par Yazid Ben Hounet
Cher Akram Belkaïd,
Vous avez publié ce jeudi 28 mai, dans la rubrique l’Actualité autrement vue’ du Quotidien d’Oran, une analyse intitulée « Exhaustivité, narcissisme et complotisme »1. Celle-ci a immédiatement été reprise dans le Courrier international2. Vous vous interrogez sur le fait de savoir, je reprends votre texte, « pourquoi un documentaire diffusé par une télévision française pour un public français (même si chacun sait que cela sera regardé au pays), provoque-t-il autant de passions en Algérie » ? Il s’agit en l’occurrence du documentaire « l’Algérie mon amour » de Mustapha Kessous.
La question est intéressante, mais je trouve vos pistes -narcissisme, nationalisme, complotisme- fort peu pertinentes et votre analyse un peu trop naïve. Je ne sais si cette naïveté est feinte ou réelle, mais elle m’interpelle et le fait que votre papier soit aussi rapidement repris dans le Courrier international, appartenant au groupe de presse français de référence (de révérence selon certains) ne peut que nous interpeller. Je m’interroge d’autant plus que vous êtes l’un des rares journalistes, disposant d’entrées dans les grands médias français, à avoir une analyse pondérée et réfléchie de l’actualité algérienne. Savez-vous, d’abord, cher Akram Belkaïd, les grandes difficultés que rencontrent les documentaristes (réalisateurs de films documentaires) pour financer, produire, réaliser et diffuser leurs œuvres et combien parmi eux arrivent à les vendre à des chaînes grand public, et en particulier celles du service public ? Très, très peu en vérité. La question n’est donc pas simplement celle du regard d’auteur mais bien davantage celle de la ligne éditoriale des médias qui diffusent ou non les documentaires. Il vous faut voir, si cela n’est déjà fait, le superbe documentaire (un classique !) de Ken Loach (1984) : Which side are you on ? C’est l’un des films les plus explicites sur le sujet. Ken Loach nous donne à voir la mobilisation des mineurs grévistes de Grande-Bretagne de l’intérieur, leurs actions, les moments de réflexion, les assemblées générales, etc. Il inclut, en outre, dans son film des séquences de ces grèves telles qu’elles sont représentées à la télévision anglaise. L’écart entre ces deux « visions » est abyssal. Ce que Ken Loach illustre dans ce documentaire est à la fois l’impossibilité du regard objectif et la nécessité de clarifier le parti pris filmique : de quel côté poser la caméra ? Le sien, et par la suite celui de beaucoup de documentaristes de renom, est de restituer le réel au plus près, de l’intérieur, dans une perspective critique (vis-à-vis des discours dominants), non hégémonique, en suivant le quotidien des principaux protagonistes, en l’occurrence celui des mineurs anglais et de leurs familles. A la propagande thatchérienne, amplement relayée par la télévision, Ken Loach oppose donc l’intelligence, la poésie, la colère, le désespoir, les désaccords, les conflits, la nostalgie, en somme l’humanité des mineurs et de leurs familles. Ce documentaire eut, bien entendu, des difficultés à être diffusé à la télévision3.
Après avoir vu ce documentaire, discuté dans les bonnes formations de filmologie, vous comprendrez que le choix des chaînes publiques françaises de diffuser un type de documentaire, plutôt qu’un autre, est loin d’être anodin. Vous écrivez, et cela est juste : « Beaucoup de gens sont contents de ce qu’ils lisent ou regardent parce qu’ils y retrouvent ce qu’ils pensent et croient ». Mais la chose vaut aussi pour les programmateurs des chaînes de télévision : beaucoup d’entre eux sont contents de ce qu’ils diffusent parce qu’ils y retrouvent ce qu’ils pensent et croient. Mais contrairement aux gens’, qui ont le droit d’avoir leur propre goût et ne peuvent opposer que leur réaction personnelle, les programmateurs, en particulier ceux des grandes chaînes de télévision, contribuent à conforter (parfois à discuter, mais cela est plus rare) l’hégémonie culturelle des classes dirigeantes et dominantes. Il vous faut lire ou relire Frantz Fanon et Edward Saïd pour comprendre les logiques culturelles de domination, en particulier entre la France et ses anciennes colonies. Edward Saïd expliquait déjà dans les années 70, dans son ouvrage L’Orientalisme, le fait que cette hégémonie culturelle pouvait être reprise et relayée également par les écrivains et intellectuels des régions orientalisées.
