Par Ali Hachani, ancien Ambassadeur.
Le monde vit actuellement une situation d’ébullition qui remet en cause les équilibres précaires qui existaient jusqu’à un passé récent, équilibres qui, bien que présentant des aspects inquiétants aux yeux de certains, comme le rédacteur de ces lignes, offraient un semblant de lisibilité du paysage international. Ce minimum de lisibilité est aujourd’hui largement en voie de disparition et, encore une fois, ce sont les pays les plus fragiles politiquement et économiquement qui risquent d’en payer le prix ; ceux de la zone arabo-musulmane étant les premiers à pâtir de la situation.
Les principales manifestations de la nouvelle donne stratégique dans le monde semblent être les suivantes :
1 /Un retour sournois à la « militarisation » du pouvoir politique dans plusieurs pays du Sud, qui se fait manifestement avec la pleine connaissance et peut être même l’encouragement de certaines grandes puissances poussées par une envie débordante de préserver leur influence dans ces pays, voire l’élargir aux dépens d’autres puissances qui deviennent trop « accaparantes » à leur goût. Le « gentleman’s agreement » qui existait apparemment entre ces puissances depuis la fin de la « guerre froide » pour se partager pacifiquement les zones d’influence, a de toute évidence volé en éclats depuis qu’un certain chef d’Etat a épousé la théorie hautement nationaliste de « mon pays d’abord », et qu’un autre s’est donné pour rôle historique de redonner à son pays natal le rang mondial qu’elle a perdu récemment, approches qui ont trouvé des émules au-delà des frontières de ces deux pays au point que des zones entières risquent ou sont déjà tombées sous leur coupe. Hier l’Europe de l’Est, aujourd’hui l’Italie et une partie de l’Espagne, demain peut-être le reste de l’Europe….Pour les pays du « Nord »traditionnel, qui n’est plus aussi homogène qu’auparavant, la lutte contre le terrorisme et les groupements extrémistes les ayant unis n’apparait plus comme une priorité. Elle cède apparemment le pas à une course effrénée pour occuper des positions avancées dans la réalisation des projets de reconstruction de ce qui a été détruit par les guerres et dans la mise sous tutelle des richesses naturelles activement visées par une nouvelle puissance venue d’Orient en empruntant une« route de la soie », pleine de promesses pour les pays du « Sud » concernés mais qui donne des sueurs froides aux puissances traditionnelles.
La lutte d’influence engagée par ces puissances leur ont fait oublier, de toute évidence, les beaux principes « universels » de propagation de la « démocratie participative » et de défense des valeurs des droits de l’Homme. Et pour les aider à atteindre leurs objectifs, quoi de mieux que d’arranger un coup d’Etat militaire, même contre un autre régime militaire devenu peu docile, aider un gouvernement dominé par les hauts gradés pour qu’il accroisse et perpétue sa mainmise sur le pouvoir, mettre face à face une armée organisée, bien que contestée, et des milices à dominance religieuse dans une guerre civile qui risque de balayer des années d’efforts des Nations Unies pour trouver une solution politique négociée, ou enfin acclamer un soulèvement populaire aux allures légitimes pour tenter de le récupérer ensuite à des fins inavouées ?Peu importe si, ce faisant, les peuples des pays ainsi « ballottés »,qui vivaient certes un réel sentiment de « ras le bol » des régimes qui leur étaient imposés, se trouvent bernés(par des organisations suspectes de la société civile et à travers des réseaux sociaux à la solde)dans le sentiment qu’en descendant massivement dans les rues pour réclamer le changement ils obtiendraient gain de cause !
2/Cette reprise en main des pays se trouvant dans le collimateur des Etats impérialistes des temps modernes coïncide avec un surcroit d’arrogance acquis par le principal vestige vivant de l’impérialisme d’Antan, à savoir « l’Etat d’Israël ».En fait les impérialistes d’hier et d’aujourd’hui se rejoignent dans une politique systématique visant à saper la stabilité de la zone arabo-musulmane, les premiers pour annihiler toute velléité de reconquérir les droits historiques des palestiniens sur leurs terres, les seconds pour oblitérer toute possibilité pour la région toute entière et les autres régions du Sud de s’opposer à l’avancée des « nationalistes » du vingt-et-unième siècle. Pour convaincre les premiers de l’inutilité de toute résistance, on s’affaire à préparer un simulacre d’accord de paix, placé sous le titre fallacieux « d’arrangement du siècle », alors que pour les seconds on offre l’instabilité chronique maquillée d’un semblant de démocratie avec ou sans habillage « kaki ».
3/Comme ce fut le cas dans les siècles passés, ceux qui se veulent aujourd’hui maitres du monde, trouvent parmi les zones du « Sud » des « instruments », pour les aider à appliquer leurs politiques et qui, par conviction ou par ignorance, contribuent à affaiblir davantage ceux qui auraient dû être leurs alliés naturels ,tout en s’affaiblissant eux-mêmes. Le Moyen Orient offre des exemples édifiants à cet égard de pays qui entrent dans un alignement stratégique pour renverser le régime d’un autre pays de la même région au nom d’une certaine interprétation de l’Islam et qui iront à cette fin jusqu’à s’allier avec les pires ennemis des causes les plus sacrées des fidèles de cette religion.
