JEAN SENAC (1923-1973) : Adopter une terre de naissance

     

 

   Par Christiane Chaulet Achour, universitaire et critique littéraire

«Jean Sénac est une évidence qui souffle dans le désert.» (Ébauche du père, p. 21)

D’une naissance à une prise de conscience progressive
Jean Sénac naît à Béni-Saf en novembre 1926, d’une famille ouvrière espagnole qui a émigré en Algérie pour survivre. Il est enfant illégitime. Malgré l’adoption de M. Sénac et la possibilité, semble-t-il, de lever l’énigme de la naissance, il la cultivera en en faisant un des moteurs de sa création. La question identitaire sera toujours prégnante pour lui. Il grandit dans le milieu «pied-noir» des quartiers populaires d’Oran où sa mère s’est installée ; il en a évoqué, avec un humour tendre et féroce, dans Ebauche du père, le racisme quotidien et tranquille. Très jeune, il a montré des dispositions pour être animateur culturel ; il écrit et il aime rencontrer et créer des échanges.
En 1945, il rencontre Emmanuel Roblès, Edmond Brua, puis, en novembre, Robert Randau. Il s’intéresse aux écrivains natifs d’Algérie, en particulier aux algérianistes, puis, plus tard, au groupe d’Alger. Il lit Camus édité alors chez Charlot. L’année 1946 – il a 20 ans –, il est à Alger. Il rencontre Simone de Beauvoir à l’Aletti (actuel hôtel Es-Safir).
En avril, il entre à l’Association des écrivains algériens, présidée par Jean Pomier qui ne correspond qu’en partie à sa sensibilité politique en train de chercher sa voie. Le 8 juin 1946, à l’initiative de la revue Lélian (Paris), il fonde «Le cercle Lélian» à Alger avec quelques amis : il en est le président le 14. Ce sera pour lui un espace de rencontre d’intellectuels connus du milieu algérois, de peintres auxquels il sera toujours lié et d’étudiants du Pr. Mandouze, alors à l’université d’Alger. Il réunit un premier recueil, jamais publié, préfacé par Randau. Il entame une collaboration à Oran-Républicain, issu du Front populaire.
En 1947, Jean Sénac collabore à différentes parutions, sans être trop regardant sur leur ligne idéologique. Il commence à affirmer sa recherche d’une «fraternité algéro-française». Il fréquente «Les vraies richesses» de Charlot, la petite librairie au centre d’Alger. Mais de mars à décembre, il subit une suspension d’activités puisqu’il est au sanatorium de Rivet où ses amis lui rendent visite. Il y écrit, le 16 juin, sa première lettre à Camus pour lui dire toute son admiration. Il ne le rencontre qu’à Sidi Madani, au début de l’année 1948 : il y a été invité comme «jeune représentant de la poésie nord-africaine». Il fait connaissance de Mohammed Dib et une amitié durable les liera. En septembre de cette année, il rencontre Jules Roy. Son profil politique reste assez indéfini et comme tout Européen d’Algérie, il ne fréquente pas vraiment «les Arabes». Ses piliers de référence s’affirment : Camus, Char, Galliéro.
