La difficulté de répondre à une telle question est illustrée par les réponses d’un grand philosophe, M. Edgard Morin, au sujet de la révolte en Tunisie.
En 2011, il déclarait avec enthousiasme : «Ce fut la force d’une spontanéité auto-organisatrice, désordonnant, en un premier temps, par son caractère pacifique, les pouvoirs répressifs, inventant, à partir de la téléphonie mobile et d’internet, ses communications immédiates et permanentes et, par-là, une organisation en réseau, sans tête, donc non décapitable, mais avec d’innombrables têtes.»
En décembre 2019, il écrivait dans la même presse «Alors voici ma crainte fondée sur la conscience qu’une action n’obéit pas nécessairement à son intention, mais subit les détournements, et parfois pire, son propre retournement contraire à l’intention. Ainsi, les printemps libérateurs ont aussi libéré des forces réactionnaires qui les ont abolis et institué souvent un regel pire que celui qui précédait.
Il en fut ainsi du printemps arabe de 2010-2011, du printemps européen de 1848, de la révolution russe émancipatrice de 1917 devenue asservissante. Les forces les plus progressistes déclenchent les pires forces réactionnaires qui peuvent être écrasées, mais risquent d’être écrasantes».
Cette inversion du jugement d’un grand observateur politique comme Edgard Morin montre bien combien il est difficile, voire impossible d’effectuer des analyses pertinentes sur un événement politique «à chaud», car l’émotion prend le pas sur la logique de la raison, et parce que trop souvent aussi l’information sur l’événement est l’objet de toutes les manipulations partisanes.
Ceci est dit pour bien souligner que toute analyse sur le hirak, surtout lorsqu’on a la prétention d’évoquer son avenir, est sujette à caution et doit être prise avec prudence.
«Comparaison n’est pas raison», dit-on, mais où est la raison froide et logique lorsqu’il s’agit d’aborder un événement aussi considérable qu’une révolution populaire ? L’exercice est périlleux certes, mais il mérite d’être effectué, car comparer, c’est aussi une façon de comprendre.
1- les leçons de l’Histoire
1-1 La révolte de la jeunesse américaine
«Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le Complexe militaro-industriel. Le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble.»
Cette allocution prémonitoire, prononcée par le président des Etats-Unis Dwight D. Eisenhower le 17 janvier 1961, quelques jours avant le terme de son dernier mandat, n’aura pas été entendue par l’élite intellectuelle et politique américaine. Elle se rappellera à son souvenir six années plus tard.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique, victorieuse est plus puissante et plus prospère que jamais. Sa classe moyenne se développe, bercée par le chant des sirènes de «l’American way of life» et ses enfants peuplent les nombreux campus où se forment les citoyens de demain.
Mais l’Amérique est aussi habitée par ses vieux démons qui troublent sa fausse assurance de ces années prospères 1950. Le maccarthysme et ses chasses aux sorcières, la ségrégation raciale avec l’assassinat en 1968 du chantre du combat non violent pour l’égalité des droits civiques, Martin Luther King, mais aussi le creusement des inégalités sociales qui produit exclusion sociale et violence urbaine, agitent en profondeur la société et finiront par troubler la conscience de sa jeunesse.
Ce sera la guerre du Vietnam au final qui allumera la mèche de cette bombe à retardement sociale. L’agitation commence à gagner les campus américains dès le début des années 1960 et connaîtra son apogée dans les années 1968 à 1970.
Les étudiants prennent d’abord conscience des contradictions profondes de «l’Américan way of life» et découvrent que leurs universités sont totalement sous le contrôle des grands lobbies financiers et militaires qui, en définitive, fixent leur avenir. Ils commencent dès lors à s’organiser pour comprendre et se défendre contre un système jugé oppressif et raciste.
C’est essentiellement au sein d’un syndicat, le Student for a Democratic Society (SDS) que le combat s’organise.
Ce syndicat, embryonnaire au début, ne réunissant que quelques centaines de militants, commencera à se faire connaître en soutenant le combat en faveur de l’égalité des droits civiques des Noirs, puis débordera rapidement dans la protestation contre les essais nucléaires, le respect des libertés civiques, le respect du droit de toutes les minorités et le droit à la liberté de parole au sein des universités.
