Birmanie : les élections du 8 novembre dans l’ombre du coronavirus et des militaires
Le 8 novembre prochain, les Birmans se rendront aux urnes pour les élections générales. Mais cinq ans après la victoire historique de la Ligue nationale de la Démocratie d’Aung San Suu Kyi, et après cinq années de désillusions sur la transition démocratique et la gestion sordide de la crise des Rohingyas, l’omniprésence des généraux ne risque pas de s’effacer.
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À mesure que l’été 2020 se termine, dans l’incertitude d’une crise épidémiologique mondiale préoccupante, et que l’automne esquisse déjà ses premiers grands rendez-vous politiques, tous les regards sont immanquablement attirés vers Washington et son interminable course à la Maison Blanche, dont l’apothéose est attendue le 3 novembre. À cette date, 14 000 km vers l’Est, dans le moins influent et plus nébuleux Sud-Est asiatique, 37 millions d’électeurs birmans s’apprêteront aussi – a priori – à se rendre aux urnes une poignée de jours plus tard pour participer au premier scrutin national depuis cinq ans, les élections générales du 8 novembre. Un rendez-vous électoral certes moins dimensionnant pour le concert des nations que les présidentielles américaines mais qui, à son niveau plus local, emporte également son cortège d’enjeux, d’espoir et d’incertitudes, voire de surprises – pas nécessairement « plaisantes » du reste.
D’ESPOIRS EN DÉSENCHANTEMENTS, UN PAYS EN PLEIN DOUTE
C’est une Birmanie bien différente, moins enjouée, moins en vogue à l’étranger sinon résolument stigmatisée par l’Occident, qui a débuté en ce 8 septembre sa campagne électorale de deux mois. C’est peu dire qu’un quinquennat après son dernier scrutin général – remporté haut la main le 8 novembre 2015 par la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, la liesse nationale et l’entrain populaire sont largement retombés, victimes collatérales à la fois des espérances déçues en matière de transition démocratique, de retrait de l’armée des affaires politiques nationales ou de gestion de la LND, et des icônes déchues, à tout le moins pour le regard extérieur, tombées brusquement de leur piédestal pour ne plus y remonter. On songe ici bien entendu en priorité à l’emblématique « Dame de Rangoun », Aung San Suu Kyi, célébrée quasi universellement il y a encore trois ans, adulée par les capitales occidentales, aujourd’hui purement et simplement répudiée par ces mêmes démocraties outrées par la responsabilité des autorités birmanes (militaires et civiles) dans la sordide crise humanitaire en Arakan et l’exil précipité de 700 000 Rohingyas vers le Bangladesh voisin. À la célébration internationale post-junte (à partir de 2010-2011) a suivi depuis l’été 2017 l’opprobre occidental, laissant dans une grande mesure à nouveau la Birmanie en tête-à-tête avec ses voisins et partenaires asiatiques. La Chine comme le Japon, l’Inde, la Corée du Sud ou la Thaïlande, moins politiques et plus pragmatiques, sont aussi moins « concernés » par la gestion birmane de la question arakanaise.
LA DATE DES ÉLECTIONS REMISE EN CAUSE ?
*Les hommes en uniforme, les nostalgiques de la junte (1962-2010), ne comptent pas précisément parmi les promoteurs zélés des scrutins démocratiques. **Mentionnons ici les forces ethniques de l’Arakan Army (AA), de la Kachin Independence Army (KIA), de la TNLF, de la redoutable United Wa State Army (UWSA ; environ 30 000 hommes bien équipés) ou encore de la RCSS.
Longtemps sevrés de démocratie, les Birmans dans leur majorité* entendent bien participer au rendez-vous électoral national de novembre, deuxième scrutin démocratique libre du demi-siècle écoulé. Certes, les contraintes sécuritaires prévalant dans certains États (Shan, Kachin, Chin ou Arakan) encore offerts aux hostilités entre l’armée régulière (la Tatmadaw) et certains groupes ethniques armés** ne permettront pas d’organiser en tout point du territoire (676 000 km²) l’élection législative de l’automne.
*2 265 cas de Covid-19 le 11 septembre 2020 ; 14 victimes à ce jour.