C’est en janvier 1950, qu’il fonde, avec des amis de la radio, la revue Soleil dont 8 numéros seront publiés jusqu’en janvier 1952. Pour la première fois, il publie Dib, Kateb, Feraoun et également des pièces de la littérature arabo-berbère d’expression orale (poésie et conte). Sénac est un de ceux qui ont œuvré avec entêtement pour une Algérie faisant sa place, culturellement parlant, à tous et pas seulement à ceux de sa communauté.
Il fréquente désormais des milieux nationalistes algérois, rencontrant des militants du PPA, du PCA, de l’UDMA. Cette année 1950, une bourse du Gouvernement Général lui permet d’aller en France, l’année même de la mort de Randau, maître qu’il a renié. Le 4 septembre, il arrive en bateau à Marseille ; il est ensuite à Paris où il est aidé par les Nallard et Camus. En novembre 1950, il écrit «Lettre d’un jeune poète algérien», dédiée «à tous mes frères». C’est son premier texte d’engagement pour une autre Algérie : «L’Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend son accomplissement. […] Le poète a toujours eu des velléités d’action ; qu’il aille du moins jusqu’au bout de la Parole et l’acte se mettra en marche, qu’il le provoque dans chaque conscience et qu’il aide avec des mots qui secourent le citoyen dans la Cité.» C’est bien le rôle du poète qui est circonscrit pour aider à l’émergence de plus de justice dans un pays où elle fait cruellement défaut. Dans la revue qu’il a créée, en 1950, Consciences algériennes, le Pr. Mandouze fait paraître le poème Matinale de mon peuple.
Les années 1951 et 1952 sont difficiles matériellement pour lui, mais il rencontre beaucoup d’écrivains et d’artistes. Revenant à Alger en septembre 1952, après deux ans d’absence, il reprend son travail à la radio et multiplie ses contacts dans le milieu nationaliste, en particulier avec Larbi Ben M’hidi en 1953. Il se forme dans la perspective de la rupture qui sera la sienne, dès le 1er novembre 1954, avec sa communauté : le choix du combat algérien pour l’indépendance.
Le 21 décembre 1952, il signe l’éditorial-manifeste de la revue Terrasses dont le premier et unique numéro sort le 3 juillet 1953. Des Européens d’Algérie ont donné des textes : Albert Camus, Jean Daniel, Emmanuel Roblès, Emile Dermenghem et des Algériens d’origine arabe ou kabyle comme Dib, Kateb, Feraoun, Abdelkader Safir. Bien accueillie en France, elle l’est en partie en Algérie, sauf par Alger-Républicain et Le Jeune Musulman, qui estiment que l’engagement politique n’est pas assez clair.
En 1954, dans son Journal intime, Sénac exprime son désir de s’engager plus efficacement pour «notre mère Algérie». Fin août, Sénac repart en France grâce à une avance de Gallimard sur son premier recueil édité, Poèmes. L’envoi de ses poèmes Matinale de mon peuple à différentes revues est accompagné de cette phrase : «L’auteur n’adhère à aucun parti. Il voudrait simplement apporter le témoignage d’un jeune Algérien attentif au drame de son pays.»
Le 1er novembre, il est toujours face au choix angoissant : agir ou écrire ? Son entrée se fait à pas mesurés dans un soutien sans restriction à la cause indépendantiste. Il exprimera souvent, tout au long de la guerre, son regret de n’avoir pris que «le maquis des mots» et non celui des armes.