Il faut souligner que les idées défendues par le SDS se développeront et se diffuseront largement grâce à l’organisation de groupes de réflexion qui travaillent sur des sujets aussi variés que la social-démocratie, la bureaucratie administrative, le financement des universités ou les entraves à la libre expression des étudiants au sein des universités. Ce point est important car, on le verra, c’est surtout ce travail intellectuel qui va impulser la contestation et lui donner son caractère révolutionnaire.
Dans ces groupes de réflexion, où se croisent étudiants, enseignants mais aussi des intellectuels de la «nouvelle gauche» américaine, se constitue un creuset essentiel de la pensée critique et un centre névralgique dans lequel va s’élever la conscience politique des étudiants.
Ces groupes du SDS seront à l’origine d’une production intellectuelle de haut niveau, qui rendra le mouvement étudiant plus audible par la classe intellectuelle et politique des Etats-Unis. Par la diffusion de ses deux manifestes : «Port Huron Statement et America and the new era», le SDS deviendra un des mouvements les plus lus et respectés des USA et élargira considérablement sa base militante.
C’est ce travail intellectuel qui donnera corps à la révolte induite par la guerre du Vietnam à partir de 1965. Le SDS va organiser des manifestations de masse contre la guerre et devenir ainsi le symbole de la résistance contre cette guerre jugée injuste et en flagrant décalage par rapport aux valeurs déclarées de la société américaine.
C’est à partir de ce nouveau combat que le SDS va connaître une énorme adhésion des jeunes et déclencher le vaste mouvement de protestation politique qui culminera dans les années 1968 à 1970.
En effet, à partir de cette date, les jeunes Américains se sentant trahis par leurs dirigeants politiques durcissent le ton. Leur combat se radicalise contre «le système» dans lequel ils amalgament toutes les institutions politiques, économiques et militaires, auxquelles ils déclarent la guerre !
Leurs revendications de morale et humanistes virent à la contestation du système de gouvernance, réclamant un changement de paradigme politique et une plus grande participation à la décision politique. Entre 1968 et 1970, leur combat va bouleverser l’Amérique et forcer le Complexe militaro-industriel à ouvrir des pistes de négociation avec les jeunes et leurs syndicats.
Néanmoins, le mouvement va échouer dans ses revendications politiques, en particulier dans son projet de démocratie participative directe et d’une société plus égalitaire. Cet échec s’explique par deux phénomènes : le premier est l’échec des tentatives de création d’un mouvement révolutionnaire structuré et efficace, capable de porter la lutte au niveau politique, le 2e est lié à la puissance des deux grands partis politiques qui règlent la vie politique américaine et qui, du fait des moyens considérables à leur disposition, peuvent neutraliser ou métaboliser tout mouvement politique marginal
C’est ce qui conduira le mouvement petit à petit à son affaiblissement avant d’être purement et simplement phagocyté par la «nouvelle gauche» du parti démocrate.
Affaiblis et divisés, une partie des dirigeants du mouvement finiront par se ranger derrière le candidat MacGovern aux primaires démocrates, mais celui-ci sera défait par M. Hunfrey, qui sera lui-même battu l’élection présidentielle par le candidat ultralibéral, M. Nixon !
La révolution politique menée par la jeunesse américaine s’éteindra, digérée par les partis institutionnels.
Mais même si l’échec politique est patent faute de structuration du mouvement, cette énorme mobilisation populaire va imprimer de multiples changements dans la société américaine : changement de paradigme dans l’enseignement universitaire où la pensée critique chasse le prêt-à-penser et ouvre la voie à une formidable production scientifique et intellectuelle, la lutte contre la guerre du Vietnam, à sensibiliser l’opinion publique américaine et internationale sur le sujet, même si cette sale guerre se poursuivra jusqu’en 1973, le mouvement estudiantin a incontestablement influé sur l’acquisition des droits civiques des minorités noires, latinos et mexicaines et poussé à l’égalité homme-femme et à une plus grande équité à l’accès aux services publics.
1-2 Mai 1968
Le mouvement de protestation de masse, survenu en France en Mai 1968, continue à donner lieu à de multiples interprétations sur son origine, le sens de son combat mais aussi sur les raisons de son échec à imposer un changement politique significatif en France.
