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Propos recueillis par Omar Merzoug
L’essai de Sylvie Thénault, paru récemment aux éditions du Seuil, sous le titre « Les Ratonnades d’Alger, 1956 » a retenu, à juste titre, notre attention. Les ratonnades, ce furent de violentes expéditions punitives, aveugles de surcroît, contre les Algériens pendant la Guerre d’Algérie. Pour savoir dans quelles circonstances, ces ratonnades se sont produites et connaître le fin mot de l’affaire, nous nous sommes adressé à l’auteur qui a bien voulu répondre à nos questions.
Sylvie Thénault : J’ai lu un récit de ces événements pour la première fois dans les années 1990, quand je faisais ma thèse sur la justice dans la guerre d’Algérie. J’avais en effet dépouillé la presse française de l’époque et j’avais lu l’article paru dans Le Monde du 1er janvier 1957. Cela m’avait frappé parce que, précisément, c’est l’antiracisme qui m’a conduit à m’intéresser à l’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance algérienne. Cependant, comme j’ai été prise par d’autres recherches, je n’ai commencé à travailler sur ces ratonnades que récemment, depuis 2014 environ.
O.M. : En quoi les faits que vous décrivez vous semblent-ils illustrer ce «racisme colonial» dont vous parlez ?
S.T. : Quand j’ai commencé à travailler sur ces ratonnades, je ne savais pas ce que j’allais trouver : qu’est-ce qui les a provoquées ? Il y a bien sûr l’attentat contre Amédée Froger, leader de l’Algérie française mais ensuite, que s’est-il passé ? Si les ratonnades avaient eu lieu dans la foulée de l’attentat, le jour même, au fur et à mesure que la nouvelle de la mort de Froger était annoncée, j’aurais privilégié l’effet psychologique de l’attentat pour les expliquer. Mais elles ont eu lieu le lendemain, c’est-à-dire à retardement par rapport à l’attentat. J’aurais pu alors trouver la trace de manipulations de la part de groupuscules d’extrême droite, qui sont nombreux à Alger à cette époque. Mais là non plus, ce n’est pas que j’ai trouvé dans les récits, qu’il s’agisse des rapports de police ou des articles de journaux. En fait, il y a un déploiement de ces violences dans une logique propre à cette colonie de peuplement qu’était l’Algérie française : avec environ un million de Français et huit millions d’Algériens en 1954, cette colonie ne peut exister qu’à condition d’inférioriser en permanence la majorité algérienne, alors appelée «musulmane». Il faut, pour que la colonie perdure, maintenir par la force la suprématie de la minorité française, dite alors « européenne ». C’est donc une société régie par une ségrégation maintenant les «musulmans» dans l’infériorité constante avec des discours et des conceptions racistes.
O.M. : Les ratonnades dont vous faites en quelque sorte l’archéologie succèdent à l’assassinat d’Amédée Froger, pourriez-vous brièvement présenter Amédée Froger à nos lecteurs les plus jeunes et ce qu’il a incarné.
S.T. : Amédée Froger était maire de Boufarik, conseiller général d’Alger et élu à l’Assemblée algérienne. C’était un élu local très actif pour la défense de l’Algérie française. Il est surnommé « le président des maires » car il dirige la Fédération des maires du département d’Alger. Il a 74 ans en 1956 et il a appris, au cours de sa longue carrière politique, à faire pression sur les autorités. Il est un représentant connu de la défense de l’Algérie française.
O.M. : Pourquoi a-t-on ciblé précisément Amédée Froger (et pas un autre ténor de la société coloniale, il n’en manquait pas) et dans quelles circonstances l’a-t-on assassiné ?
S.T. : Pendant toute sa carrière politique, il a travaillé à faire de Boufarik le symbole de la colonisation triomphante. Il a notamment beaucoup œuvré lors du Centenaire de l’Algérie française. Il est ainsi, pour les Algériens, le symbole de la dépossession foncière sur laquelle s’est construite la réussite économique dans la Mitidja. Les communistes, d’ailleurs, le dénonçait comme appartenant aux « seigneurs » de l’Algérie. En 1956, il a été à la tête de toutes les mobilisations pour l’Algérie française. C’est donc une figure de la violence de l’Algérie française. Le vendredi 28 décembre au matin, il est tué par balle alors qu’il sort de chez lui et monte dans sa voiture pour aller à une réunion de la Fédération des maires.
