Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap. 3-4

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

3. La patrie des cœurs

Une fois tous les clients servis et partis, Akli et son frère restent seuls dans la boulangerie.

Quelques minutes après, entre une jeune femme ; elle tient en main un sac en plastique pour y mettre des baguettes de pain. Elle est habillée d’un joli pantalon bleu et d’une chemise blanche ; son abondante chevelure  noire est réunie en chignon derrière la tête.

À sa vue, le visage de Akli s’épanouit de plaisir ; Mohand, lui aussi, sourit à la cliente.

Arrivée tout près du comptoir, elle dit :

– Des voisins m’ont informée que la boulangerie était fermée ce matin. J’en fus très inquiète, c’est pourquoi je suis venue maintenant pour avoir des nouvelles. Que s’est-il passé ?

– Viens ! lui répond Akli.

Il lui indique la petite porte donnant vers la partie arrière de la boulangerie, où se fabrique le pain, puis il relève la planche du comptoir permettant de passer. Rapidement, la jeune femme se dirige vers l’endroit proposé.

– Mohand ! dit Akli. Si des clients viennent, occupe-toi d’eux.

– Oui !

Akli et la femme disparaissent dans la partie postérieure, et la porte se ferme derrière eux.

Une fois seuls, la femme enlace fougueusement Akli ; il la reçoit dans ses bras, et les deux restent réunis, tout heureux, serrés l’un contre l’autre.

Un long moment après, la femme murmure avec une profonde agitation contenue :

– Oh ! J’ai eu peur pour toi !

Quelques secondes après, elle se détache, et regarde toute émue Akli.

– Ah, Houriya ! Houriya !  s’écrie-t-il, lui aussi profondément troublé.

Les deux amoureux, trop heureux, se contemplent, les yeux dans les yeux.

Houriya est âgée de vingt deux ans, sa peau reflète un agréable bronzage naturel, son visage présente des traits réguliers, embellis par un fin nez aquilin, des lèvres charnues et des yeux dont le beau noir étincelant est rehaussé par l’ardeur du regard. Quant à la poitrine, elle est garnie d’une superbe paire de seins, dont Akli jouit de la vue, par l’échancrure de la chemise portée par Houriya. Elle est un magnifique spécimen de jeune femme méditerranéenne, toute lumière et chaleur ; on ne peut s’étonner  que Akli en soit tombé amoureux.

Il le fut d’abord des yeux de Houriya, quand elle venait acheter du pain, le reste du visage étant caché par un voile blanc, traditionnel algérien. Depuis la première fois qu’il vit ces deux prunelles, elles restèrent incrustées dans sa mémoire. Elles illuminaient la nuit de sa solitude sentimentale. Aussi, attendait-il chaque jour cette cliente toute particulière ; elle venait presque quotidiennement. Chaque fois, le boulanger ne résistait pas à fixer son regard sur les yeux de sa fée ; et ces derniers s’offraient généreusement à la vue de l’amoureux. Un invisible feu unissait le marchand et la cliente, pendant un instant, le plus doux, le plus brûlant des instants.

Houriya finit par comprendre ce qui était né dans son cœur. Aussi,  s’arrangeait-elle pour se rendre à la boulangerie quand il n’y avait pas de clients.

Puis arriva ce qui devait arriver. Une fois que Akli était seul, tandis que son frère cadet s’occupait à la fabrication du pain, eut lieu le miracle. La main de Houriya posa l’argent sur le comptoir ; au moment où Akli lui rendit la monnaie, les deux mains s’effleurèrent, quasi instinctivement, tremblèrent ; aussitôt, les deux regards se rencontrèrent, et leur langage fut éloquent. Les numéros de téléphone furent échangés. Et les graines de l’amour se sont épanouies dans les sillons des deux âmes, fertiles en tendre sentiment.

– Ah ! reprend Houriya dans l’arrière-fond de la boulangerie. En apprenant la fermeture de ton magasin, je t’avais envoyé un message sur ton portable. Ne voyant pas de réponse de ta part, je fus angoissée, tellement angoissée !

– Excuse-moi, répond Akli. J’étais trop occupé par la recherche de Mohand. Je n’ai pas eu l’occasion de voir ton message.