Par contre, peu d’études se sont intéressées à son origine et le débat à ce sujet est loin de se tarir : certains historiens considèrent, à mon avis à juste titre, que la guerre d’Algérie fut un facteur important dans l’éveil des consciences de la jeunesse et des masses laborieuses. La dénonciation des atrocités de cette guerre, en particulier de la question de la torture, effectuée par les jeunes recrues du service militaire à leur retour au pays, a certainement provoqué un choc dans l’esprit de cette jeunesse jusque-là ignorante de cette réalité, bercée qu’elle était par les promesses de prospérité des «Trente glorieuses».
La France, tout juste sortie de la Seconde guerre mondiale, a cru, malgré les avatars de Vichy, avoir reconquis toute sa puissance et sa gloire. Le programme politique énoncé par le Conseil national de la résistance et le plan Marshall laissaient présager d’un avenir radieux dans une France réconciliée et solidaire. Les réformes économiques et sociales initiées à partir de 1948, avec la mise en œuvre du système universel de sécurité sociale et de la généralisation des services publics, allaient dans ce sens.
Mais la guerre d’Indochine, avec la défaite humiliante de l’armée française à Dien Bien Phu, puis celle de la guerre d’Algérie, dont l’horreur va dépasser tout ce qui s’est produit dans toutes les guerres coloniales françaises, vont sérieusement ébranler ces certitudes. De plus, alors que la guerre d’Indochine n’a concerné qu’une armée de métier, l’acharnement des autorités françaises à éviter coûte que coûte une seconde humiliation va pousser à la mobilisation générale et envoyer «au bled» des jeunes recrues du service militaire qui reviendront en France complètement traumatisés par la violence, l’injustice et la cruauté de cette guerre, menée contre une population désarmée qui ne réclame que son droit à la liberté.
Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, la Ve République oublie les promesses du programme du Conseil national de la résistance et s’installe dans une politique résolument de droite. Les inégalités sociales qui en seront issues vont constituer le 2e creuset de la révolte de Mai 1968.
Contrairement à la révolte de la jeunesse américaine, celle de Mai 68 va débuter par des grèves récurrentes des syndicats ouvriers des grands ensembles industriels et aux protestations des petits agriculteurs, pour exploser dans les rues des grandes villes françaises avec les manifestations et la grève générale des lycéens et des étudiants, puis des fonctionnaires.
Plusieurs millions de personnes vont ainsi se retrouver dans la rue dans un grand brassage social qui défie le pouvoir en posant non seulement des revendications sociales, mais surtout en soulevant de vrais enjeux politiques.
Pendant un mois, la France est secouée par un mouvement insurrectionnel violent qui menace la stabilité de ses institutions politiques et sociales et réclame un changement de régime et le départ du gouvernement.
Malgré son caractère massif, violent et déterminé, ce mouvement n’a pas abouti à un changement de régime politique ni même de gouvernement.
L’une des causes de cet échec est liée au fait que beaucoup de ses leaders les plus engagés et écoutés, à l’image des Cohn-Bendit, Alain Geismar, Jaques Sauvageot et Alain Krivine, mais aussi d’intellectuels comme Sartre et Maurice Grimaud, refusent de construire un programme politique ou de structurer le mouvement. Je pense par exemple à cet entretien entre Cohn-Bendit et Jean-Paul Sartre intitulé «L’imagination au pouvoir» et où Cohn-Bendit dit : «On n’a pas de programme. Ça vous arrangerait bien qu’on en ait, mais on n’en aura pas.»
De même, c’est au nom du rejet de tout autoritarisme qu’ils refusent de centraliser les multiples mouvements de quartier, d’usines ou d’université qui constituent la puissance et la force du mouvement pour en faire un mouvement révolutionnaire structuré autour d’un programme et d’une direction politique.
C’est l’un des points qui rapprochent Mai 68 au mouvement de la jeunesse américaine : le rejet du politique et de ses impératifs de programme et d’organisation conduira progressivement au délitement des deux révoltes sans qu’elles puissent atteindre leur objectif de changement de régime.
Comme aux Etats-Unis, l’affaiblissement du mouvement par sa fracturation et ses conflits internes facilitera sa récupération par les grands syndicats (la CFDT avec les accords de Grenelle qui ont permis la reprise du travail) et les partis politiques de gauche : le parti communiste, mais surtout le PS, qui ont su habilement absorber les élites du mouvement pour les intégrer dans le combat syndical et politique institutionnel.
