-Point de vue-
Par Kaddour Naïmi – La précédente contribution (1) a suscité d’intéressants commentaires. L’un d’eux pose une question très pertinente : « (…) Si le Hirak n’est ni une populace en mouvement ni pourvu de toutes les qualités qui auraient fait de lui une révolution, qu’est-ce que c’est ?».
«Populace»
Ce mot est d’une telle vulgarité qu’il ne peut être prononcé que par une personne vulgaire. Pourquoi ? Parce que cette personne manifeste un mépris caractéristique des ignorants de ce qu’est un peuple. Ce dernier, même tombé dans la pire régression, devrait encore mériter le respect des personnes si elles sont dotées d’intelligence (pour comprendre ce phénomène de régression sociale, et, d’abord, ceux qui en sont responsables, autrement dit une oligarchie exploiteuse dominante, qui, elle, est à mépriser) ; la générosité (de la part des personnes capables d’empathie pour ce peuple victime, réduit à être traité de «populace»).
En outre, il n’est pas surprenant que le peuple soit traité de «populace» par une personne appartenant à la classe des exploiteurs-dominateurs, par exemple De Gaulle ou Sarkozy parlant respectivement de «chienlit» ou de «racaille». Mais qu’une personne laisse croire qu’elle n’est pas de la classe des exploiteurs-dominateurs, tout en traitant le peuple de «populace», voici l’objection qui se présente : «Et toi, qui prétends être doté de conscience sociale adéquate, ignores-tu qui, comment et pourquoi nous a rendu «populace» ? Ignores-tu les immenses difficultés que nous avons à devenir peuple : salaires misérables, conditions de vie insupportables, tous les obstacles mis par nos dominateurs-exploiteurs afin que nous n’accédions à aucune culture, à aucune conscience de peuple ? Enfin, si nous sommes «populace», toi qui en est conscient, au lieu de te contenter de le constater, avec un mépris plus ou moins évident, qu’as-tu fait, que fais-tu pour que nous devenions un peuple ? N’as-tu donc aucune responsabilité dans notre situation de «populace» ? Crois-tu avoir dit tout ce que tu dois faire en nous traitant de «populace» ?
Révolution
Tout montre que le Mouvement populaire n’est pas une révolution, au sens strict du terme. Comme l’écrit le commentateur, celle-ci est «l’expression d’un changement qui se réalise». Encore que cette définition est trop vague. Il reste à préciser de quel «changement» il est question. Pour qu’il y ait révolution au sens strict, il faut que la ou les racines mêmes du système social soient abolies pour être remplacées par d’autres radicalement opposées. Par exemple, la Révolution française fut l’abolition du système féodal au bénéfice de celui capitaliste bourgeois. Dans ce sens strict, ce qu’on appelle la Révolution russe n’en fut pas une, car elle se limita à remplacer le système féodalo-capitaliste tsariste par un système de capitalisme étatique ; au-delà de la propagande intéressée, une oligarchie fut remplacée par une autre, laquelle était exploiteuse-dominatrice au détriment du peuple laborieux. En Algérie, peut-on parler de «révolution» au vu du remplacement de l’oligarchie coloniale étrangère par une oligarchie autochtone ?
Les mots tels «révolution» sont employés sans la précision qu’ils exigent. Toute caste dominatrice n’a pas intérêt à la précision des termes. Ce fait est connu depuis… le IVe siècle avant J.-C. (voir Confucius). Jusqu’à voir une banque italienne d’importance nationale ou une marque mondiale de parfum parler de «révolution» pour vanter une nouvelle réforme bancaire ou une nouvelle recette de parfum. Alors, il n’y a pas à s’étonner que n’importe qui s’autorise à parler de «révolution» chaque fois que le mot lui caresse les oreilles, sans qu’il se pose la question sur la pertinence de l’emploi de ce terme.
Considérons le soulèvement populaire algérien actuel. Evidemment, il ne s’agit pas de révolution dans le sens strict du terme. Non seulement ce mouvement n’a pas réussi à éliminer les racines du système social (2) qu’il rejette, mais il n’a pas réussi jusqu’à présent à se doter d’une organisation autonome, produisant des représentants authentiques, en mesure de faire contrepoids à l’antagoniste étatique.
Nature du mouvement populaire
Alors, quelle est la caractéristique fondamentale du soulèvement populaire algérien actuel ?
La phase actuelle du soulèvement populaire peut être définie comme une révolte, c’est-à-dire une action de protestation sociale contre l’oppression oligarchique, mais sans programme clairement élaboré ni organisation adéquate pour le réaliser.
Les aspects positifs sont clairement indéniables : affranchissement de la peur qui enchaînait le peuple, élimination des divisions qui le fragmentaient (religieuses, ethniques, territoriales), organisation parfaite des manifestations dans tout le pays, pratique réussie (jusqu’à présent) de la tactique de lutte pacifique, élévation de la conscience sociale citoyenne (des personnes qui étaient totalement indifférentes ou dégoûtées de la vie sociale politique se sont mises à s’intéresser à la gestion de la nation), une certaine fierté retrouvée à se considérer Algériens, autrement dit membres de la communauté de naissance ou de passeport. Tous ces aspects sont-ils dérisoires ? Autorisent-ils à parler de «populace» bien qu’ils ne permettent pas de parler de révolution ?
Une hypothèse et une question se présentent. Ce soulèvement populaire n’est-il pas une manière de mettre la charrue avant les bœufs ? Autrement dit, ne devait-il pas, au lieu d’exploser de manière surprenante et spontanée – ce qui semble jusqu’à présent, à moins de découvrir des aspects occultés (3) –, être le résultat d’un combat de longue durée ?