Les deux soupirants se contemplent un instant. Ne pouvant résister à leur impulsion, ils s’enlacent encore une fois, avec ardeur, se caressent, se blottissent totalement l’un contre l’autre, en demeurant unis.

Après un long moment, Akli se détache un peu de sa bien-aimée, et murmure, d’une voix troublée par l’exaltation :

– Je crois venu le temps de nous décider.

– Oui ! acquiesce-t-elle.

Akli, tout surpris, demande :

– Tu as compris à quoi je fais allusion ?

– Je crois que oui.

– Alors, dis-le moi !

– De nous marier !

Pour toute réponse, Akli enlace de nouveau Houriya ; elle l’accueille dans ses bras, et les deux tourtereaux jouissent de la douce chaleur de leurs corps, de leurs esprits et de leurs cœurs.

De nouveau, ils se détachent un peu l’un de l’autre.

– Tes parents, demande Akli, seront-ils d’accord pour notre mariage ?

– Et pourquoi pas ? s’étonne Houriya.

– Je suis kabyle, précise Akli.

– Et alors ?… Tu es un jeune homme honnête, travailleur, de physique qui me plaît, et tu as conquis mon cœur. Cela suffit !

– Et si cela, à tes parents, ne suffit pas ?

– Je connais mes parents, tranquilise Houriya. Par chance, nous avons les mêmes idées sur la vie… Et tes parents à toi, lui demande-t-elle, accepteront-ils ?

– Ils n’ont pas oublié, répond Akli, comment s’est réalisée l’indépendance de notre pays : « Ce miracle eut lieu, disaient-ils, parce qu’on ne parlait pas d’Arabes et de Kabyles,  mais d’Algériens !… Ceux qui voulaient, alors, ou veulent aujourd’hui, nous séparer ont comme but de nous dominer, chacun de son coté. Or, ce qu’il nous faut, c’est nous respecter les uns les autres, nous aimer et rester unis pour ne plus être dominés encore. »

– D’accord, réplique Houriya, cependant, tes parents ne préféreraient-ils pas te voir marié avec une Kabyle ?

– C’est possible ! Mais j’ai déjà l’argument pour les convaincre.

– Lequel ?

– Je leur demanderai, explique Akli : « Mes chers papa et maman !… Quel est votre plus précieux désir en ce qui me concerne ? »… Je connais déjà leur réponse, parce qu’ils me l’ont exprimée plusieurs fois : « De te voir heureux ! »… Alors, je répliquerai : « Et si je vous dis que j’ai connu une fille qui m’a rendu heureux ? » Ils proposeront : « Alors, épouse-la ! »… Je demanderai : « Donnez-moi votre bénédiction ! »… Si, par hasard, ils posent la question : « Est-elle kabyle ? », je leur ferai savoir : « C’est une femme que j’adore parce qu’elle m’a rendu heureux. » Ensuite, je plaisanterai : « Il y a de fortes probabilités que sa kabylité fut arabisée voilà plusieurs siècles. Aussi, pour elle, il n’y a pas de Kabyles et d’Arabes, mais seulement des personnes honnêtes et justes ou malhonnêtes et injustes. » Et voilà !

Toute contente, Houriya suggère :

– Je voudrais tant aller rendre visite à tes parents. Je leur montrerai qu’ils n’ont pas à s’inquiéter à mon sujet. Nos enfants, à toi et moi, jouiront de tout ce que toi et moi nous leur donnerons comme culture et sensibilité. Ils parleront aussi bien l’oranais que le kabyle, et toutes les langues du monde qui leur plairont, et se marieront avec les personnes du monde qu’ils aimeront !

Ce langage éclairé et universaliste de la part de Houriya n’étonne pas Akli. Elle lui avait raconté une partie de sa vie. Elle est enseignante dans une école primaire ; les problèmes existants lui ont donné conscience  des graves défauts du système scolaire. Pour les comprendre et les affronter, elle a bénéficié de l’aide de son père ; il est professeur de mathématiques dans un lycée, et secrétaire d’une section syndicale autonome d’enseignants. C’est également lui qui avait choisi le prénom de sa fille : Houriya[1].

