaçant ses intérêts économiques et politiques. Au reste, depuis le pronunciamiento du maréchal Al-Sissi, plus de 15 000 Frères musulmans et sympathisants ont été emprisonnés, des centaines ont été condamnés à mort dans des procès de masse expéditifs. Les partis d’opposition (laïque, de gauche), à la pointe de la révolte de 2011, sont interdits. Leurs dirigeants écroués.
Pour couronner le tout, dernière lubie autocratique du maréchal Al-Sissi, mise en œuvre au mois d’avril 2019 : amender la Constitution par les députés stipendiés, afin de permettre au nouveau pharaon casqué de trôner à la tête de l’Etat galonné jusqu’en 2034 et de conférer à l’armée tous les pouvoirs lui permettant d’être l’unique «garante des institutions». Au demeurant, la monarchisation soldatesque de son pouvoir a déjà été amplement amorcée avec l’intronisation officielle de ses deux héritiers aux postes-clés de l’Etat militarisé. Ainsi, pour protéger sa militarocratie, le maréchal-président perpétuel a nommé ses deux fils à des fonctions hautement sensibles. Le premier, Hassan, a été propulsé à la direction de la communication de la Direction générale du renseignement, le second, Mahmoud, a été hissé à la Direction du renseignement, chargé de la sécurité intérieure.
Depuis le putsch du maréchal Al-Sissi, les espoirs nés du soulèvement de 2011 se sont évaporés. Depuis lors, le peuple égyptien est confronté à une dégradation dramatique de sa condition sociale et à la main de fer du pouvoir dictatorial militaire.
Indubitablement, les «Printemps arabes» se sont mués en hiver glacial. En effet, de la Tunisie à la Syrie, en passant par l’Egypte, les fameuses révoltes, assimilées mensongèrement à des révolutions, ont connu des issues dramatiques. Ces soulèvements populaires ont débouché soit vers la guerre civile – conduite par des mercenaires djihadistes stipendiés par les puissances impérialistes –, soit vers la récupération islamiste – pilotée par les classes possédantes parasitaires féodales des pays du Golfe persique –, soit vers la dictature militaire quand les mascarades électorales n’aboutissaient pas au résultat escompté.
Ces révoltes ont échoué dans leur entreprise de transformation «démocratique-bourgeoise» et sociale de leur société. Et cet échec s’explique par la nature de la lutte des classes dans ces Etats néo-colonisés. Dans ces pays, comme dans de nombreux pays compradores, dominent des familles et des clans, héritages de leur passé féodal récent, gouvernant leur Etat comme une entreprise familiale privée, reliquat de l’époque archaïque. En effet, ces familles et ces clans néo-féodaux concentrent les richesses et le pouvoir dans des Etats patrimoniaux. De là s’explique leur détermination à se battre jusqu’à l’extermination totale de «l’adversaire» – évidemment, toujours «leur» peuple mais jamais l’ennemi extérieur ; en cas de guerre, c’est toujours le peuple qu’ils envoient sur les fronts afin de se sacrifier pour la «patrie» – dans le but de conserver leur pouvoir. Au reste, les instances politiques, la classe bourgeoise et l’appareil militaire sont confondues dans une même oligarchie corrompue. Cette aristocratie, la bourgeoisie affairiste et d’Etat et l’armée règnent en maîtres absolus sur ces pays.
A l’évidence, les révoltes dans les pays arabes ont été dévoyées ou écrasées. A plus forte raison dans le cas de l’Egypte. Aussi est-il primordial de comprendre les carences politiques de ces soulèvements populaires pour éviter de réitérer les mêmes erreurs stratégiques. Ces échecs nous enseignent que tout soulèvement populaire mené dans les pays compradores doit impliquer prioritairement la rupture radicale avec toutes les forces politiques et les institutions étatiques congénitalement corrompues, du fait de leurs liens indéfectibles avec l’ancien monde sclérosé. Faute de quoi, tout mouvement de révolte populaire moderne est voué à l’échec, comme l’histoire récente des soulèvements sociaux en Tunisie et en Egypte le démontre.
De ce fait, pour éviter cet écueil, le peuple en révolte, aujourd’hui majoritairement éduqué et formé, doit d’emblée prendre en charge sa lutte par son auto-organisation à l’échelle locale et nationale, au moyen de l’institution d’une démocratie directe horizontale pilotée par ses intègres représentants élus et révocables, démocratie organisée dans chaque quartier, village, ville et lieu de travail, dans une perspective de rupture radicale avec le monde ancien et l’économie diffamante et affamante dominante.
M. K.