Mais même si cette révolution n’a pas été à la hauteur de celle de 1789, elle a incontestablement marqué l’Histoire contemporaine, non seulement de la France mais de tout le monde occidental. Elle a porté au débat des sujets qui étaient jusque-là tabous : la sexualité, l’égalité homme-femme, le droits des minorités, l’accès plus démocratique au savoir, la lutte contre les inégalités sociales, etc.
Dans ce sens, Mai 68 est à la fois un mouvement symbolique qui mérite l’adjectif de révolutionnaire, même s’il n’a pas atteint son objectif de renversement du pouvoir.
1-3 la Révolution culturelle chinoise
Il peut sembler incongru de mettre en miroir des événements historiques décrits plus haut avec ceux survenus dans un tout autre contexte géopolitique, culturel et historique : la révolution culturelle en Chine. Mais mon propos n’est pas de donner une leçon d’histoire : ceci me rendrait bien présomptueux, car je ne suis pas historien, j’écris en tant que citoyen algérien pour d’autres Algériens, dans le seul but d’enrichir un débat qui n’est pas près d’être clos.
Si le Hirak avec un grand H est devenu un exemple de mouvement de protestation fondamentalement populaire, puisque parti du peuple, il n’est qu’une étape du combat que mènent les Algériens depuis ¾ de siècle, qui a commencé par la guerre d’indépendance et passé par un autre moment révolutionnaire que notre mémoire collective a curieusement tendance à scotomiser : Octobre 1988 !
Si le hirak peut valablement aujourd’hui se comparer aux grands mouvements révolutionnaires démocratiques du XXe et du XXIe siècles, Octobre 1988 n’est-il pas plus proche du mode opératoire de la révolution culturelle chinoise ? Je laisse au lecteur le soin de méditer là-dessus.La révolution culturelle chinoise n’a pas été le fait spontané de la jeunesse, mais le fruit d’une manipulation au plus haut sommet du pouvoir. Mao Tsé Toung, le père de la révolution chinoise déclenchée en 1949, s’est trouvé affaibli du fait de deux événements : l’un interne, le 2e extérieur à la Chine. Il s’agit de l’arrivée de Kroutchev au pouvoir en URSS, qui va dénoncer les abus du stalinisme et engager des réformes politiques importantes dans son pays et de l’échec énorme de la politique du «grand bond en avant», décidé par Mao lui-même pour «booster» l’économie chinoise entre 1958 et 1961. Les réformes en URSS sont d’emblée condamnées par Mao qu’il qualifie de révisionnistes, discours qui provoque une crise politique majeure entre les deux pays, mal vécue par une aile du Parti. Mais c’est surtout l’échec de sa politique du «grand bond en avant», qui s’est soldée par une famine gigantesque dans les campagnes entraînant la mort de plus de 30 millions de personnes (avec, semble-t-il, des scènes de cannibalisme) et des dégâts énormes sur l’économie du pays, qui va ébranler le pouvoir chinois. Après ce désastre, une fraction du parti communiste chinois décide de mettre un terme au pouvoir personnel du «Grand Timonier» et lui impose de quitter la présidence du pays pour être remplacé par Liou Shao-Qi. Même s’il reste à la tête du parti, Mao est très contestée par l’aile modérée menée par Zou En Lai et Deng Xiao Ping qui décident d’ouvrir le jeu politique.
Rapidement, dans cette timide ouverture politique initiée par les nouveaux maîtres du pouvoir, vont s’engouffrer des intellectuels et des artistes chinois qui se lancent dans un critique ouverte de la politique du parti et particulièrement de celle personnelle de Mao. C’est finalement une pièce de théâtre, La destitution de Hai Rui, écrite par un important membre du parti et vice-maire de Pékin, qui va mettre le feu aux poudres. Considérée comme une critique violente et directe à l’égard de Mao, elle va déclencher une des opérations les plus calamiteuses de l’histoire de la Chine contemporaine. Mao décide donc de lancer une contre-offensive pour récupérer la totalité du pouvoir. Habilement, il va contourner le parti qui lui échappe partiellement, en faisant appel à l’armée qui lui est restée fidèle ! Et avec l’appui de cette dernière, il va déclencher l’une des opérations de propagande les plus importantes et les plus violentes du siècle.
S’appuyant sur les étudiants et les lycéens qu’il arrive à mobiliser en masse, il va organiser une vraie milice : les fameux «Gardes rouges» constitués de jeunes garçons et filles, arrachés à leurs études et à leur familles pour en faire une masse gigantesque de propagande.