1955-1962
À la fin du mois de janvier 1955, Sénac écrit un poème fortement engagé, Les partisans de l’Aurès. Il rencontre aussi Ahmed Taleb Ibrahimi, à la tête de la Fédération de France du FLN car il est désormais en relation avec les militants de la Fédération et, en particulier Taleb, bien sûr mais aussi Layachi Yaker et Mostefa Lacheraf. Leurs QG sont deux cafés du Quartier latin, Le Mabillon et le Old Navy. Très discret sur ses activités, on sait néanmoins que Sénac milite : organisation de réseaux, écriture de tracts, impression du Bulletin. En règle générale, les témoins de l’époque, pour des raisons diverses, minimisent le militantisme de cet Européen hors normes. En tout état de cause, on sait que Sénac fréquente régulièrement les milieux des émigrés et celui des écrivains : Malek Haddad, Kateb Yacine, Henri Kréa, Ismaïl Aït Djafer, Nouredine Tidafi, l’historien Mohamed-Cherif Sahli, le comédien Hadj Omar qui l’aidera à traduire de l’arabe des textes qu’il insérera dans revues et essais.
Il se rapproche de plus en plus de l’Ugema (Union générale des étudiants musulmans algériens) en participant à son congrès, à sa grève de la faim, aux meetings et aux tracts (ainsi, c’est lui qui met en lieu sûr les premiers exemplaires de la «Plate-forme de la Soummam» en août 1956). Il œuvre à une rencontre d’une délégation de l’Ugema avec Camus, le 14 octobre 1955 (Ahmed Taleb-Ibrahimi, Layachi Yaker, Redha Malek et Mouloud Belaouane), qui ne s’est pas bien passée. Il souhaiterait retourner en Algérie pour s’engager sur place et cela lui est refusé. Il accueille avec scepticisme l’Appel à la Trêve civile de Camus car il sait que les solutions de bonne volonté sont largement dépassées.
Le n°3 de la revue Esprit de mars 1956 publie «Lettres d’un jeune Français d’Algérie» : le choix de Sénac pour l’indépendance y est nettement affirmé et sa volonté de tenter de convaincre ses «compatriotes» que l’Algérie est la terre de tous pour peu qu’ils veuillent renoncer à leurs privilèges et à l’injustice du système colonial. Si Sénac, quelque temps plus tard, aura connaissance de la lettre de démission de Fanon, il ne sait pas que celui-ci, vraisemblablement dans les mêmes mois, a écrit sa «Lettre à un Français» : la démarche est sensiblement la même, celle de décrire l’état de l’Algérie à celui qui n’a pas voulu voir.
Lorsque Nedjma paraît, Sénac est le premier à en rendre compte de façon élogieuse dans L’Express du 13 juillet, article préparant l’article d’Entretiens. Du 19 au 21 septembre, Sénac rédige la déclaration des «écrivains algériens au Congrès des écrivains et artistes noirs». Le 24, il revoit Frantz Fanon qu’il avait déjà vu au Congrès. Celui-ci lui remet sa «Lettre de démission au ministre Résident Lacoste». Rencontrant l’éditeur-imprimeur, Jean Subervie, il accepte de coordonner un numéro spécial Algérie de sa revue Entretiens sur les Lettres et les Arts qui paraît en février 1957 à Rodez. Le choix des contributeurs dessine déjà les contours de la diversité d’une littérature nationale à venir.
Le 26 février 1957, les responsables de la Fédération de France, Salah Louanchi et Ahmed Taleb Ibrahimi, sont arrêtés. À Alger, c’est la «Bataille d’Alger» avec l’exécution de son ami Larbi Ben M’hidi, le 14 mars, et le 23 de Me Ali Boumendjel. Sénac écrit le poème Pieds et poings liés. Le 19 mars, au siège de l’Ugema, il donne sa conférence, «Le Soleil sous les armes». Sous le même titre paraît son essai le 1er octobre 1957 aux éditions Subervie, écho ouvert et généreux sur la littérature algérienne, présente et à venir.
Outre ses activités militantes moins connues, Sénac donne des conférences sur la poésie, la littérature et la peinture dès qu’il est sollicité et le fera jusqu’à sa mort. Ainsi, à Grenoble, le 14 mars 1958, dans le cadre de l’Ugema (devenue l’AEMNA), il intervient sur «Le poète algérien dans la cité : Poésie et Révolution algérienne».
Il s’associe à chaque événement marquant de la guerre : ainsi, lorsque l’étudiant-chimiste Taleb Abderrahmane est exécuté, il fait paraître dans L’Action de Tunis, le 12 mai 1958, un article, «Les bourreaux d’Alger».

