–
Elle est déjà loin l’époque où défendre la littérature policière était un acte quasiment révolutionnaire. Il est vrai que le polar a longtemps été considéré comme un genre subalterne, une forme de sous-littérature. Mais ce temps est révolu. Depuis Dashiell Hammett au moins, le roman noir ou policier a gagné ses lettres de noblesse littéraires et il est souvent considéré comme la forme romanesque qui permet le plus aisément de parler de la société et de ses dessous. Genre réputé populaire, le polar a de plus permis une démocratisation relative, non seulement des lecteurs, mais aussi des auteurs. Beaucoup d’auteurs de polar sont ainsi devenus des écrivains reconnus, sans être sortis du sérail et sans appartenir à la bourgeoisie intellectuelle.
Mais, comme la vie sociale et culturelle nous en donne assez souvent l’exemple, et selon un principe bien connu de la sagesse antique et dialectique, une chose peut se changer en son contraire. Ce qui était méprisé hier fait aujourd’hui l’objet d’une reconnaissance générale et consensuelle. Quelle est la ville, la bibliothèque ou la librairie qui ne sacrifie pas, à un moment ou l’autre de l’année, au plaisir du polar ? Il y a aujourd’hui en France quelque 170 salons consacrés à ce genre.
Phénomène bien plus significatif encore (et qui excède la littérature) : la place occupée par les fictions policières sur les antennes. Le polar est omniprésent. Qu’il soit d’origine américaine (le plus souvent), française (de temps en temps… mais souvent calqué sur le modèle US) ou parfois européenne (britannique, nordique, allemande ou italienne) ,le polar est partout. Sur toutes les chaînes et tous les soirs… Et canal + vient d’annoncer ce que nous attendions tous : le lancement d’une chaîne qui lui sera entièrement dédiée. Elle va se nommer, évidemment, Polar +.
Exit les anciens héros des feuilletons. Finis les mousquetaires et les bretteurs des romans de cape et d’épée. Finis les héros des romans de chevalerie, les compagnons de la Table ronde, Ivanhoé ou Thierry La Fronde. Finis les globe-trotters, les aventuriers, les explorateurs et les Rouletabille. Finis bien sûr les hors-la-loi, les Robin des Bois, et finis les héros “antisociaux”, les bandits d’honneur qui volent aux riches pour donner aux pauvres, lesquels ont pourtant joué un rôle si important dans notre imaginaire collectif, les pirates, les Cartouche, les Mandrin, les Arsène Lupin. Finis bien sûr les révolutionnaires, les révoltés et très rares les résistants. Finis même dans le registre para-policier les détectives privés comme Nestor Burma qui ne manquait pas de charme.
Le héros d’aujourd’hui est un policier. Souvent aussi un gendarme. (La différence n’est pas si grande…) Certaines séries se sont spécialisées dans la mise en scène de ce nouveau type de héros dans les lieux les plus divers. Vous pourrez ainsi suivre des épisodes qui auront pour thème :
meurtre à Oléron, meurtre en Provence, meurtre en montagne, meurtre en bord de mer, en banlieue ou dans les vignes. Le cadre change, mais l’histoire et sa morale ne changent guère.
Or cette omniprésence de la fiction policière devrait nous interroger.
Quitte à choquer, nous risquerons ce truisme provocateur : ce n’est peut-être pas pour rien que le genre en question est nommé “policier”.
Pour qu’il y ait fiction policière, il faut, bien sûr, qu’il y ait crime. (Il y a d’ailleurs, d’après un haut cadre travaillant avec la police, beaucoup plus de crimes de toutes sortes et beaucoup plus de serial killers à la télévision que dans la vie réelle).
Le crime, dans une société somme toute plutôt tranquille, est sans doute l’événement le plus extraordinaire, le plus dépaysant, le plus “distrayant”.
l faut aussi une énigme et des enquêteurs. Mais on s’aperçoit vite que les ficelles de la detective story télévisée sont toujours à peu près les mêmes. Systématiquement, les auteurs vous proposent des suspects crédibles qui seront les uns après les autres innocentés avant que soit démasqué le vrai coupable (qui était évidemment le moins évident). Ce qui ôte beaucoup d’intérêt intellectuel à la solution de l’énigme.