Le discours enfoncé dans la tête de ces jeunes gens est à la fois simple, démagogique et violent, comme le montre le petit extrait suivant : «La grande révolution culturelle prolétarienne vise à liquider l’idéologie bourgeoise, à implanter l’idéologie prolétarienne, à transformer l’homme dans ce qu’il a de plus profond, à réaliser sa révolution idéologique, à extirper les racines du révisionnisme, à consolider et à développer le système socialiste… Nous devons extirper énergiquement la pensée, la culture, les mœurs et coutumes anciennes de toutes les classes exploiteuses. Nous devons purger la terre de toute la vermine et balayer tous les obstacles !»
Fanatisée, armée du Livre rouge de Mao, la jeunesse chinoise se lance sous le contrôle direct du «Grand Timonier», dans une gigantesque opération de répression et de purges qui touchent toutes les catégories et toutes les échelles sociales. Le Premier ministre, par exemple, est jugé pour «révisionniste et déviation capitaliste», humilié en public, il mourra en prison en 1969. Den Xio Ping est envoyé, comme le père de l’actuel Président en «rééducation» dans la campagne et l’actuel président lui-même, alors jeune étudiant, devra suivre des cours de rééducation politique dans les camps de travail !
Le dérapage de cette énorme manipulation ne tardera pas : en mettant entre les mains de ces «Gardes rouges», de ces jeunes gens sans aucune expérience politique, fanatisés à l’extrême et ignorant toute limite au déchaînement de leur violence, un énorme pouvoir de répression, Mao va finir par en perdre le contrôle. Il faudra en appeler à l’intervention directe de l’armée pour arrêter le massacre. Après plus de 10 millions de morts et des centaines de millions de déplacés et d’incarcérations de toutes sortes, l’armée finit par intervenir, stopper la machine infernale et envoyer tous ces Gardes rouges, à leur tour, se rééduquer dans les campagnes.
Voilà comment commence et finit une «révolution» décidée par le haut et lancée non pas dans l’intérêt du pays, mais exclusivement dans l’intérêt d’un clan du pouvoir contre un ou plusieurs autres.
Bien sûr que dans la forme et la dimension de cette révolution culturelle, la comparaison avec Octobre 88 ne tient pas la route. Mais au niveau symbolique, il y a incontestablement un parallélisme dans les objectifs politiques et l’ampleur de la manipulation de masse des deux événements.
2-1 Le Hirak est-il un mouvement spontané ?
Dire aujourd’hui que le mouvement populaire algérien est un mouvement spontané est à la fois vrai et faux : vrai, parce qu’il a explosé un certain 22 février 2019 à travers tout le pays lorsque l’humiliation du peuple avait atteint son point de rupture.
Tout le monde s’accorde à dire que la tragi-comédie organisée pour la réélection de Bouteflika avec ces foules de lécheurs de bottes en costume-cravate, en adoration freudienne d’un «totem», un cadre, qu’ils agitaient sous le nez d’Algériens abasourdis fut l’étincelle qui a réveillé l’honneur et l’orgueil des Algériens. Trop, c’est trop !
Mais alors pourquoi avoir attendu 20 ans et laissé les choses en arriver à ce sommet du ridicule pour se révolter ? N’y avait-il pas eu lieu suffisamment d’événements prémonitoires tout le long de cette lente descente aux enfers pour éveiller les consciences ?
On peut dire sans se tromper que la redistribution de la rente depuis les années 1970 et le bon fonctionnement de l’ascenseur social depuis 1962 ont largement amorti les effets du pouvoir autoritaire sur les libertés. Pourtant, la protesta populaire en réalité n’a jamais cessé.
L’histoire du pays est ponctuée par des manifestations périodiques qui ne répondent pas toutes à de simples revendications socio-économiques, à l’exemple du mouvement «berbère» du début des années 1980, qui éclata à partir d’un simple événement culturel : l’interdiction faite à Mouloud Mammeri de donner une conférence littéraire à l’université. De ce choc violent naîtra un mouvement qui va structurer le combat pour les droits de l’homme et les libertés.
C’était 20 ans après l’indépendance du pays.
Le deuxième événement, même si son déclenchement fut plus que probablement le fait de luttes au sommet du pouvoir, est Octobre 88. Le pouvoir, divisé, et vite dépassé par l’ampleur de la révolte, ne sut réagir que par une violente répression. Il y eut des morts et la hideuse ombre de la torture refit surface à cette occasion. C’est exactement ce qui arriva en Chine avec la révolution culturelle !