4 /D’autres régions n’échappent pas à ce déferlement de nationalisme « dominateur » : Les Amériques Centrale et du Sud qui vivent un retour en force de la « doctrine de Monroe »au Venezuela, avec une lutte ouverte pour dominer le pouvoir en place par « valets »interposés, outre le rejet systématique des immigrants du Mexique et d’ailleurs dans une poussée de xénophobie jamais vue jusqu’ici . L’Asie redevenue le champ de prédilection d’une bataille sans merci de positionnement avec une péninsule coréenne toujours aussi instable et nucléarisée, sans oublier certaines zones de l’ensemble eurasien, aujourd’hui terrain de tiraillements internes et qui sont de plus en plus objet de convoitise militaire avec des installations concurrentes d’armes sophistiquées et de missiles destructeurs. L’Afrique, après avoir donné l’impression d’avoir entamé son décollage économique à la faveur d’un retour de la stabilité politique, se trouve de nouveau soumise à des pression à la fois à cause du ralentissement de la croissance dans plusieurs de ses pays, de l’effet déstabilisateur du déversement sur son territoire(par décision de certaines puissances extérieure ?) du surplus de terroristes que la défaite de Daesh en Irak et en Syrie a libérés et enfin à cause de l’accélération de la lutte d’influence entre grandes puissances extra-africaines de nouveau attirées par les richesses souterraines du Continent. Cela ressemble à s’y tromper à l’atmosphère de la période de la guerre froide et des visées éhontées des superpuissances du moment sur les territoires d’autrui !
5/Entre-temps, le système de relations régionales, sous-régionales et multilatérales se trouve comme submergé. Né à la suite de la deuxième guerre mondiale pour amortir les conséquences de toute tendance unilatérale agressive et développer la coopération entre nations jouissant de « l’égalité souveraine », ce système s’est souvent trouvé enrayé depuis sa création mais jamais il n’a donné autant de signes de paralysie qu’au cours des dernières années. Il ne joue plus le rôle de contrepoids aux excès des plus puissants et ne protège plus les plus faibles alors que ses principaux responsables administratifs semblent plus intéressés par leur maintien ou leur réélection dans leurs positions qu’à défendre les acquis du multilatéralisme.
Sous les coups des nationalistes des temps modernes et de leurs « instruments » régionaux, la plupart des organisations régionales ont vu leur crédibilité largement entamée : de la Ligue des Etats Arabes confinée dans de vagues déclarations sans effet réel sur les problèmes que connait cet ensemble, à l’UMA et son équivalent du Golfe réduits à leur plus simple expression du fait de divergences politiques entre leurs membres. De l’Organisation des Etats Américains, simple boite d’enregistrement de décisions prises ailleurs, à l’Union Africaine jouissant d’un certain respect mais largement dépourvue des moyens de la politique qu’elle veut mener, en passant par l’Union Européenne, imposante dans sa structure mais de plus en plus contestée dans son action et confrontée aux effets du BREXIT et à de prochaines élections qui risquent fort de modifier son caractère et sa nature. De l’OTAN, qui vit au rythme des sautes d’humeur de son principal contributeur d’outre-Atlantique, aux organismes créés suite à la dissolution du Pacte de Varsovie et qui peinent à sortir du cadre défini par leur principale composante…
La famille des Nations Unies semble, quant à elle, avoir perdu sa boussole contestée qu’elle est jusque dans les décisions de son principal organe de maintien de la paix : A-t-on jamais vu auparavant un membre permanent du Conseil de Sécurité contredire ouvertement des résolutions de cet Organe en faveur desquelles il avait pourtant voté, par exemple au sujet de la question palestinienne et du plateau syrien du Golan ? A-t-on jamais observé une remise en cause aussi flagrante d’un processus onusien pour amener la paix en Libye par des pays censés en être les principaux garants et qui semblent avoir décidé récemment de donner la priorité à leurs diverses alliances locales ?Enfin, a-t-on jamais vécu un tel acharnement à dénoncer unilatéralement des accords multilatéraux dans les domaines commercial, du désarmement, du climat…parce que l’on a découvert soudainement qu’ils ne servaient pas les intérêts d’une certaine puissance qui en avait pourtant longtemps profité ?
La nouvelle donne stratégique dans le monde telle que décrite plus haut devrait imposer une réflexion intense aux pays, comme le nôtre, qui se trouvent au cœur d’une région exposée comme nulle autre à ses effets pervers. Pour la Tunisie, une telle réflexion doit se dérouler alors qu’elle vit une transition politique, économique et sociale difficile tout en assumant des responsabilités régionales particulières avec, notamment, la présidence pour une année du Conseil de la Ligue des Etats Arabes et la prochaine accession, pour deux ans, à un siège non permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Cette réflexion ne doit pas attendre la fin du prochain rendez-vous électoral national car les évènements dans notre environnement régional et dans le monde risquent de s’accélérer et demanderont des réponses rapides et innovantes, tout en respectant les fondements de notre politique étrangère et nos intérêts bien compris. La recherche des réponses idoines doit impliquer décideurs, compétences nationales et société civile active dans les domaines diplomatique, sécuritaire et économique, qui doivent être mus par des considérations dépassant les calculs politiciens et les alignements idéologiques.