Cher Akram Belkaïd, il serait naïf de croire qu’il ne s’agit que d’un documentaire d’auteur (l’essentiel des documentaires d’auteur est diffusé dans des circuits restreints et parallèles). Il s’agit, en toute hypothèse, d’un documentaire qui vient conforter les visions et les discours que les pouvoirs publics français veulent donner de la situation algérienne. Ou pour le moins, il s’agit d’un documentaire qui ne vient pas contredire les paradigmes dominants sur la rive nord de la Méditerranée. Un documentaire venant conforter quelques clichés orientalisant, sexualisant et féminisant (à distinguer du féminisme) telle qu’on les retrouve dans la littérature orientaliste (qui a particulièrement imprégnée l’imaginaire français). Cher Akram Belkaïd, l’avez-vous remarqué ? Depuis quelque temps, les Algériens s’indignent ouvertement, et parfois de manière véhémente (parfois aussi de manière inadéquate), de l’image que certains pouvoirs souhaitent leur donner. Je pense, bien sûr, à l’image dégradée de l’Algérie, avec ce pauvre Abdelaziz Bouteflika, malade, incapable de bouger, de parler de manière audible (brandi, je pense malgré lui), et dont les autorités françaises de l’époque disaient, hypocritement, qu’il faisait preuve d’une belle alacrité. C’est, entre autres, cette indignation qui a suscité les colères des citoyens algériens et le hirak.
C’est aussi plus récemment, et à un moindre niveau, le cas des émission Ellila Show (Echourouk TV) ou encore de l’émission de caméra cachée « Ana Wradjli » de Numida TV. La première a suscité la plainte de citoyens du sud du pays, la seconde celle de plusieurs citoyens notamment via les réseaux sociaux. Dans ces cas, comme dans celui de la diffusion du documentaire Algérie mon amour, les autorités algériennes ont décidé de réagir à la suite de mécontentements grandissants provenant de citoyens algériens. Que nos compatriotes se révoltent contre les images dégradantes que certains pouvoirs (politiques et/ou médiatiques) leur donnent d’eux-mêmes est, pour ma part, une chose salutaire. « La mort du colonialisme est à la fois mort du colonisé et mort du colonisateur », écrivait, dans une perspective psychanalytique, Frantz Fanon, dans Sociologie d’une révolution (L’an V de la révolution algérienne (1959). Pour s’émanciper, il faut déjà s’émanciper de l’image d’infériorité, dégradante, que vous renvoient le ou les pouvoirs, et notamment les pouvoirs médiatiques. Edward Saïd illustre et discute plus amplement ce problème dans son ouvrage L’Orientalisme.
Que les autorités algériennes décident, quasi systématiquement, de réagir, est une autre question, sur laquelle, à vrai dire, je n’ai pas encore d’avis. Vous souhaitez, et je suis de votre avis, que naisse une bronca comparable en raison du fait que, de sa prison, Karim Tabou n’a pas le droit d’appeler les siens. J’aspire également pour ma part, en premier lieu, et puisqu’il s’agit dans votre texte comme dans le mien, de la question des relations franco-algériennes, que naisse une indignation encore plus bruyante afin qu’il y ait enfin une justice pour Zineb Redouane, tuée à Marseille, le 2 décembre 20184. Peut-être pouvez-vous relayer mon souhait en publiant un texte à ce sujet, en France ? A moins que…
Bien à vous !
PS : pensez-vous que le Courrier international republiera in extenso ce texte ? Which side are they on ?
Notes :
1-http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5290169
3- http://www.screenonline.org.uk/tv/id/530268/index.html
4- https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/lepouvantail-de-leurope-autoritaire-et-la-benallisation-des-violences-et-repressions-en-france-42578
>> Exhaustivité, narcissisme et complotisme
par Paris : Akram Belkaïd
D’abord, il y a l’exigence de tout raconter. C’est un travers et une exigence que nombre d’Algériennes et d’Algériens partagent. Quand il s’agit d’évoquer l’Algérie et son actualité quelle qu’elle soit, il faut que tout soit dit depuis le début quitte à se lancer dans de longs développements historiques. Cela se vérifie souvent pendant les colloques ou les tables-rondes concernant le pays. Combien de fois ai-je entendu tel ou tel orateur commencer son intervention par un état des lieux de la situation coloniale avant d’entrer (parfois très tardivement) dans le vif d’un sujet bien plus contemporain. Et si, d’aventure, quelque chose manque dans l’exposé (événement, repère chronologique), la salle saura le rappeler.
Je m’inclus sans peine dans la généralisation qui précède et qui suit. Nous sommes obsédés par la nécessité du récit complet, détaillé à l’extrême et contextualisé avec un souci méticuleux du détail. Pourquoi ? Parce que nous considérerons que c’est cela le récit du « vrai ». On en guérit mais il faut en avoir conscience. Dans la rédaction d’un texte ou d’un livre à propos de l’Algérie, j’ai (douloureusement) appris à ne pas me faire confiance. Il y a en face de moi un écriteau qui dit :« concision ! il faudra sabrer, charcuter, couper à l’extrême et sarcler ». Dans ce genre d’exercice, le parfait est nécessairement incomplet et réducteur.