Il y eut certes de saines réactions de l’élite intellectuelle, des médecins et des universitaires pour dénoncer cette répression aveugle et exiger enquêtes et réparations, mais il y eut aussi et surtout l’émergence du mouvement islamiste qui sut habilement phagocyter le mouvement et s’imposer en interlocuteur incontournable avec le pouvoir.
Je ne crois pas que ceux qui étaient à l’origine de cette triste aventure aient pu envisager une seule minute sa désastreuse évolution, suivie par l’émergence d’un mouvement politique qui contribuera à précipiter le pays dans la guerre civile !
C’était 30 ans après l’indépendance.
Et puis, le pays a plongé dans la guerre civile : les conséquences de la sauvagerie que nous avons tous subies, sans exception, directement ou indirectement pendant cette période, je l’ai déjà affirmé et je le répète, ne sont pas près de disparaître.
La mémoire de cet événement majeur dans la vie de notre pays est toujours vivante même si notre sens de la pudeur et de la retenue, puisé dans les fonds de cette ancestrale sagesse populaire, la renvoie tout au fond de notre mémoire collective, dans la partie secrète de notre âme.
Au sortir de cette funeste décennie, les Algériennes et les Algériens attendaient beaucoup de la paix retrouvée, même si l’on savait que rien n’avait changé et que cette énorme souffrance n’avait fait que reproduire et renforcer le même système avec ses mêmes hommes et ses mêmes pratiques
En janvier 2011, au moment où se déclenchait le fameux «Printemps arabe» en Tunisie, c’est l’augmentation du prix des produits alimentaires de base qui a mis le feu aux poudres dans notre pays.
L’émeute et son corollaire, la répression, ne sont pas sans rappeler le mode opératoire d’Octobre 88, même si cette fois-ci le pouvoir va réagir plus prestement en procédant à l’exonération des taxes sur certaines marchandises. Mais même si l’émeute s’est ainsi rapidement dissolue, il n’en demeure pas moins que pendant les mois qui ont suivi se succéderont des manifestations d’avocats, greffiers, médecins, étudiants et salariés du textile qui en appellent pour la plupart à l’amélioration de leurs conditions de travail, mais aussi à la chute du régime.
On se souvient de la tentative pathétique du CNCD et du mouvement Barakat de récupérer le mouvement en rassemblant sous la férule du RCD quelques syndicats et associations non agréés dans une tentative vite avortée de mobiliser la rue par l’organisation de manifestations sur la place publique.
La leçon de janvier 2011 vaut pour le hirak d’aujourd’hui : le mouvement populaire s’est vite éparpillé en une multitude de protestations sectorielles, faute d’encadrement par les syndicats et les partis politiques. Les associations réunies par le CNCD n’avaient aucun ancrage social, aucun projet politique clair et de plus, victimes de la méfiance aiguë que la population a développée à l’égard des partis politiques, y compris le RCD, suspects d’être manipulé par le pouvoir.
Un nouveau cycle de 30 ans s’est achevé avant que, de nouveau, la révolte ne réapparaisse : le 22 février 2019, 30 ans et quelques semaines après Octobre 88, le peuple est dans la rue avec le même sentiment d’injustice, d’humiliations répétées et de «hogra». Il suffisait d’un facteur d’accélération de l’histoire pour tout précipiter, il y en a eu plusieurs : la harga qui noie dans la Méditerranée des dizaines de nos enfants et vis-à-vis de laquelle le pouvoir n’a su répondre que par la répression en est un, la forfanterie inadmissible du 5e mandat précédé de 20 ans d’abus de pouvoir et de corruption, en est un autre !
Voilà pourquoi, à mon avis, il n’est pas juste de parler d’un mouvement spontané, apparu ex nihilo ou inscrit, comme l’affirment certains, dans le cycle du «Printemps arabe». Les Algériens se battent sans interruption pour le regain de leur dignité et de leur liberté depuis toujours : les anciennes générations ont libéré le pays en 1962 et les générations post indépendance sont en lutte depuis cette date pour libérer les Algériens eux-mêmes du statu quo politique qui met en péril l’avenir du pays et celui de nos enfants.
2-2 : Où va le hirak ?
Si l’on prend en comparaison les deux grands mouvements populaires américains et de Mai 68, que peut-on en conclure ?