Certes, il le fut, en un sens. Ce soulèvement populaire est, du point de vue historico-social, l’aboutissement d’un long combat. Il a commencé avec l’élaboration de la Charte de la Soummam (1956) pour l’établissement d’un système algérien authentiquement au bénéfice du peuple ; mais ce projet fut, comme on le sait, rejeté par une caste qui parvint à s’emparer de la direction de la Guerre de libération nationale, puis de l’Etat algérien indépendant où cette caste devint oligarchie dictatoriale.
Le soulèvement populaire actuel est également le résultat des luttes citoyennes, politiques, syndicales et culturelles menées depuis l’Indépendance, et même avant, par exemple de ce qu’on appela la «crise berbériste» de 1949.
Cependant, comme le commentateur évoqué auparavant le note, il faut garder présent à l’esprit ceci : «les archaïsmes économiques et culturels sont de nature à reproduire la société et non à la révolutionner». A ce sujet, une observation. D’une part, depuis l’Indépendance, les détenteurs du pouvoir ont tout fait pour faire taire (par l’idéologie «populiste-cléricale») sinon faire disparaître (par la violence) toutes les possibilités de défense des intérêts légitimes du peuple. Les résultats sont constatables : partis politiques sans poids dans le rapport de force, syndicats autonomes faibles, «élites» au service des maîtres, sinon en exil (intérieur ou extérieur), jusqu’aux librairies dont le nombre est affreusement dérisoire.
D’autre part – n’est-ce pas là que réside le pire ? –, les partis politiques d’opposition, dits de «gauche», «progressistes», qu’ils soient d’inspiration «libérale» capitaliste ou marxiste, ont pratiqué et continuent à pratiquer la politique de l’«avant-garde» d’un parti composé d’une caste de «professionnels» de la pratique politique. Autrement dit, le peuple doit se soumettre à une «élite» censée détenir seule les recettes pour «sauver» le peuple de ses dominateurs. Donc, toute tentative de permettre au peuple de compter sur lui-même, sur ses propres forces, sur son intelligence créatrice pour créer ses propres organisations autonomes (libres, égalitaires et solidaires), ce projet était et demeure dénoncé comme «aventurisme», «anarchie», faisant le «jeu de la réaction interne et de l’impérialisme externe».
Dès lors, est-il surprenant de constater que le soulèvement populaire actuel ne dispose pas de sa propre organisation et de ses représentants légitimes ? Où est la culture, la philosophie, la conception qui l’auraient préparé à cette exigence stratégique ? Oui, il y eut l’autogestion ouvrière et paysanne juste après l’Indépendance, puis, à un moindre degré, le mouvement social de 2001, né en Kabylie et qui tenta de s’étendre au territoire national. Mais combien en ont a parlé et en parlent suffisamment ? Ces deux mouvements sociaux, pourtant d’importance historique fondamentale, sont quasi occultés. En Algérie, dès qu’on parle de manière sérieuse de conception sociale réellement «par et pour le peuple», les conservateurs comme les «progressistes», religieux ou laïcs, dénoncent l’«anarchie». Autrement dit, le «désordre», donc la «menace» sur l’«ordre social», par la suite sur l’«intégrité nationale». Dans ces conditions, comment le peuple pourrait-il se doter des institutions lui permettant d’appliquer le principe «par le peuple et pour le peuple» ? Et, vue cette impossibilité, quelle est la responsabilité des «élites» algériennes, notamment celles qui déclarent le bonheur du peuple ?
«Répétition générale» ?
En cas d’échec du soulèvement populaire pour la réalisation de son objectif fondamental, à savoir le changement radical du système social, il restera à considérer ce mouvement comme une sorte de «répétition générale», à la manière du soulèvement populaire russe de 1905. Cette «répétition» enseignerait au peuple, dans sa magnifique tentative d’affranchissement social, les leçons indispensables. L’une d’elles, sinon la principale, n’est-elle pas de prendre conscience et de se libérer de ses «archaïsmes» et de ses «tares» – comme les a nommés justement le lecteur commentateur –, et d’abord de ceux culturels ? Le principal de ces archaïsmes du peuple (et de ceux qui déclarent défendre ses intérêts) n’est-il pas de renoncer aux divers «sauveurs suprêmes», en instituant une organisation populaire libre, égalitaire et solidaire, caractéristiques de l’authentique démocratie dans son sens strict : pouvoir exercé par le peuple et pour le peuple ? Cette entreprise ne doit-elle pas commencer par la création de comités populaires, fonctionnant sur mandat impératif, sur l’ensemble du territoire national et, d’abord, dans les quartiers les plus nécessiteux ? A ce sujet, peut-on compter sur les personnes qui jugent le peuple comme «populace» ? Et peut-on compter sur les personnes qui se contentent de tisser les éloges les plus dithyrambiques au «peuple» parce qu’il continue à manifester hebdomadairement, mais sans se doter de l’organisation autonome qui doit concrétiser ses revendications légitimes ?
K. N.
(2) Vu la confusion régnante au sujet des racines, rappelons ce qu’elles sont : l’exploitation économique de la force de travail humain (physique et intellectuel), obtenue par un vol plus ou moins «légalisé», défendue par un système politique se maintenant par des institutions juridico-répressives et justifiée par une idéologie adéquate. Cette diabolique trinité est indissociable ; elle constitue une unité complémentaire au-delà des contradictions toutes relatives entre ses trois éléments.
(3) Certains le déclarent, pour le moment sans fournir de preuves irréfutables.
NDLR.- Les textes publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs; ils contribuent librement à la réflexion, sans représenter automatiquement l’orientation de La Tribune Diplomatique Internationale.
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