Par Moustapha Benfodil
Lundi 22 février 2021. C’est le deuxième anniversaire du hirak. Il est moins de 10h et Alger est bleue et grise. Un impressionnant dispositif de police quadrille la capitale. Un hélico fait un boucan dans le ciel. Une pluie ininterrompue tombe depuis le matin. Avec le P comme «police» et le P comme «pluie», on se dit que ce n’est pas un jour pour sortir. Pourtant, on parle avec insistance d’un retour du hirak.
En traversant la rue Didouche Mourad, jusqu’à la place Audin et la Grande-Poste, il n’y a pas la moindre velléité «d’attroupement non armé», comme dit la formule judiciaire. Des fourgons de police partout. Des agents, en uniforme ou en civil, sont disséminés dans les moindres recoins. Des grésillements de talkies-walkies, des sirènes des voitures de police qui filent à tombeau ouvert confortent cette impression de ville assiégée. Alger est comme en état de siège.
Nous coupons par l’hôpital Mustapha pour gagner le 1er Mai (ex-Champ de manœuvres). Chemin faisant, nous croisons Mustapha Atoui, président de l’Association nationale de lutte contre la corruption, accompagné d’un autre militant.
Les deux activistes revenaient du Ruisseau où ils avaient pris part à l’une des premières manifs de la journée. «Nous étions à peu près 200 personnes. Cela fait trois mois qu’on prépare cette action. On a préféré éviter le centre-ville et lancer notre marche à partir du Ruisseau. On a réussi à faire entendre notre voix. Il y avait des gens qui klaxonnaient. Mais la police est intervenue et il y a eu pas mal d’interpellations», témoigne Mustapha Atoui. Sur les réseaux sociaux, on alertait sur des arrestations du côté du Hamma. Nous apprendrons également que Fethi Gheres du MDS (Mouvemment démocratique et social) a été interpellé à la Grande-Poste.
D’autres infos parlaient de groupes de manifestants qui venaient de Bab El Oued et de la place des Martyrs. Nous rebroussons chemin. Direction: la Grande-Poste. Nous coupons par le marché Réda Houhou (ex-Clauzel) pour gagner la place Audin. L’horloge qui trône sur la place indique exactement 12h10. Des clameurs montent à ce moment précis.
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Des cordons des forces antiémeutes se déploient dare-dare, tandis que des cris fusent. A notre immense surprise, des jeunes, environ une centaine au départ, qui étaient arrivés de Bab El Oued, ont réussi à occuper un tronçon de la place Audin, à hauteur du café Les Capucines.
La foule commence à grossir, occupe la chaussée. Un scénario totalement imprévu au vu de la répression constatée plus tôt. Cela rappelle de façon troublante le scénario du 22 février 2019: ce jour-là aussi, le matin, toutes les rues étaient bouclées, les premiers manifestants arrêtés, mais l’après-midi, devant la marée fulminante des frondeurs, les digues coercitives ont fini par céder. On voyait ainsi hier le périmètre de la place Audin se remplir rapidement.
La foule en furie scandait: «Dawla madania, machi askaria» (Pour un Etat civil, non au régime militaire), «L’istiqlal, l’istiqlal !» (L’indépendance), «Lebled bledna we endirou raïna» (Ce pays est nôtre et nous ferons ce qui nous plaît).
Les manifestants continuent à affluer en martelant: «Ma djinache bech nehtaflou, djina bech terahlou» (On n’est pas venus pour faire la fête, on est venus pour vous chasser). On entendait aussi: «Ma kan islami, ma kan ilmani, kayen issaba tesreq aÿnani» (Il n’y a ni islamiste ni laïc, il y a juste une bande de brigands qui vole au grand jour).