1- Que c’est la jeunesse instruite, rapidement suivie par les intellectuels de gauche, qui ont théorisé ces mouvements populaires aux USA et en France, mais en refusant de transformer leurs revendications en projet politique.
2- Dans les deux cas, c’est le refus de toute forme de structuration et le rejet de toute action de nature politique qui va imploser ces mouvements.
3- Finalement, ces mouvements vont se scinder en deux parties : ceux qui continueront dans le rejet de toute forme d’action politique et qui s’investiront dans «la révolution culturelle», et ceux qui accepteront d’être métabolisés dans l’action partisane et/ou syndicale institutionnelle : dans le parti démocrate aux USA, dans les partis et syndicats de gauche en France.
Le hirak est l’héritier d’un long mouvement historique qui a connu ses avancées et ses replis et qui se trouve aujourd’hui en bénéfice d’une brusque accélération de l’histoire.
Ses mots d’ordre et son mode opératoire montrent incontestablement qu’un saut qualitatif a été effectué par la population en matière de conscientisation politique avec le développement d’un sentiment de citoyenneté qui commence à souder ses composantes sociales et culturelles et à renforcer la cohésion sociale. Encore que beaucoup reste à faire dans ce domaine.
Plus que l’école ou l’université, c’est probablement «le système éducatif informel» porté par internet qui a été l’élément facilitateur d’une telle évolution.
Le hirak est bien l’accomplissement d’une étape, mais insuffisant pour aboutir au changement de régime tel que revendiqué par la rue. Il n’est pas un mouvement révolutionnaire dans le sens où il n’a pas été en mesure de se donner un projet politique, une avant-garde révolutionnaire et un leadership centralisé, trois éléments indispensables à sa structuration. Il est resté orphelin du politique de bout en bout.
Comme les mouvements de la jeunesse américaine et des leaders de Mai 68, le hirak a clairement exprimé son refus de toute structuration de crainte d’être récupéré et divisé en raison d’une connotation péjorative vis-à-vis du politique, d’une crainte de «manipulation» ou de «récupération», largement partagée par la population, contrairement à Octobre 1988 où la révolte populaire a failli être récupérée par le mouvement islamique du FIS. En 2020, et heureusement pour le pays, cette fraction extrémiste et violente de l’islam politique a disparu. Que reste-t-il aujourd’hui de parti politique ou de syndicat susceptible d’encadrer un mouvement populaire de cette envergure, surtout après 20 ans de pouvoir moyenâgeux des Bouteflika.
Pour les partis d’obédience islamiste, l’islam idéologique s’est complètement converti au discours et à l’action politique s’intégrant ainsi dans le jeu institutionnel des luttes pour le pouvoir.
Les partis de cette obédience sont rentrés dans le cadre défini par le pouvoir au même titre que les partis «de l’alliance présidentielle» et les partis dits de l’opposition.
Trop occupés par leurs luttes internes de leadership et de manœuvres politiciennes, aucun parti n’a développé de capacité d’analyse et de prospective qui lui aurait permis de voir venir cet avènement majeur de la politique nationale ne serait-ce qu’à l’aune du vaudeville du 5e mandat.
Incapable de prévoir l’irruption du hirak dans le paysage politique et d’en estimer objectivement le poids, ils se sont retrouvés piégés dans leur propres contradictions. Refusant de prendre le risque de rompre avec le régime pour basculer entièrement avec le hirak, ils vont céder aux facilités d’un équilibrisme opportuniste, se contentant d’émettre des messages et des discours de soutien au hirak, tout en poursuivant leurs tractations avec le pouvoir pour ne pas être en marge de la solution autoritaire qui sera imposée par le régime.
Evidemment, à ce jeu de coulisses, ils finiront par s’épuiser dans les manœuvres du pouvoir et tomber dans le piège habillement tendu de l’élection présidentielle du 12 décembre 2019.
Faute d’un choix idéologique et politique clairement assumé et d’une stratégie adaptée à la gravité de l’événement, ils paieront très cher leurs hésitations : totalement discrédités par l’opinion publique et ridiculisés par le pouvoir, ils devront affronter désormais une longue traversée du désert pour espérer se reconstruire !
Reste à évoquer le rôle de la fameuse «société civile»
Ce concept de société civile est probablement le plus flou et le plus manipulé de notre temps. C’est un peu le «fourre-tout» dans lequel on trouve à la fois tout et rien.