Certaines formations politiques de l’opposition, dont l’USDP, le parti pro-junte, mettent en avant les contraintes épidémiologiques du moment* pour interroger l’opportunité de maintenir les dates originelles du scrutin alors qu’une seconde vague épidémique s’empare de l’ouest du pays (Arakan) et de Rangoun. Ces forces politiques pourraient également inciter la Commission électorale de l’Union (CEU) à reporter sine die l’événement, en attendant un contexte médical plus propice à pareil rendez-vous national.
*À l’occasion d’une réunion dans la capitale Naypyidaw regroupant une trentaine de partis politiques et le chef des armées, le général Min Aung Hlaing.
Mentionnons enfin – en y portant un crédit relatif – la suggestion émise mi-août* par trois partis mineurs proches de l’influente Tatmadaw de confier l’organisation du scrutin démocratique… à l’armée, en arguant que la partialité de la Commission électorale rendait impossible le déroulement libre et honnête de l’élection… Passons.
LA LND À L’HEURE DU BILAN
*58 % des voix à l’Assemblée nationale, contre 7 % pour l’USDP, le parti pro junte. **Qui échut par défaut à un de ses proches, tandis que la « Dame » devait se contenter du portefeuille des Affaires étrangères et de la fonction ad hoc, sur-mesure là aussi, de Conseillère d’État.
Triomphant* dans les urnes à l’automne 2015 à l’issue de la première élection démocratique de son histoire moderne, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), le parti fondé par The Lady, a alors pu composer le premier gouvernement civil depuis les années 1960, sans toutefois pouvoir confier la fonction suprême, la présidence de la République, à sa célèbre figure de proue, la faute à une disposition constitutionnelle sur-mesure (article 59 f) lui interdisant de briguer le poste**. Le long semestre qui s’écoula entre l’élection générale et l’entrée en fonction, en avril 2016, de l’administration démocratique, civile aux couleurs rouge, blanche et jaune de la LND, augurait sans doute déjà le poids des obstacles et la foultitude de limites qui se dresseraient sur sa route les quatre années qui allaient suivre.
*On pense ici au quart des sièges réservés – en dehors de tout scrutin – aux représentants de l’armée dans toutes les enceintes parlementaires, nationales et régionales, ou encore au fait que c’est le chef des armées et lui seul qui nomme les ministres de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires frontalières.
Le gouvernement civil post-junte fut porté au pouvoir par un électorat enthousiaste, mais aux attentes déraisonnables – au regard notamment des compétences considérables réservées à l’armée par la Constitution de 2008*, à la coopération très limitée de cette dernière à la transition démocratique en cours, mais également de l’inexpérience totale de la LND en matière de gestion des affaires nationales – et pour cause. Ce gouvernement n’est guère parvenu à réaliser les miracles espérés, idéalisés par les 56 millions de Birmans. Aung San Suu Kyi elle-même, les fines mains plongées dans le cambouis politique national et les manches retroussées pour mieux œuvrer à la tâche, a rapidement pu mesurer le gouffre séparant l’espéré du possible. Il lui a fallu fort peu de temps pour prendre la mesure du peu de champ libre finalement laissé par une caste des généraux officiellement en retrait mais conservant une emprise considérable, bien au-delà des affaires sécuritaires, sur la gestion du quotidien de la nation. Lestée dès le départ par la « mauvaise volonté » du puissant patron des armées, bien décidé à ne pas faciliter la feuille de route de la « Dame » mais plutôt à la transformer en chemin de croix, la coopération entre le gouvernement LND et l’armée est restée à l’état d’espoir non concrétisé. Du côté du prix Nobel de la paix 1991, face à l’évidence du piège se refermant sans tarder sur ses frêles épaules, à l’exaspération a rapidement succédé la résignation ; et au succès espéré de son administration se substitua une pénible désillusion.
DES SURPRISES À « ANTICIPER » ?
Il s’agira ici de se montrer prudent. À mesure que l’échéance électorale se précise, que la pandémie de Covid-19 – toute limitée soit-elle encore en comparaison d’autres voisins immédiats infiniment plus touchés, à l’instar de l’Inde (4,5 millions de cas, 76 000 morts le 11 septembre) – semble prendre un élan plus marqué (en Arakan tout spécialement), et que certaines franges de la société birmane appellent (encore timidement) à considérer le report du scrutin, l’hypothèse d’une reprogrammation de l’événement ne saurait être écartée.