Nous remarquons la présence de Mohamed Tadjadit, le fougueux poète de La Casbah, parmi les manifestants. Nous en profitons pour recueillir ses impressions : «Le pouvoir prétend fêter le deuxième anniversaire du hirak. Il veut le récupérer. Mais nous, on n’est pas venus pour festoyer, on est venus pour leur dire partez!» assène-t-il. Pour l’ex-détenu d’opinion, il ne fait aucun doute que «le hirak est toujours vivant, il n’a jamais abdiqué. Ce deuxième anniversaire est pour nous l’occasion d’affirmer notre détermination à les dégager. Ecoutez les slogans, ce ne sont pas des slogans de fête. Les gens sont en colère». Mohamed se dit favorable à l’organisation du mouvement. Toutefois, il récuse le statut de «représentant du hirak», sauf «si le peuple le décide». «Je me soumets à la volonté du peuple. Le dernier mot lui revient. Moi je suis un homme de terrain, je ne suis pas fait pour organiser les marches. Mais l’organisation est forcément une bonne chose», argue-t-il.
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Bientôt, la place Audin est noire de monde. Une marée humaine déferle sur la rue Didouche jusqu’à buter contre un autre cordon de sécurité, plus hermétique, formé à hauteur du cinéma L’Algéria. Les manifestants scandent tout le répertoire des chants et des slogans du hirak : «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs), «Ya Ali Amar, bladi fi danger, enkemlou fiha la Bataille d’Alger» (Ali, mon pays est en danger, nous poursuivrons la Bataille d’Alger), «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma nouellouche» (Nous sommes les enfants de Amirouche, on ne fait pas de marche arrière), «We enkemlou fiha ghir besselmiya, we ennehou el askar mel Mouradia» (Nous continuerons notre combat pacifiquement et nous bouterons les militaires du palais d’El Mouradia»…
On pouvait entendre dans la foulée l’incontournable La Casa d’El Mouradia [l’hamne des manifestant·e·s]. Chair de poule. Sur l’une des pancartes brandies, ce message cinglant: «Des mains intérieures veulent le changement. Le hirak ne complote pas contre son pays.» Une autre proclame: «La feuille de route du système est dans l’impasse.»
Une dame résume ainsi les revendications du mouvement: «Les objectifs du hirak: un Etat de droit, la démocratie et l’indépendance de la justice.» L’admirable Amina Haddad [productrice de cinéma] proclame pour sa part: «Ceci est un hirak, pas un «talahoum» (cohésion, ndlr). ENTV & Co [télévision d’Etat], ne mentez pas. Non à la falsification de l’histoire.»
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La foule est transfigurée. La magie du hirak est revenue. Même la pluie s’est arrêtée. Une forte émotion se lit sur les visages, exaltés par ces retrouvailles tant attendues. Accolades fraternelles. Certains fondaient en larmes. «J’attendais ce moment sur des charbons ardents. Ça m’a tellement manqué», lâche un hirakiste chevronné. «Je suis aux anges. C’est extraordinaire!» exulte Lyès, un jeune de trente ans, avant de nous confier: «2019 reste la plus belle année de ma vie!» D’aucuns se donnaient déjà rendez-vous pour aujourd’hui, mardi, en répétant ce mot d’ordre: «Ghadwa maâ etalaba» (Demain avec les étudiants).
Dans l’esprit des manifestants rencontrés hier, le retour du hirak est désormais acté, se donnant d’emblée rendez-vous pour vendredi prochain. «Bien sûr que je sortirai vendredi. Il était temps», lance Abdelkader, la soixantaine, cadre dans les télécoms, avant d’ajouter: «Le pouvoir a fait ce qu’il voulait. Il faut que le hirak reprenne. C’est le seul espace d’expression que nous ayons pour dire notre mot.» (Publié dans El Watan en date du 23 février 2021).
La Rue ou rien !
par El-Houari Dilmi
Loin du Hirak populaire qui, pour l’instant, fait «match nul» avec le pouvoir, même si ce dernier multiplie laborieusement les offres politiques de charme pour se dégager de l’impasse héritée de l’ancien Régime, la Rue gronde. Il ne se passe pas une journée sans que l’on signale des routes bloquées, des sièges d’APC cadenassés, des sit-in et autres protestas aux quatre coins du pays. Soixante ans après le recouvrement du soleil de la liberté, la satisfaction des besoins primaires des populations, classée sous le générique fourre-tout de « zones d’ombre », reste la revendication leitmotiv des populations aux quatre coins du pays. C’est que la rue, ce dévidoir social par vocation, se réveille dans un gigantesque geyser de colère, alors que la nouvelle équipe gouvernementale, version Djerad II, n’a pas encore trouvé la bonne thérapie pour dégager le pays d’une dangereuse zone de turbulences.