À la mort de Camus en janvier 1960, il lui consacre une longue page qui ne sera connue qu’à la publication de son roman autobiographique, Ébauche du père. Dans ses inédits, on trouve d’ailleurs, de 1959, une analyse remarquable de L’Étranger, sous un éclairage socio-historique : «Meursault, c’est le mythe de l’Européen d’Algérie, étranger dans sa terre natale et vivant en toute innocence un terrible malentendu.» Ébauche du père, commencé en 1959 dans la maison acquise dans la Drôme, ne sera publié à titre posthume qu’en 1989. En mars 1962, l’assassinat de son ami Mouloud Feraoun le touche de plein fouet et il écrit un poème. En juillet 1962, il écrit deux poèmes qui seront diffusés dès octobre à son retour en Algérie, Istiqlal el Djezaïri et Ces Militants.
Il poursuit aussi son œuvre de création. Fidèle à sa conviction d’une forte proximité de la poésie et de la peinture, il édite avec Abdallah Benanteur (avril 1959) des livres d’art ; avec lui aussi, en novembre 1961, chez Subervie, Matinale de mon peuple qui s’ouvre par une préface de Mostefa Lacheraf, encore emprisonné à Fresnes.
En juin 1961, Malek Haddad publie Les zéros tournent en rond, comme une réplique déguisée à l’essai de Sénac d’octobre 1957 : se dessine le refus de considérer comme «écrivain algérien» celui qui n’est ni musulman ni arabo-berbère : au chant généreux de Sénac répond cet essai ironique et frileux. Quelques mois auparavant, en février, à Tunis, le fascicule du Gouvernement provisoire de la République algérienne, Tous Algériens, correspond bien à la ligne d’espoir de Sénac (réédité par Dar Khettab, Boudouaou, 2015) qui y publie un texte.

