Le discours biaisé sur la guerre en Ukraine – Paul Pillar

Ces neuf derniers mois, le débat sur la guerre russo-ukrainienne a fait apparaître plusieurs carences à mesure qu’il se développait. 

Les questions qui entourent la politique américaine vis-à-vis de la guerre russo-ukrainienne fournissent de nombreuses raisons de débattre. La guerre a mis Washington et ses alliés occidentaux face à des décisions difficiles et à d’inévitables compromis. Les exhortations louables en faveur d’une résistance ukrainienne courageuse à une invasion sans merci doivent s’accompagner d’une prise de conscience que les intérêts nationaux ukrainiens ne sont pas identiques à ceux de ses soutiens. Le principe selon lequel il ne faut pas laisser impunie une agression directe doit être modéré par le risque d’escalade vers une guerre plus large. De plus, aider l’Ukraine implique des compromis au niveau des ressources, et maintenir des Etats dans une position anti-Russie pourrait entrer en conflit avec d’autres sujets que les États-Unis souhaiteraient voir abordés par les pays concernés.

Bien que toute politique en la matière puisse donner aux commentateurs matière à objection, une politique a plus de chances d’être solide si elle repose sur un débat public qui utilise des conceptions claires et correctes de la relation entre les opérations militaires et la diplomatie en temps de guerre. À cet égard, le débat aux États-Unis a présenté plusieurs déficiences récurrentes au cours de son évolution au cours des neuf derniers mois.

Une surréaction aux développements à court terme

Un exemple de cette lacune est l’histoire malheureuse d’une lettre ouverte de trente membres progressistes du Congrès demandant instamment des négociations pour mettre fin à la guerre. La lettre a obtenu la plupart de ses signatures au cours de l’été, mais n’a été publiée qu’en octobre. Elle a rapidement suscité des réactions négatives, y compris de la part de certains législateurs qui l’avaient signée auparavant mais qui ont déclaré qu’ils ne la soutiendraient plus après sa publication. Les points soulevés dans la lettre étaient tout aussi valables qu’auparavant ; ce qui a changé, c’est que les forces ukrainiennes ont remporté des victoires importantes dans l’intervalle, notamment en reprenant des territoires dans l’Oblast de Kharkiv.

Bien sûr, les positions diplomatiques concernant la fin des guerres ont toujours reflété les résultats du champ de bataille, mais ce type de réaction à une offensive réussie est une approche à court terme d’un problème à long terme. Le succès et la stabilité de l’accord de paix qui mettra fin à la guerre en Ukraine, quel qu’il soit, dépendront de la mesure dans laquelle il résoudra les problèmes à long terme, notamment ceux qui sous-tendent la décision de la Russie de déclencher la guerre.

Le cours des guerres, y compris la guerre actuelle, peut changer rapidement – plus vite que les négociations de paix. De nombreuses guerres présentent une dynamique militaire autocorrectrice dans laquelle le succès d’une partie sur le champ de bataille est suivi d’une période où, pour des raisons telles que l’extension des lignes d’approvisionnement ou la consolidation des défenses de l’adversaire, il lui est plus difficile de remporter de nouveaux succès. C’est la situation à laquelle les forces ukrainiennes sont confrontées aujourd’hui après la reprise de la capitale régionale de Kherson.

Pour vous rappeler que les situations évoluent rapidement, rappelez-vous que dans les premiers jours de la guerre, lorsque l’invasion initiale de la Russie a amené ses forces à quelques kilomètres de Kiev, l’hypothèse d’une prise rapide de l’Ukraine par la Russie était largement répandue, et l’une des réactions de l’Occident a été de proposer son aide pour évacuer le président Volodymyr Zelensky et son gouvernement de la capitale ukrainienne. Réagir étroitement à ces développements militaires à court terme aurait certainement été une erreur.

Tout réduire à une seule dimension

Une grande partie du discours sur la guerre tente d’en ramener les enjeux à la question apparamment simple de savoir si l’on est pour ou contre un soutien inaltérable à Zelensky, à son gouvernement et aux Ukrainiens qui se battent pour reprendre le contrôle de leur patrie. C’est par exemple le ton adopté dans un éditorial récent du Washington Post, qui soutenait qu’il était « même trop tôt pour envisager de discuter » d’un accord de paix car, dans ce « choc des volontés » contre la Russie, il ne doit y avoir aucune « relâche dans l’engagement » en faveur de l’Ukraine. L’éditorial présente également comme un risque certains signaux chez les Républicains – qui formeront bientôt une majorité à la Chambre des représentants – annonciateurs d’une opposition à une aide militaire et financière soutenue à l’Ukraine.

Cela étant, les divers aspects politiques, financiers et militaires de la poiltique concernant la guerre en Ukraine ne peuvent se réduire, ni à une seule position ni à une seule dimension. Il n’y a rien de contradictoire dans le fait de promouvoir une diplomatie active visant à établir la paix, tout en continuant à solidement aider matériellement l’Ukraine. Effectivement, il est logique de considérer une telle assistance comme une démarche visant principalement à renforcer la position de l’Ukraine dans les pourparlers. À l’inverse, il serait également logique et cohérent – même si ce ne serait pas forcément la meilleure stratégie – de combiner désormais l’opposition aux négociations de paix à une diminution du soutien matériel à l’Ukraine, en partant du principe qu’il faut économiser les ressources en cas d’effort de guerre à long terme.