Ensuite, vient le rapport narcissique à la France. Que disent-ils de « nous » ? est la question-clé. Encore adolescent, j’avais intériorisé le fait qu’un article sur l’Algérie publié dans Le Monde, Le Nouvel Observateur, Paris-Match ou même France Soir déclenchait une agitation générale, chacun y allant de son commentaire. Quatre décennies plus tard, nous en sommes au même point. En pire. Si l’historien Benjamin Stora diffusait aujourd’huisa série Les Années Algériennes, il provoquerait un tsunami de réactions dans les réseaux sociaux. Et on aurait droit à toutes les diatribes possibles doublées des inévitables propos complotistes.
En suivant avec consternation la bronca parfois très haineuse – qui a suivi la diffusion du documentaire du journaliste Mustapha Kessous (*), j’ai réalisé que l’un des pires cocktails qui soit est la combinaison de cette exigence d’exhaustivité et la surréaction pavlovienne à tout ce qui se dit, se publie ou se diffuse en France à propos de l’Algérie. Un documentaire est un point de vue. Il y a un angle. On peut aimer ou pas mais on ne peut exiger qu’il dise tout, qu’il explique tout. Le Hirak n’est pas capturable en 72 minutes, ce serait mission impossible. Et il n’y aurait rien de pire que de proposer au spectateur un exposé des motifs ou un article encyclopédique. Sur ce sujet, chaque journaliste aura son point de vue sur la question de l’angle, du traitement et du mode de narration. Et aucun choix ne sera totalement satisfaisant.
Beaucoup de gens sont contents de ce qu’ils lisent ou regardent parce qu’ils y retrouvent ce qu’ils pensent et croient. Si leur cahier des charges n’est pas respecté, c’est l’hallali. Or, ce qu’il y a d’intéressant c’est aussi, et surtout, ce qui nous dérange, ce qui ne colle pas à notre schéma habituel de pensée et d’évaluation des situations. Ce qui bouleverse nos certitudes. Dans le documentaire de Kessous, plusieurs personnes abordent la question de la frustration sexuelle et de ses conséquences. Cela a indisposé nombre de spectateurs. Dans un monde idéal cela devrait pourtant permettre d’ouvrir un débat, fut-il limité aux réseaux sociaux. Mais non, les condamnations se sont multipliées et l’on pouvait presque entendre le bruit des chaînes mentales qui entravent la liberté de pensée de ces contempteurs pudibonds.
Maintenant, il convient de poser la question essentielle : pourquoi un documentaire diffusé par une télévision française pour un public français (même si chacun sait que cela sera regardé au pays) provoque-t-il autant de passions en Algérie ? La réponse n’est pas simple. Mais il y a des pistes. Premièrement, le narcissisme national pousse à penser que le documentaire est d’abord (et uniquement ?) destiné aux Algériens. Que c’est un message transmis par l’ancienne puissance coloniale et que cela entre certainement dans un schéma stratégique qui n’a rien à voir la programmation ordinaire d’une chaîne de télévision. Deuxièmement, comme cela vient de France, cela provoque nécessairement des réactions épidermiques. Lesquelles, hélas, mille fois hélas, sont bien moins importantes quand une télévision algérienne diffuse un « débat » où le Hirak est qualifié de complot ourdi en France (encore elle…).
J’aurais ainsi aimé que naisse une bronca comparable en raison du fait que, de sa prison, Karim Tabou n’a pas le droit d’appeler les siens. Voilà un vrai sujet d’indignation. Mais là, silence radio pour beaucoup de e-hirakistes ou hirak-clickistes. Troisièmement, il est temps d’arrêter de n’attendre de ce qui vient de France que des choses gentilles et positives. On a le nationalisme ombrageux mais on est fiers comme Artaban quand un compliment traverse la Méditerranée. Et si ce n’est pas le cas, c’est le drame. Un peu d’indifférence ne ferait pas de mal. Peut-être que si le Hirak l’emporte et que nos télévisions ne sont plus aux ordres, alors les polémiques algéro-algériennes prendront le pas, signalant ainsi l’avènement d’une sensibilité moindre.
Le plus fatiguant dans tout cela est cette obsession permanente du complot. Pour le régime, le Hirak est une machination de la main de l’étranger. Pour certains de ceux qui n’ont pas apprécié le documentaire de Kessous, ce film est un complot destiné à discréditer et à abattre (excusez du peu) le Hirak. Comment expliquer à ces gens que, non, l’Algérie n’est pas au centre du monde. Qu’il existe des centaines de millions d’êtres humains qui ont une vague d’idée de ce qui se passe chez nous (la réciproque étant vraie aussi). Bref. Un documentaire n’est qu’un documentaire. Il y en aura d’autres. Il faudra qu’il y en ait d’autres. Mais, en attendant, tant d’hystérie ne peut qu’interpeller.
(*) Algérie, mon amour, diffusé sur France 5.