Les mauvaises conditions économiques et sociales risquent bien de brouiller la vue au nouveau cabinet gouvernemental, d’autant plus que seul un « remède de cheval » peut remettre en marche, la gigantesque machine en panne qu’est devenue l’Algérie, d’aujourd’hui. Et même si le commun des Algériens ne voit pas la pilule passer avec des impôts et taxes inscrits au titre de la Loi de finances 2021, les « mesures-bouclier » prises par le gouvernement ne semblent pas avoir l’impact voulu sur la vie quotidienne des Algériens, l’urgence étant d’adosser un pompier à chaque pyromane en puissance, tant la conjoncture sociale laisse présager des jours douloureux. En attendant, il s’agira pour l’exécutif de surveiller, comme du lait sur le feu, toute velléité, délibérée ou pas, de titiller le détonateur d’une bombe sociale qui garde encore intactes toutes ses capacités de nuisance. Parce que concilier un immense chantier politique en cours, une politique économique performante avec une justice sociale acceptée de tous, n’est-ce-pas là, à dire vrai, la plus exaltante des œuvres humaines dignes d’un prix Nobel d’économie !
Par Zineddine Sekfali
–Les années 2019-2020 forment une période charnière entre un passé affligeant, qu’il était devenu urgent de clore, et un avenir prometteur qu’il va falloir construire résolument et le plus vite possible. Politiquement, 2019 et 2020 sont marquées par trois grands évènements qui resteront autant de repères dans le cours de l’histoire de l’Algérie. Il s’agit, en l’occurrence, de l’apparition d’un vaste mouvement populaire immédiatement baptisé Hirak, de l’élection d’un nouveau président de la République et de l’adoption, par voie référendaire, d’une nouvelle Constitution. Ces évènements signent un changement de cap évident et une rupture radicale d’avec le système – ou si l’on préfère le régime – en place depuis des décennies. Sénescent et moralement pourri, tous les rouages et structures du régime étaient, depuis au moins vingt ans, phagocytés par des féodalités administratives indéracinables, des partis politiques factices, entretenus par l’administration sur les fonds publics, et une redoutable catégorie d’affairistes compradores et prédateurs insatiables.
Les Algériens espéraient, dans leur très grande majorité, l’émergence d’un nouvel ordre politique, démocratique, respectueux des libertés et du Droit. L’apparition aussi soudaine qu’inattendue du Hirak, puissant mouvement populaire formé de citoyens, hommes et femmes, issus des générations postindépendance, tous éperdument épris de liberté et de démocratie, a créé la surprise — une très heureuse surprise ! — et fait renaître une lueur d’espoir chez nos concitoyens, alors complètement désenchantés et abattus par la corruption et les magouilles du système. Les meilleurs révélateurs du profond désespoir dans lequel nos concitoyens étaient tombés restent les résultats électoraux de tous les scrutins précédemment organisés par le système avec la complicité active de beaucoup de partis politiques et la participation directe des autorités locales, notamment pour la tenue de meetings «bidons» réunissant des militants gracieusement «embedded» par d’impressionnantes flottes d’autobus, nourris aux sandwichs au «fromage-casher» et grassement «indemnisés pour leur sens civique» sur des fonds illégalement puisés dans les caisses de l’Etat et des collectivités locales, mais aussi sur des fonds privés d’origine douteuse, clandestinement collectés.
Cet immense mouvement populaire, immédiatement baptisé «Hirak», n’est ni un parti, ni un front, ni une sainte alliance partisane, ni un bloc, ni une coalition… Le Hirak est et restera sans doute un mouvement citoyen, révolutionnaire, pacifique, qui rassemble des millions de citoyens algériens autour de quelques valeurs universelles essentielles et des principes fondamentaux de la démocratie. N’en déplaise à ceux qui ont vu dans ce mouvement d’essence populaire un concurrent dangereux pour leurs partis politiques respectifs, comme à ceux que toute manifestation populaire spontanée qui échappe à leur contrôle hystérise fortement, comme enfin aux «complotistes» qui aiment semer la suspicion et jeter le discrédit sur les initiatives qui les dérangent, le Hirak a réuni les Algériens sans jamais les diviser, ni les opposer les uns aux autres.