– Oui ! confirme Akli. Nous irons voir mes parents ensemble, et nous leur demanderons leur bénédiction. Je suis certain que nous l’aurons.

– Auparavant, ajoute Houriya, je voudrais te demander une chose.

– Laquelle ?

– Que tu m’apprennes juste quelques phrases en kabyle, par exemple dire à tes parents : « Mes chers papa et maman nouveaux ! Je vous prie de nous accorder votre bénédiction pour notre mariage, Akli, votre fils, et moi, dorénavant votre fille ! »

Akli, très touché par la proposition, secoue vigoureusement la tête en signe d’assentiment.

Tanmirt[2] ! lui répond Houriya, qui savait déjà ce mot, que Akli lui avait déjà appris.

– Je le ferai ! dit-il. Je le ferai avec plaisir ! Et mes parents en seront très contents !

– Il ne faut pas oublier, continue Houriya, de les assurer que nous irons régulièrement les voir, et qu’ils peuvent compter sur nous pour quoi que ce soit. Et s’ils veulent vivre avec nous, ce sera pour nous une immense joie, et pour nos futurs petits enfants !

En présence d’une jeune femme si intelligente, si généreuse et si attendrissante, outre au charme de son physique, Akli est, effectivement, heureux. Quant à Houriya, ce qui l’enchante de la part de Akli, c’est un visage d’une expression si ouverte, si chaleureuse, si accueillante qu’elle procure une ineffable sensation de douceur ; elle devint rapidement ce mystérieux, puissant et irrésistible sentiment appelé amour.

 

4. Les yeux et les oreilles de Azrîne

Tandis que Karim et Zahra restent assis sur le banc du boulevard face à la mer, le portable de Zahra sonne. Aussitôt, Karim retire sa main de celle de son amie. Néanmoins, celle-ci ne réagit pas. L’appareil persiste à sonner, longuement, sans s’interrompre.

Karim finit par tourner le regard vers son amie, cherchant à comprendre pourquoi elle ne répond pas. Zahra s’y résigne. Elle sort l’appareil de son sac. En regardant l’écran, elle pâlit fortement. Elle met le téléphone près de son oreille, écoute un instant, puis dit vivement :

– D’accord ! dans une demie heure.

Elle raccroche nerveusement, puis, troublée, déclare à Karim :

– Excuse-moi, je dois aller à mon travail.

Karim n’ose pas solliciter un éclaircissement.

Environ trente minutes après, Zahra est face à son démon.

– Alors, d’autres informations sur ton jeune voisin ?

Elle ne parvient pas à cacher son malaise. Le policier le remarque et ricane.

– Alors ? insiste-t-il d’une voix sévère.

Elle le fixe tout en restant bouche cousue.

– Allez ! Je vais t’aider à accoucher, déclare-t-il avec un affreux rictus.

Il appuie sur le bouton d’un petit appareil près de lui, sur le bureau. Zahra entend, abasourdie, une partie de sa conversation avec Karim alors qu’ils étaient au sommet de la montagne du Murdjajo.

Le policier stoppe l’appareil.

– Je croyais, dit-il, avec un triomphe goguenard, que tu savais que nous avons des yeux et des oreilles partout ! Y compris sur nos collaborateurs !

Désorientée, Zahra baisse les yeux. L’homme attend, tout satisfait de lui-même. Zahra retrouve son sang-froid. Elle réplique :

– C’est normal !… Ceci dit, comme l’enregistrement le constate, la conversation ne contenait rien d’alarmant, digne d’être signalé.

– Ah ! Bien répondu !… apprécie le policier. Tu te défends bien !… Alors, voici ce que je te demande de faire. La nuit, tu attendras l’arrivée de ce voisin ; quand il sera dans le couloir de votre immeuble, tu sortiras et tu hurleras qu’il veut te violer.

– Non ! répond spontanément Zahra, effarée de la proposition. Ça, non !

– Et pourquoi ?

– Je n’en suis pas capable.

– Pourquoi donc ?

– C’est quelque chose que je n’aime pas faire.