Après l’indépendance
Les premières années de l’indépendance, Sénac se multiplie en participant à de nombreuses actions culturelles (reconstitution de la Bibliothèque nationale, commission culturelle du FLN, débat national sur la culture en Algérie, rencontres avec le Che lors de ses venues) : il faut surtout noter son rôle actif, aux côtés de Mouloud Mammeri, dans la Fondation de l’Union des écrivains algériens (UEA). Dans la même perspective, il fonde avec Mohamed Khadda la «Galerie 54» suivie de la création de l’Unap (peintres). Il écrit dans la presse, fait sortir la revue Novembre en avril-mai 1964, inaugure une collection aux Éditions nationales algériennes, nouvellement créées, «Poésie sur tous les fronts». Proche de Ben Bella, l’éviction de ce dernier marque le début de sa disgrâce. Intervenant pour la libération de Bachir Hadj Ali, sans succès, il démissionne de l’UEA.
Le 6 janvier 1966, la mort d’Anna Greki le touche profondément : il organise un hommage de l’UEA avant de la quitter définitivement. Comme par le passé, il continue à donner des conférences : le 16 juin 1966, il donne une conférence à Alger, «Art, Révolution, Liberté ou les Revendications poétiques» ; d’autres suivront, toujours sur la poésie. Il publie une première plaquette sur la nouvelle poésie algérienne. Il voyage en URSS et en France, l’été 1966. Mais, en 1967, il inaugure de nombreux déplacements dans le pays pour des récitals de poésie suivis par un public nombreux et enthousiaste. En mars-avril, il cautionne la première exposition du groupe Aouchem (Tatouages) à l’UNAP, de jeunes peintres dissidents. Il est violemment attaqué dans la presse par Bennabi, Bouslama et même Kateb Yacine qui lui contestent son appartenance à l’Algérie.
Il continue aussi à progresser dans son œuvre poétique personnelle : il met en chantier Avant-Corps, publie Citoyens de beauté à Rodez chez Subervie. L’année 1968 voit Avant-Corps édité chez Gallimard et il fera une tournée dans les Centres culturels français d’Algérie pour le présenter. Il réalise des émissions sur la jeune poésie algérienne. Du 31 mai au 3 juin 1968, il n’est pas invité au «Premier colloque culturel national» mais il n’en diffuse pas moins un «Manifeste» signé avec des amis poètes. C’est en juin qu’il quitte la villa de Pointe-Pescade pour s’installer au sous-sol de la rue Elisée-Reclus. Il signera la plupart de ses textes désormais de ce lieu, «Alger-Reclus».
La mise à l’écart se répète avec le premier Festival panafricain d’Alger (22 au 31 juillet 1969) : Malek Haddad, principal organisateur, le boycotte mais des artistes d’ailleurs lui rendent visite comme René Depestre, Tahar Ben Jelloun ou Abdellatif Laâbi.
Les trois dernières années de sa vie, il fait de nombreux séjours en France mais revient toujours au pays. Il peut éditer son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (1971), largement diffusée. Ce sont des années difficiles pour lui où il oscille entre euphorie et abattement, espoir et désespoir : il prédit même sa mort, sordide, déguisée en crime de mœurs.
Son recueil Dérisions et Vertige, en cours d’élaboration, illustre bien son état d’esprit et de sensibilité.
Il faut rappeler les deux émissions à la radio, très écoutées en Algérie : en janvier 1963, sa première émission hebdomadaire, «Le Poète dans la cité» : il la poursuit jusqu’en juin 1965. En octobre 1967, il inaugure une seconde émission, «Poésie sur tous les fronts», qui est supprimée sans explication en janvier 1972.
Au début d’avril 1972, il participe à la «Semaine culturelle de l’Algérie en France» avec un texte sur la poésie algérienne dont il souligne conjointement la diversité et l’unité. En mai, il apporte son soutien à Mouloud Mammeri dont les cours de berbère ont été interdits à l’Université d’Alger.
Sénac n’a pas pris publiquement la parole sur les deux textes du Code de la nationalité mais on sait qu’il estimait ne pas avoir à demander une nationalité qu’il avait de plein droit. Et ce n’est qu’en mars 1973 qu’il se décide à introduire son dossier de naturalisation. En mai, il rédige son testament où il demande à « être enterré en Algérie en tant que citoyen algérien, dans un cimetière musulman».
En août 1973, il prépare, comme chaque année, des récitals de poésie pour la Foire internationale d’Alger. Le 30 août, il est assassiné dans sa «cave-vigie» et enterré le 12 au cimetière chrétien de Aïn Benian. Il est intéressant de lire le roman que lui consacre Christian Dedet (collaborateur de la revue Esprit), en 1978, Le Soleil pour la soif, où le poète est mis en scène sous le nom de Pierre Bris.