Quant au mobile, une fois sur deux, il tient à la jalousie, même dans les cas où l’argent semblait être le motif le plus probable. Si le riche ou le patron est souvent soupçonné, dans un premier temps, en général le tir est finalement dévié. Pour éviter sans doute de tomber dans le cliché. (Alors que ces téléfilms les accumulent). Quand bien même le système économique semble parfois visé, ce sont les écarts à la norme, les comportements délinquants qui sont épinglés et non le système lui-même. Et au bout du compte, la victoire revient à la police (toujours travailleuse et dévouée) et l’ordre est rétabli. La norme triomphe.
Il ne faudrait pas nous pousser beaucoup pour nous faire avouer que c’est là le but même de ce type de fiction : rétablir l’ordre, sur les écrans comme dans les esprits. Pas besoin de nous mettre en garde à vue ni de nous braquer une lampe dans la figure !
(D’ailleurs, c’est parce qu’ils sont conscients du caractère piégé du polar que certains parmi les meilleurs auteurs du genre, tels Frédéric Fajardie, ont cherché à s’en évader).
Peut-on sérieusement imaginer que l’administration de ce genre de fiction, à haute dose, en perfusion télévisée, tous les soirs, à des millions de patients, même si elle est indolore (et peut-être d’autant plus qu’elle est indolore et distractive) puisse être sans effet sur les mentalités collectives, sur la peur de l’autre, la crainte de tout événement qui introduirait du “désordre” ? Signe des temps : celui qui chantait « société tu ne m’auras pas », embrasse maintenant la police…
L’esthétique mise en œuvre, elle-même, contribue à ce “maintien de l’ordre”. La forme est quasiment toujours naturaliste. Elle relève non pas de la transformation imaginaire et plus ou moins poétique du réel mais de sa copie, apparemment reconnaissable et donc supposée conforme.
Parmi les ingrédients obligés de ces séries, il faudrait citer aussi les traumatismes de l’enfance, l’inceste et la pédophilie, (la zoophilie, jamais !), les troubles de l’identité sexuelle ou les effets meurtriers du refus des différences…
Il y a obligatoirement dans ces fictions un reflet des tendances morales à l’œuvre dans la société et de ce qui qui y est perçu comme “bien pensant”.
Autre pont-aux-ânes : les policiers aujourd’hui ont une âme et des problèmes de cœur. Ces à-côtés sentimentaux (vont-ils enfin s’embrasser et coucher ensemble ?), qui évoluent d’épisode en épisode, au lieu d’être marginaux jouent un rôle essentiel. Ils suppléent le manque d’intérêt de l’intrigue criminelle. Mais ils ont aussi pour objet de rendre les personnages plus proches, afin de favoriser l’identification, comme aurait dit Brecht. C’est ainsi que les policiers ont des problèmes de couple, des soucis avec leurs enfants ou leurs parents…
Parfois aussi des vices dont ils ont du mal à se débarrasser, comme l’addiction à l’alcool ou aux médicaments…
Enfin, tout ce qu’il faut pour que les héros soient imparfaits et donc humains.
Seuls quelques feuilletons échappent à ce “sommet de platitude”, grâce le plus souvent à l’humour. L’humour est toujours décalé. Il est plus exactement toujours “décalage”.
Il introduit une distanciation avec le sujet et empêche de le prendre tout à fait au sérieux. Du coup, il ménage une place à l’intelligence.
Exemple de cette pratique plus subversive qu’il n’y paraît : la série d’adaptations assez libres baptisée Les Petits meurtres d’Agatha Christie.
Ce qu’on nommait autrefois “l’esprit”, ce mélange d’ironie, de légèreté et d’humour qui fut pendant si longtemps caractéristique de la culture française (ou anglaise), et qui est aujourd’hui assez passé de mode, semble devenir presque subversif, pour cette raison que par sa présence dans une fiction il désigne la distraction comme distraction. Et donc la démystifie.
Jean Luc Ros.
Lire aussi : Le roman policier russe : l’exemple d’Alexandra Marinina
Lire aussi : LE POLAR ASIATIQUE