*Pour rappel, le 2 mai 2008, le puissant et meurtrier cyclone Nargis frappa l’ouest du pays, faisant plus de 140 000 morts. Une tragédie humaine considérable qui ne retint pas les autorités militaires d’alors d’organiser comme prévu, moins de deux semaines plus tard, un référendum constitutionnel national.
Si ce principe de précaution – de bon aloi – laissait in fine de marbre les autorités et que des conditions peu ou prou normales, acceptables (« good enough », résument parfaitement les acteurs sur place…), finissaient par prévaloir, alors il semblerait possible de considérer les grands traits suivants : les élections sont organisées comme prévu* ; nouveau succès comptable de la LND mais en retrait de sa performance de 2015 ; progression notable dans les urnes de la myriade de partis ethniques (au détriment de la LND) ; légère progression ici encore de l’USDP (parti pro-junte) mais loin de ses attentes (décalées de la réalité) ; l’armée accepte le résultat de ce scrutin comme en 2015 et à l’inverse de 1990 ; la communauté internationale – peu présente en tant qu’observatrice du fait de la pandémie – considère le scrutin globalement libre et honnête et valide également le résultat. S’ouvre ensuite une interminable période (plusieurs mois a priori) avant l’entrée en fonction de la prochaine administration – un semestre entier s’était écoulé lors du scrutin de 2015 – et l’intronisation du gouvernement civil.
Du décompte précis des résultats de chacun des grands « acteurs » politiques (LND, USDP et alliances ethniques) dépendra ensuite la désignation des trois vice-présidents (un nommé par l’armée, les deux autres par les chambres haute et basse) ; le primus inter pares de ce trio, celui recevant le plus de voix du collège électoral parlementaire, émergeant ensuite comme le prochain chef de l’État. À ce niveau, tous les scénarios, toutes les tractations, restent à ce jour envisageables.
L’OMBRE DES GÉNÉRAUX
Même si le succès électoral de la LND est fort probable en termes absolus, les deux mêmes obstacles empêcheront donc la « Dame » de succéder au très discret Win Myint au printemps prochain à la tête de l’État : d’une part le processus de nomination du président et de l’autre, la Constitution de 2008 qui n’a pas été amendée dans le sens souhaité par la LND, notamment les dispositions de l’article 59f interdisant à Aung San Suu Kyi de briguer la présidence. D’autres semblent en revanche à cette heure avoir plus de chance d’y accéder, à l’instar de l’énigmatique général Min Aung Hlaing, le chef des armées, dont le « mandat » à la tête de la Tatmadaw (limite d’âge et retraite obligent) se termine opportunément en début d’année prochaine, juste à temps pour postuler à la vice-présidence, en tant que candidat de l’armée.
Ces derniers mois, en Birmanie ou lors de visites à l’étranger, de manière évasive, subliminale ou plus directe, l’intéressé n’a pas fait mystère de ses divers projets possibles une fois l’habit militaire remisé. Désireux de servir encore et toujours le pays – qui plus est malmené par les hostilités, sevré de paix -, ce sexagénaire à la carrière militaire aboutie se verrait bien à présent, à l’image de Thein Sein, l’ancien général et ex-numéro 3 de la junte devenu président entre 2011 et 2016, endosser le costume civil et assumer la fonction présidentielle.
Une hypothèse qui, sans être aujourd’hui garantie en aucun cas, gagne pourtant, progressivement, irrésistiblement, en crédit. Une trame éventuelle qui toute constitutionnelle soit-elle, peinerait certainement à contenter un électorat épris de démocratie mais toujours exposé à une réalité plus rude, plus triste, celle de l’omniprésence, sinon de l’omnipotence démontrée des généraux.[/asl-article-text]
Par Olivier Guillard
Spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), le Dr Olivier Guillard est l’auteur du livre « De l’impasse afghane aux errances nord-coréennes : chroniques géopolitiques 2012-2015 » (NUVIS, Paris, 2016). Il a publié divers ouvrages sur la volatile scène politique et stratégique du sous-continent indien, dont « Pakistan 2020 : sur la voie du développement… ou du délitement ? » (L’Harmattan, Paris, 2001), « Géopolitique de l’Inde : ambitions nouvelles » (PUF, Paris, 2016). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.