Le concept de société civile a été énoncé il y a plusieurs siècles par des philosophes tels que Montesquieu et surtout Rousseau dans son fameux Contrat social. Il signifiait le peuple, au sens des habitants de la «cité», c’est-à-dire tous ceux qui ne font pas partie du pouvoir ou de l’Etat et de ses institutions. Jusqu’au XVIIIe siècle, la société civile se confondait tout simplement avec la société tout court.
Dans les démocraties occidentales, il s’agit d’une organisation du social établie selon «le principe de la libre association» en étroite négociation avec le politique et regroupant, selon Nadine Picaudou, «l’ensemble des réseaux associatifs pourvoyant des services aux populations… qui complètent l’action des pouvoirs publics ou se substituent à elle».
Ce qui signifie, à la base, l’existence d’institutions politiques : partis politiques, syndicats mais aussi institutions politiques de l’Etat, représentant et défendant légitimement les intérêts de la population.
Les associations de la société civile ne sont là que pour compléter cette action institutionnelle, en prenant en charge les intérêts des catégories sociales insuffisamment défendues par les institutions officielles : on y trouve «des groupes d’intérêt ou de pression qui défendent, de manière plus ou moins corporatiste, les intérêts d’un groupe donné… des associations sportives ou culturelles ou des groupes qui se constituent autour de la défense d’une idée ou d’un principe, comme les associations de défense des droits humains ou de protection de l’environnement…»
La société civile dans ces pays est encouragée et financée par les pouvoirs publics qui reconnaissent son apport essentiel dans le dialogue social que le pouvoir politique lui-même souhaite instaurer avec la société qu’il gouverne.
Dans les pays du Sud, comme l’Algérie, que peut signifier ce concept dans une société où n’existe à proprement parler ni partis politiques libres et représentatifs, où le poids des syndicats, officiels ou libres, est insignifiant et où les assemblées élues sont inféodées au pouvoir. Quel rapport a cette nébuleuse d’associations, dont beaucoup ne doivent leur existence qu’aux largesses du pouvoir avec la population et ses problèmes ? Et quel rapport doivent-elles établir avec un pouvoir politique qui n’a de cesse que de les combattre ou de les phagocyter ?
Vouloir faire jouer un rôle politique à cette société civile et, pratiquement, la substituer aux organisations politiques est une grave erreur.
D’une part, la société civile n’est pas dans son rôle pour organiser ou arbitrer un conflit politique : elle n’en a ni les moyens organiques ni les capacités intellectuelles. De plus, en s’écartant de ses missions traditionnelles et en s’impliquant dans le débat partisan, cette «société civile» embryonnaire prend l’énorme risque d’être étouffée dans l’œuf.
Quel que soit le rôle méritoire et courageux de certaines personnalités qui s’en revendiquent, elle ne peut se substituer au travail des partis politiques.
Le hirak va donc se dissoudre dans la société qui l’a porté en son sein pendant des décennies et dont elle vient d’accoucher dans une immense clameur de colère et d’espoir. Le combat doit se poursuivre, et si la pression de la rue est importante, il est tout aussi important de préparer les prochaines étapes du combat pour la démocratie, la liberté et la justice sociale.
Il faut espérer l’éclosion de «mille fleurs» à travers le pays : associations, groupes de recherche au sein des universités, think tanks et débats publics pour nous faire connaître les uns aux autres, pour échanger, élever encore davantage le débat, construire des alternatives, donner du grain à moudre aux organisations politiques et syndicales qui doivent commencer maintenant à se reconstruire et à former les élites politiques de demain !
Enfin, le pouvoir doit comprendre que l’on ne peut pas gouverner un pays et une population en faisant l’économie du politique. Sans la réhabilitation de ce dernier, en garantissant la liberté d’organisation et d’expression et en encourageant l’émergence d’une élite politique crédible et compétente, la césure entre le peuple et ses dirigeants n’a aucune chance d’être réduite.
J’entends dire «vaste programme» par ceux qui sont légitimement pressés. Mais il n’y a pas d’avenir sans travail, sans pensée, sans science, sans savoir et sans morale, et tout ceci ne peut s’inscrire que dans la longue temporalité.
Par le Pr Farid Chaoui ,
Professeur de gastro-entérologie
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chercheur associé à l’IIES, Paris.