Une attention insuffisante aux intérêts du camps adverse

Il n’est pas surprenant que les commentateurs se concentrent sur ce que leur propre camp dans une guerre, ou le camp qu’ils soutiennent, souhaite le plus. Bien sûr, il serait agréable de négocier la fin de la guerre lorsque la situation sur le champ de bataille penche en faveur des bons, et l’on peut s’attendre à ce qu’un accord de paix reflète cette situation. Mais l’adversaire veut la même chose pour lui-même, et si les deux parties veulent cela, il n’y aura pas de négociations de paix et la guerre sera sans fin.

Retarder les négociations, en espérant remporter de nouvelles victoires militaires, ne revient pas seulement faire l’erreur de supposer que les résultats passés se prolongeront dans le futur Agir de la sorte ne tient également aucun compte du fait que l’adversaire a lui aussi tout autant voix au chapitre pour ce qui concerne la date et les conditions dans lesquelles devraient se conduire les négociations. Des négociations de paix sont le plus susceptibles d’être engagées, et d’être couronnées de succès, non quand l’issue de la guerre penche déjà en faveur d’un camp, mais plutôt quand tout le monde se tient par la barbichette.

James Traub, dans un essai plaidant en faveur d’un tel report, cite les négociations anglo-américaines ayant mis un terme à la guerre de 1812. Il écrit que lorsque les Britanniques se sont mis à la table des négociations, ils avaient « confiance en la victoire » et « gagnaient du temps, espérant recevoir de bonnes nouvelles » de plusieurs campagnes militaires en cours en Amérique du Nord. Mais, quand ces nouvelles ne se révélèrent pas aussi enthousiasmantes pour la Grande-Bretagne, ils firent des concessions à la table des négociations.

Deux observations devraient être faites à propos de l’usage que fait Straub de cette anecdote historique. La première, c’est que la politique qu’il recommande pour les États-Unis – à savoir ne rien faire de sérieux au sujet des négociations pour l’instant, dans l’attente que des succès militaires futurs renforcent la position de Kiev dans les pourparlers – est la même que celles des Britanniques à la mi-1814. Cette politique a échoué comme il le décrit lui-même, et elle pourrait suivre un chemin similaire en Ukraine pour les USA.

Ensuite, la référence historique elle-même fait la démonstration d’une appréciation insuffisante des intérêts et des calculs du camp adverse. Bien que les opérations militaires autour du lac Champlain et de Baltimore, fin 1814, aient effectivement eu une influence sur la posture britannique pendant les négociations, celle-ci était au moins autant corrélée aux avertissements du duc de Wellington – avant même que les nouvelles au sujet de ces campagnes tardives aient traversé l’Atlantique – selon lesquels la Grande-Bretagne n’avait rien de bien sérieux pour appuyer ses grandes exigences initiales.

Plus fondamentalement, pour la Grande-Bretagne, la guerre anglo-américaine de 1812 n’était qu’un évènement de second plan comparé à la guerre qui l’opposait alors à la France. La volonté de la Couronne d’accepter une paix de compromis était davantage liée à ce qui se passait en Europe, qu’aux batailles se déroulant en Amérique du Nord. Ces évènements incluaient notamment la chute initiale de Napoléon, la fin des activités navales ayant précipité les États-Unis dans la guerre, et le risque de voir Bonaparte quitter l’île d’Elbe pour venir relancer une guerre terrestre en Europe.

Pour le président russe Vladimir Poutine, la guerre en Ukraine ne ressemble en rien à celle qui a opposé les États-Unis à la Grande-Bretagne en 1814. Loin d’être une occurrence mineure, il s’agit d’une cause sur laquelle il a largement engagé son avenir politique. Les revers militaires ne l’inciteront pas à docilement réduire ses objectifs.

L’illusion de la « victoire »

La guerre russo-ukrainienne ne prendra pas fin avec ce que l’on pourrait légitimement qualifier de victoire d’un camp sur l’autre, même si ce concept, voire ce terme, continuent d’être employés. La Russie a déjà démontré que la victoire était au-delà de ses moyens. Il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que l’Ukraine puisse reprendre fermement le contrôle des territoires qui lui appartenaient avant 2014 grâce à des opérations militaires, ce qui serait la seule issue que l’on pourrait indéniablement qualifier de victoire pour Kiev.

Presque toutes les guerres prennent fin avec des pourparlers, parfois de façon tacite, mais de plus en plus souvent grâce à des négociations explicites. Même les issues que l’on qualifie de « victoires » font presque toujours intervenir de tels arrangements. Les redditions dites « inconditionnelles » ne le sont pas, en réalité. Quand le Japon a signé son acte de capitulation en 1945, le marché reposait sur le fait que l’occupation américaine serait minime et que le Japon mettrait fin à sa résistance armée.

Les seules exceptions à cela adviennent quand un camp se fait totalement anéantir ou quand un camp se retire entièrement et unilatéralement de la zone contestée. Il est clair que le premier cas ne se présentera pas en Ukraine, et il n’est pas réaliste de s’attendre à voir Poutine remplir les conditions du second.

Paul Pillar a pris sa retraite en 2005, après avoir passé vingt-huit années au sein de la communauté du renseignement des États-Unis, achevant sa carrière en tant qu’officier du renseignement américain pour le Proche-Orient et l’Asie du Sud. Auparavant, il avait occupé divers postes d’analyse et de gestion, notamment en tant que chef d’unités analytiques à la CIA couvrant certaines parties du Proche-Orient, du golfe Persique et de l’Asie du Sud. Le professeur Pillar a également servi au sein du National Intelligence Council en tant que membres fondateurs de son groupe analytique. Il est également rédacteur collaborateur de cette publication.


Source : The National Interest, Paul R. Pillar, 22-11-2022    Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


 

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