En vérité, ce grand mouvement populaire a ressoudé la nation que d’aucuns — des irresponsables et une faible minorité de pêcheurs en eau trouble — s’emploient depuis, pour des motifs idéologiques malsains, à disloquer et à fragmenter. Diviser pour régner, n’est-ce pas ce que pratiquent les disciples de Machiavel ! Le Hirak unificateur est, de ce seul point de vue déjà, l’évènement historique le plus marquant de notre Histoire nationale contemporaine. En vérité, nous avons aussi de nombreuses autres raisons de célébrer son anniversaire le 22 février prochain et de commémorer ses premiers acquis…
Lors des marches, sit-in et autres rassemblements sur les places et voies publiques, les hirakistes ont, en se fondant dans la foule compacte, délibérément opté pour l’anonymat, celui des foules très précisément. Pour autant, considéré individuellement, chaque hirakiste agit et avance sans masque. Les hirakistes ne se cachent pas et ne se pavanent pas non plus, comme le font les politiciens en manque de base militante.
Personne n’est dupe, il y a des tentatives de récupération des hirakistes par les politiciens. On a bien vu certaines personnes, plus ou moins connues pour leurs obédiences partisanes ou idéologiques, se mêler aux hirakistes dans le but de recruter à leur profit de nouveaux militants et, à défaut, d’y racoler quelques sympathisants et potentiels électeurs, en prévision des prochains scrutins nationaux ou locaux déjà annoncés pour l’année en cours… Les citoyens qui intègrent le Hirak n’ont pas d’arrière-pensées.
Chacun sait qu’il y a beaucoup de fierté dans le tempérament de l’Algérien et l’on devrait savoir, depuis le temps qu’on côtoie ce peuple, qu’il n’aime pas les compromissions et qu’il méprise profondément les corrupteurs autant que les corrompus. Le Hirak est, dans sa forme comme dans le fond, un phénomène typiquement algérien, par sa spontanéité, sa sincérité, la puissance de son élan, la solidité de ses convictions, son attachement au pacifisme et son rejet de la violence.
S’il a étonné et même rendu perplexes de nombreux politologues et observateurs étrangers, en ce qui nous concerne, nous les Algériens, nous avons d’emblée vu dans le Hirak un idéal, du courage et, par-dessus tout, la pureté et la sincérité qui habitent et animent les vrais révolutionnaires. Le Hirak n’est pas un produit d’importation comparable ou similaire aux mouvements populaires surgis dans certains pays occidentaux où la démocratie représentative minée par les «combinazioni» s’est essoufflée, entraînant une importante démobilisation électorale ainsi qu’un désenchantement démocratique patent, signes précurseurs de l’arrivée de régimes populistes, autoritaires ou carrément fascistes. Le Hirak algérien n’est en aucune façon une pâle copie d’un quelconque mouvement politique ou social, né à l’étranger.
De surcroît, chez nous, personne n’a jamais songé à l’exporter hors de nos frontières, alors même que nos compatriotes émigrés, notamment en France et au Canada, ont organisé dans ces deux pays, à plusieurs reprises, des marches en soutien au Hirak national qui, malgré les entraves et obstacles dressés par certains dans le but assumé de le casser, a continué à se développer en s’étendant quasiment à l’ensemble des wilayas du pays. Chaque vendredi, pendant plus d’une année, qu’il vente, qu’il pleuve, ou que le soleil brûle les têtes et les corps, que des barrages routiers soient dressés pour bloquer les accès des villes, que des milliers de policiers et de gendarmes en armes soient déployés dans les rues et sur les carrefours réputés stratégiques, nous avons vu des dizaines de milliers, puis des centaines de milliers de hirakistes se déplacer en masse et organiser avec succès d’immenses protestas, sans forcer quiconque à manifester et surtout sans jamais recourir à la violence. Ces marches grandioses resteront à tout jamais gravées dans les mémoires individuelles ainsi que dans notre mémoire collective. Les citoyens s’agrégeaient au mouvement, spontanément, de leur plein gré, librement et paisiblement. Il n’y a jamais eu durant les marches du Hirak à Alger ni dans aucune autre ville de notre pays les graves troubles à l’ordre public, des mises à sac de commerces, de cafés et de restaurants, des incendies de véhicules automobiles ni aucun des actes de violences sauvages qui clôturaient quasi régulièrement les manifestations des «Gilets jaunes» en France.
Que de fois le Hirak, qui, chez nous, est l’incarnation vivante et agissante de la souveraineté populaire, s’est retrouvé dans des face-à-face avec le pouvoir politique en place, lequel, en principe, tire sa légitimité de la volonté populaire ! Le Hirak et le pouvoir s’étaient, au fil des semaines et des manifestations, installés dans un antagonisme ô combien dangereux pour la paix publique et l’unité nationale ! Que de fois les citoyens protestataires et les agents des appareils de sécurité de l’Etat, en charge, en principe, de la protection — en toutes circonstances — des citoyens mais en même temps soumis à la subordination hiérarchique des autorités politiques et administratives, se sont eux aussi trouvés face-à-face, tels des adversaires irréconciliables, prêts, au moindre signal, à en découdre ! Et cependant, il n’y a eu ni confrontations frontales brutales, ni insurrections, ni émeutes, ni guerre civile, et moins encore, un quelconque appel ou velléité de séparatisme. En tout cas, il n’y a eu ni blessés graves, ni éclopés, ni éborgnés chez les manifestants, et pratiquement aucun agent de l’ordre public mobilisé pour le maintien de l’ordre pris à partie et blessé par des manifestants. Et cependant, combien de fois la République a vacillé et combien de fois l’Etat a failli s’effondrer n’étaient, fort heureusement, la perspicacité, la sagesse et le patriotisme de quelques hommes, auxquels nous devrions tous, un jour ou l’autre, rendre un vibrant hommage et exprimer notre profonde reconnaissance pour nous avoir épargné les malheurs de l’insurrection et de la guerre civile !
Mais parce que la pandémie de Covid-19 a envahi notre pays et fortement touché nos populations, les hirakistes — eux aussi confinés — ont suspendu leurs manifestations, déserté les rues et sont rentrés chez eux.
Néanmoins, nous ne dirons pas, abandonnant nos hirakistes les plus en vue aux fourches caudines d’une répression globalement jugée trop sévère et dans certains cas même non fondée, ces quelques paroles extraites d’un petit bijou de la poésie française chantée, qui est devenue un véritable «tube» dans les années 1960, grâce au film Jules et Jim de Truffaut et à la voix suave de la très charmante Jeanne Moreau : «On s’est perdu de vue / On s’est retrouvé / On s’est séparé / Puis chacun pour soi est reparti / Dans les tourbillons de la vie…» Mais rien n’est encore joué pour le Hirak.
Sa mission est loin d’être terminée. Il reste encore en effet à refonder la République et ses institutions, à restructurer l’Etat et ses démembrements, à réactiver le développement économique dans ses trois piliers qui sont : l’industrie, l’agriculture et les services. En fait, ce qui reste à réaliser (les RAR comme on disait à une certaine époque) c’est en un mot : l’essentiel !
De plus, tous les citoyens en conviendront, à mon humble avis, il est hors de question pour la justice, cette vénérable institution républicaine gardienne de la loi et dans le même temps des libertés individuelles, mais aujourd’hui sérieusement secouée par des querelles de personnes, des luttes d’influence, les jalousies des uns et les ambitions des autres, de laisser passer entre les mailles des filets de la répression les satrapes et les mafieux qui ont ruiné notre pays.
Dans son livre Les Damnés de la terre, Frantz Fanon nous mettait déjà en garde contre cette catégorie d’affairistes mafieux quand il a écrit, à propos des pays nouvellement indépendants, cette observation prémonitoire : «(…) elle (la bourgeoisie locale parvenue au pouvoir) n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire (…) Etre dans le circuit, la combine, telle semble être sa vocation profonde. Elle a une psychologie d’hommes d’affaires, non de capitaines d’industrie.» Il importe à cette occasion de mettre aussi en garde les responsables de la justice, et particulièrement les magistrats en charge des affaires économiques et des affaires de corruption, contre toute négligence coupable dans le traitement des dossiers dont ils sont saisis, comme contre toute tentation de faire montre envers la «3issaba» d’une complaisance complice ou d’une clémence de mauvais aloi.
Il ne saurait en toute logique y avoir pour les délinquants économiques ni immunité, ni impunité, ni circonstances atténuantes. Il faut pour le reste veiller à ce que nos juges ne recourent pas, pour procéder à des acquittements ou des libérations ou des non-lieux à suivre, à des artifices de procédure ou autres mesquines supercheries juridiques.
La justice ne doit obéir qu’à la loi, nous rappelle la Constitution. Que dirions-nous au peuple, si ceux qui doivent appliquer la loi la violent quand bon leur semble ! Un ancien magistrat a dit très justement, me semble-t-il, ceci : «la tâche des juges consiste à rendre des jugements fondés en fait et en droit, mais pas des services !» C’est aux institutions judiciaires qu’il appartient de nous débarrasser des satrapes véreux et des affairistes mafieux qui ont soumis le pays à un pillage monstrueux durant deux décennies au moins. C’est à la justice qu’il revient de faire réintégrer dans les caisses de l’Etat les fonds frauduleusement transférés à l’étranger. C’est là le challenge exaltant dévolu par la Constitution, la loi et le Hirak à la justice en cette période d’apurement des comptes entre le peuple et ses spoliateurs. Encore faudrait-il en plus que les procès et les audiences se déroulent dignement et dans la sérénité. Il n’y a rien de plus détestable en effet que ces images de foire d’empoigne, d’agitation, de désordre et d’individus se déplaçant dans tous les sens et se comportant dans les salles d’audience de nos cours et tribunaux comme s’ils étaient dans des souks. C’est en tout cas ce que les téléspectateurs ont retenu des images diffusées, certains jours, par des télévisions autorisées à couvrir en direct les procès de corruption. Plus surprenants encore sont ce que je nommerais ici les «revirements de jurisprudence» qui ont récemment marqué la scène judiciaire. On a vu des dossiers franchir à une vitesse surprenante, toutes les étapes de la procédure pénale : instruction, jugement en première instance devant un tribunal, appel devant une cour, cassation à la Cour suprême, renvoi devant une cour ou la même cour autrement composée. Mais le plus étonnant dans ces affaires, c’est qu’après avoir commencé par des condamnations à de lourdes peines de prison, elles se terminent, à l’issue d’une saga judiciaire qui mobilise plusieurs juridictions et plusieurs magistrats, par une décision de relaxe ! La même chose s’est passée dans les juridictions militaires où, pourtant, les poursuites ne peuvent être engagées que sur un ordre écrit du ministre de la Défense qui, aujourd’hui comme hier, n’est personne d’autre que le président de la République lui-même.
Si je conçois fort bien qu’un juriste, avocat ou magistrat, rompu à la procédure pénale, ne puisse trouver dans «ces revirements jurisprudentiels» rien de surprenant ni d’anormal, qu’on me concède d’oser penser qu’il n’est pas sûr que le citoyen lambda comprenne comment et pourquoi la justice puisse rendre quelqu’un «noir» un jour et «blanc» un autre jour, dans une même affaire ! La Fontaine a écrit dans sa fable Les animaux malades de la peste : «Selon que vous êtes puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir !»
J’ose espérer que cet adage ne s’applique pas aux récents revirements de jurisprudence. Tout cela pour dire combien les peuples, au nom desquels la justice est rendue, sont attentifs aux jugements de condamnation et d’acquittement, aux décisions d’élargissement et de non-lieu, que les juges prononcent dans les «grosses» affaires et plus particulièrement les affaires de corruption ! Il est enfin de la plus haute importance pour l’honneur de l’institution judiciaire et son crédit, que les institutions judiciaires communiquent sur de tels «revirements de jurisprudence» et s’en expliquent publiquement. Ne doutent en effet de l’intérêt porté par notre peuple aux décisions de justice que ceux qui sont atteints de cécité politique ou sont totalement coupés de la réalité.
Z. S.