O.M. : Dans son grand reportage sur la Guerre d’Algérie, Yves Courrière écrit que l’assassin de Amédée Froger est Ali La Pointe, dont on connaît le rôle pendant la bataille d’Alger ? Est-ce que cette thèse est exacte ? Et sinon sait-on précisément qui est l’assassin et le commanditaire ?
S.T.: Non vraiment, cette désignation d’Ali La Pointe est très fragile. Yves Courrière ne donne pas de sources et ensuite, on a repris son information sans la vérifier. En 1957, c’est Badeche Ben Hamdi qui a été arrêté, condamné à mort et exécuté pour l’attentat. C’était un jeune habitant de la Cité Mahieddine, très vraisemblablement membre du MNA (mouvement national algérien). Le MNA en effet continuait à agir à cette époque à Alger même s’il était en recul face au FLN. Ceci dit, l’enquête judiciaire est sommaire et Badeche a été torturé. Il n’y a donc aucune preuve de sa culpabilité. Après avoir brassé quantité de sources de natures différentes, je ne peux affirmer ni qu’il est coupable, ni qu’il est innocent de l’attentat. Quant au commanditaire, les sources conduisent vers un homme habitant Mahieddine, messaliste lui aussi mais son destin demeure mal connu.
O.M. : Le 29 décembre 1956, écrivez-vous, à Alger, des Français ont blessé et tué des Algériens, pillé et saccagé leurs biens, au hasard, dans les rues, sur le passage du cortège funèbre d’Amédée Froger ainsi qu’après l’inhumation, une fois toute cérémonie terminée», comment expliquez-vous ce déchaînement de violences ?
S.T. : Ces violences sont à la conjonction de trois phénomènes qui jouent à des degrés différents : un effet psychologique consécutif des attentats, mais certainement pas primordial comme je l’ai expliqué ci-dessus ; des mobilisations pour l’Algérie française pendant toute l’année 1956, qui ont reposé sur des appels à la haine et à la violence en insistant sur le maintien de la suprématie européenne ; et surtout, le plus important est une dynamique sociale profonde de la société coloniale. De longue date, au sein de la minorité européenne s’est développée une logique d’autodéfense, avec la légitimation du port d’armes et l’exercice de la violence pour maintenir sa présence et sa suprématie. L’enjeu est pour elle particulièrement crucial à Alger, où la population algérienne croît fortement sous l’effet de l’exode rural, lui-même provoqué par la misère dans les campagnes. Il y a eu d’autres violences, avant ces ratonnades du 29 décembre 1956, démontrant que l’enjeu est d’occuper l’espace, de la conserver et d’en chasser les autres.
O.M. : Dans votre patiente et minutieuse enquête, les faits décrits n’apparaissent plus comme des faits isolés, mais comme la conséquence de tout un système colonial fondé sur l’oppression et la ségrégation, par quel cheminement avez-vous pu établir ce qui apparaît à l’évidence comme une vérité ?
S.T.: Comme je vous l’ai dit précédemment, j’ai commencé à travailler sans savoir quels mécanismes j’allais découvrir pour comprendre ces ratonnades. Et je n’ai pas trouvé de manipulation de la part de groupuscules d’extrême droite dans les sources, je n’ai pas trouvé non plus de spontanéité dans la foulée de l’attentat lui-même. En revanche, j’ai compris, au fur et à mesure de mon enquête, à quel point la structuration de la société coloniale avec sa logique de ségrégation jouait pleinement. Les lecteurs pourront découvrir tous les événements de l’année 1956, que je décris minutieusement, pour prendre toute la mesure de la puissance de cette logique et ce qu’elle porte en elle comme potentiel meurtrier.
O.M. : En quoi les ratonnades de 1956 sont-elles au fond révélatrices de la psychologie profonde des colons et des mécanismes de la société coloniale ?
S.T. : En tant qu’historienne, je n’analyse pas de psychologie surtout que je me méfie de l’idée même de psychologie collective. Une fois encore, les mécanismes de ségrégation et l’enjeu de l’occupation de l’espace sont fondamentaux, comme je vous l’ai dit dans cet entretien.