– Qu’est-ce cela te coûte ?… Ce que je te demande fait partie du normal travail. Je ne t’ai quand même pas demandé de coucher avec ton voisin, ni de le tuer !

Il attend la réaction de Zahra ; elle reste impassible. L’homme reprend :

– Alors, que dis-tu ?

– Je fais ce que je peux, répond Zahra.

– Je te prenais pour une collaboratrice parfaite !

– Je n’ai jamais prétendu l’être.

Le policier met son dos plus confortablement contre le fauteuil, puis fixe ses yeux scrutateurs sur Zahra, en plissant légèrement les paupières. Visiblement, il attend d’elle une meilleure réaction. Rien ne vient. La moucharde baisse les yeux vers le sol.

Son chef lance :

– Est-ce que tu es une bonne patriote ?

Zahra relève les yeux, surprise par la question. Elle finit par demander :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Es-tu capable de défendre ton pays contre toute menace contre lui ?

– Je m’efforcerai, mais je ne suis certainement pas une héroïne.

– Ah ! Je comprends, dit le policier avec une désagréable moue.

– Ceci dit, ajoute Zahra, mon voisin ne me semble pas une menace pour notre pays.

– Qu’est-ce qui te le fait croire ?

– Il a l’air d’être un bon garçon, certes révolté contre les injustices qu’il voit autour de lui, comme d’ailleurs beaucoup d’autres personnes. Est-ce là une menace pour notre pays ?

– Elle peut l’être, affirme le policier. Et nous sommes précisément payés, toi et moi, pour le savoir.

Zahra ne sait pas comment ces autres paroles sortent brusquement de sa bouche :

– Puisqu’on parle de mon voisin, je songe à me marier avec lui.

L’homme, d’abord abasourdi, éclate du plus sonore et moqueur rire dont il est capable. Non pas parce qu’il ignore le genre de relations auxquelles sont parvenus Zahra et Karim ; depuis longtemps, ils sont espionnés à leur insu, toutes leurs rencontres sont enregistrées. Cependant, le policier ne s’attendait absolument pas à cette déclaration de sa moucharde. Il estimait que son comportement envers Karim était dicté par son devoir d’espionne, et rien d’autre. D’autant plus qu’il connaissait le très particulier passé de Zahra. Aussi, lui lance-t-il, du ton le plus férocement ironique :

– As-tu oublié qui tu es ?!

La question est une lame de couteau violemment introduite dans la chair vive de Zahra. Elle baisse instinctivement la tête. Puis, soudain, elle la relève, fixe fièrement le vil personnage, et affirme d’une voix dure :

– Je n’ai jamais oublié mon passé. Sinon, je ne serais pas ici.

Plutôt impressionné par la réaction ferme de cette « chienne », comme il l’a toujours nommée mentalement, le policier réfléchit. Il conclut :

– Alors, fais bien ton travail, comme tu l’as toujours fait auparavant. Je te connais assez pour savoir que si tu le veux, tu es capable de tout.

Zahra demeure impassible. Le chef ajoute :

– Ton fameux passé ne le prouve-t-il pas ?

« Le salaud ! L’immonde salaud ! » pense Zahra, sans rien montrer sur son visage. L’homme dit encore :

– Quant à cette bizarre idée qui t’est venue de te marier, et avec rien moins que ce type-là !… Je pense qu’elle te passera, et vite !

Il ajoute, menaçant :

– Dans ton intérêt !

Une fois sortie de l’antre de l’inquisition, Zahra a la confirmation : elle est sous surveillance. Par conséquent, elle doit être sur ses gardes. À ce sujet, un signe vient renforcer sa conclusion. En sortant du bureau, le gentil Moussa, le policier préposé à la réception, la regarde, pour la première fois, d’une manière inquiète, signifiant clairement : « Tu es en danger ! Fais attention à toi ! »… Zahra lui sourit, avec une expression de reconnaissance et d’amitié.

A suivre …


[1]     Sa prononciation est très proche de « Hourriya » (Liberté), où le « r » est redoublé. Ce genre de nom fut très utilisé durant la guerre de libération nationale, et juste après l’indépendance.

[2]     « Merci ! » en kabyle.


 

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