Être algérien
Appartenance par le sol ou par le sang ? Cette question, prégnante dans bien des situations à travers le monde, l’est particulièrement dans une colonie de peuplement. Si l’évidence semble être d’appartenir à une nation par la filiation, on peut aussi lui appartenir par le sol et par choix et option. Devant son refus du code de la nationalité, Sénac utilise d’autres voies pour affirmer ce qu’il est, dans ses poèmes mais aussi dans son roman autobiographique.
Il s’approprie l’histoire lointaine et proche de l’Algérie, affirmant ainsi une «origine» : «Je suis né algérien. Il m’a fallu tourner en tout sens dans les siècles pour redevenir algérien et ne plus avoir de compte à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux […] je suis né algérien, comme Jugurtha dans son délit, comme Damya la Juive — la Kahena ! — comme Abd-el-Kader ou Ben M’hidi, algérien comme Ben Badis, comme Mokrani ou Yveton, comme Bouhired ou Maillot. Voilà. Il faut lâcher des mots comme s’ils pouvaient faire balle. Je gueulerai pour mon pouvoir… comme Djamila…»
Il proclame aussi sa généalogie «familiale» historique : «ô ma ville ! Voici que soudain tu surgis des ténèbres, tu pousses le cri de Tachfin ! En écho te répondent les cavernes : Jughurta ! Damya ! Abd-el-Kader ! Mokrani ! Ben Bella ! et se déchaîne une épopée. Des chevauchées dans vos vertèbres. (Camus disait : ‘’Des villes sans passé’’! !) […] Tes racines. Les Pères historiques se dressent, Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf. Les Pères historiques ! Krim Belkacem, Khider, Didouche, Ben M’hidi, Ben Boulaïd, Bitat Rabah. J’écris sous l’avalanche des noms.»
Puis viennent les noms de la fraternité, ceux qui, comme Sénac, ont fait le choix d’être algériens, c’est-à-dire d’être du côté du combat libérateur, en rupture avec leur «communauté» : «Et la guirlande indissoluble : Djamila, Mustapha, Henri, Ali, Maurice, Ahmed, Kader, Zohra, Martine, Fernand, Mohamed, André, Omar, Ferhat, Yacine. Que viennent faire ces noms contre l’enfant qui rêve ? Il est trop tôt. J’écris sous l’avalanche des noms dans l’éclat des fusils, des innocents qui tombent. Je creuse dans mes entrailles, à l’écoute de tous.»
«Le Bâtard» a trouvé son ancrage et ses semblables. Les Pères historiques, désignés par leurs patronymes, instaurent distance et respect. Par contre, la guirlande de fraternité est composée de prénoms qui impliquent proximité, intimité, amitié. Écrire est bien se donner une généalogie et donc se nommer pour être.
Mais, pour être réparatrice, la reconnaissance ne peut être unilatérale : l’autre partie doit renvoyer l’écho de la nomination. Si le Père ne nomme pas, l’Algérie pourrait nommer. Selon les moments, il est habité par la plénitude et/ou le désespoir qui emplissent l’air qu’il respire. Quand il achève ce premier tome en 1962, Ébauche du père, il y a l’espoir d’une possible existence ouverte à une fraternité plurielle, non sans déjà quelques nuages. Jean Sénac a eu, fusionnellement, un engagement total pour l’Algérie. Il a fait de son attachement et de son appartenance un choix de vie et… de mort. Mostefa Lacheraf en a témoigné dans une correspondance de 1991 : «L’Algérianité, la patrie charnelle, l’appartenance spirituelle mais pas nécessairement religieuse à un pays, la littérature comme miroir et centre sensible d’une expression identitaire liée davantage à la géographie et à la société qu’à l’Histoire et à la ‘’nation’’ traditionnelle exaltées toutes deux par le sectarisme et les mythes. […] Le plus disponible, le plus enthousiaste à ce point de vue-là, ce fut Jean Sénac, un homme de gauche qu’aucun clivage idéologique ou partisan ne bridait […] Il revendiquait sans amertume son droit d’être algérien, de partager toutes les aspirations de notre peuple.»
En ce qui concerne Sénac, on peut faire nôtre l’appréciation de Jamel Eddine Bencheikh qui évoque son engagement total, sans concession avec «son innocence têtue» : «Il est un maître à aimer ; mais, homme-poète, il a le regard clair et douloureux du juste. […] Il s’est jeté dans l’aventure de son siècle aux côtés de tous les gueux du monde, avec ses faiblesses et leur force.»
Homme-poète, ses faiblesses et leur force : Bencheikh condense ce que l’on pourrait appeler la «dynamique Sénac» que tant ont eu du mal à saisir le renvoyant inlassablement à son mode de vie, à des poèmes-déclarations essaimés parfois avec naïveté et rapidité, sans chercher à percer la force du poète, son activité militante réelle et sa force de transmission du verbe poétique.
C. C. A.


Lire aussi : 

     Jean Sénac, poète assassiné  

Jean Sénac ? Inconnu pour la plupart des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons toutefois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il rallia la cause indépendantiste — quitte à sacrifier en chemin l’amitié et l’admiration qu’il portait au père qu’il n’avait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socialiste d’humeur anarchiste, chrétien mécréant, homosexuel, Sénac écrivait sur tout ce qu’il trouvait (tickets d’autobus ou papier toilette), gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. L’écrivain et réalisateur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mystérieusement assassiné un été de 1973, dans la cave qu’il occupait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante. (…)


 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *