Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap. 7-8

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

 

 

7. L’âme du corps

À la fin de cette rencontre extraordinaire, totalement inattendue, avec Zahra,  Karim ne parvient pas à se concentrer dans son travail, à l’hôpital. Il a l’urgente nécessité de faire le point, donc de calme et de silence.

Sa collègue Fatma, médecin, la cinquantaine d’années, entre dans l’infirmerie de garde.

– Tu es malade ? l’interroge-t-elle, préoccupée.

Karim la regarde d’un air interrogatif.

– Ton visage !… explique-t-elle. Il est tellement pâle ! On dirait que le sang n’y circule plus.

– Ah, je comprends, admet Karim. Je suis seulement très fatigué. J’ai besoin de repos.

– Hum ! Karim !… Je sais que tu es un homme d’une sincérité absolue. Mais, est-ce que tu ne me caches pas quelque chose ?… Quelque chose qui te tourmente ?

– Oui, c’est vrai : quelque chose me préoccupe. Toutefois, malgré notre amitié, je ne peux pas t’en parler, c’est trop personnel. Excuse-moi !… J’ai d’abord besoin d’y réfléchir.

– Eh bien, je viens de finir mon tour de travail. Si tu veux, je te remplace et tu retournes chez toi. Je ferai tout pour revoir ton visage avec ton chaleureux sourire.

– Merci ! Merci, ma sœur[1] Fatma !… Alors, je ferai comme tu dis. Bien entendu, j’inscris ces heures que tu effectues à ma place sur l’ardoise de mon crédit envers toi.

– Allez, frère Karim ! rétorque Fatma en plaisantant. Et la solidarité, qu’en fais-tu ?… Tout mon plaisir est de te revoir en forme !

 

Une fois sorti de l’hôpital, Karim ne veut pas retourner chez sa mère. Elle serait inquiète par l’expression du visage de son fils. Il réfléchit pour décider du lieu le plus apte à l’accueillir.

Une idée lui vient.

Environ une demie heure après, il est assis sur une grosse pierre, non loin des rails d’un chemin de fer. Il ignore le motif réel de cette option. La seule chose claire est que l’endroit lui plaît, semble adéquat pour examiner à tête froide la révélation faite par Zahra.

« Quel destin ! » se dit Karim…

Il contemple le panorama devant lui. Un long sifflement de train se fait entendre. Puis, au loin, un train de voyageurs apparaît et passe rapidement. Peu après, un autre, portant des marchandises, va en sens contraire, en se déplaçant de manière plus lente.

Par on ne sait quel mécanisme psychique, la vue de ces trains fait naître dans le cerveau de Karim ces pensées : « Oui, c’est vrai !… Ma vie est entièrement basée sur deux éléments. Ils la conditionnent et lui donnent sens : l’amour le plus passionné de la justice entre les êtres humains, et l’amour le plus passionné entre l’homme et la femme. Pour vivre ces deux aspirations, je sens être né ; pour leur réalisation, je ferai n’importe quoi, je risquerai tout. Autrement, je ne me sentirai rien d’autre qu’un… ». Il ne sait pas quel mot employer. Il complète : « Non ! Pas un animal. Lui a une vie cohérente… Disons, je ne serai qu’un tube digestif. Une existence inutile, parasitaire… Mieux, alors, la jeter au néant d’où elle est venue. Et, aussi, que cette planète se désintègre, qu’un cataclysme fasse disparaître cette espèce humaine si mal foutue. Où serait son utilité si elle manque de justice et d’amour ? »

Le ronronnement d’un avion commercial résonne dans l’air, en s’amplifiant. Karim lève la tête et, voyant passer un aéroplane, il le suit du regard, jusqu’à ce que l’appareil devient un tout petit point noir, puis disparaît dans le ciel.

En se rabaissant, ses yeux rencontrent par hasard les rails de chemin de fer. Innombrables, ils s’entrecroisent puis se séparent. Cette vue suggère à Karim sa rencontre avec Zahra :

« Au fond, je suis heureux de savoir quel fut le passé de Zahra… Bien entendu, je regrette de toute mon âme ce qu’elle a enduré… Toutefois, j’ai plus confiance en elle, précisément parce qu’elle a subi ce qu’elle a subi, et s’en est néanmoins libérée… Le jour où nous serons dans le même lit, – si cela arrivera -, c’est d’abord avec son âme que j’unirai la mienne. Car l’âme de Zahra est pure, d’une pureté telle que toutes les ordures qu’on y a jetées n’ont pas terni sa beauté. Qu’y a-t-il de plus enchantant que de faire l’amour non pas seulement avec le beau corps d’une femme, mais tout autant avec sa belle âme ?… Celle-ci ne vieillit jamais, tout au contraire, avec l’âge, elle embellit. »

Ces réflexions ont l’effet d’un doux et salutaire baume sur la douloureuse blessure que fut l’information concernant le déplorable passé de Zahra : « Oui ! Zahra est une étoile tombée par terre, mais que je recueille pour la remettre là où est sa place : dans le ciel de mon cœur ! »

Ce souhait envahit l’amoureux d’une joie si intense qu’il est saisi par l’envie de se lever, de se mettre à sauter en l’air, et de crier, en levant tout haut ses deux bras : « Enfin !… Enfin !… J’ai trouvé mon étoile ! J’ai trouvé mon étoile ! »

Soudain, le visage de Karim se rembrunit. « Et si… » Il n’ose pas terminer sa pensée… Il s’y résout : « Si d’autres apprennent le passé de Zahra ?… Les voisins ne sont pas un gros problème. Il suffit de déménager, de changer de quartier. Cependant, ma mère ?… » Cette interrogation est une brutale avalanche de glace sur Karim. « Maman est intelligente, mais comprendra-t-elle ? »

 

  1. Bain de vapeur

 

Pour affronter le malaise né de son inquiétude concernant la réaction de sa mère à propos du passé de Zahra, Karim décide d’aller au hammam[2]. Non pas parce qu’il doit rendre propre son corps, mais pour « laver » son cerveau. C’est une habitude chez Karim. Les rares fois où il a voyagé à l’étranger, ce qui lui a manqué beaucoup c’est un hammam.

Il parcourt les deux courtes ruelles qui séparent son logis du bain public.

Déjà, en entrant dans la salle d’accueil, la chaude atmosphère le détend. Quelques hommes sont là, les uns étendus paisiblement pour se relaxer avant de se laver, d’autres bavardent paisiblement à propos de sujets plus ou moins importants.

Lentement,  Karim jouit du plaisir de se déshabiller.

Ensuite, il pénètre lentement dans la salle des eaux.

Une fois à l’intérieur, vêtu d’un simple slip (il aurait souhaité être tout nu, mais la pudeur publique l’interdit), la douce vapeur chaude l’accueille et l’enveloppe. Elle est un miraculeux massage non seulement pour sa peau et ses muscles, mais également pour ses nerfs et ses pensées. Karim marche du pas le plus calme en cercle, afin de stimuler la sortie de la sueur des pores de sa peau.

Trois personnes sont dans la salle d’eau chaude : un adulte avec son enfant d’environ quatre ans, et un jeune homme d’une trentaine d’années. L’enfant, tout nu (« Ah ! l’heureux ! »), s’amuse à étendre son corps pour bénéficier de la chaleur du sol. Le père est assis face à une petite cuvette pleine d’eau où deux robinets versent respectivement du liquide chaud et froid. L’adulte se savonne tout le corps. Quant au jeune homme, debout, il se frotte vigoureusement le haut du corps avec une sorte de gant noir à la surface rugueuse.

Karim continue à marcher lentement, tout en respirant avec délice la bienfaisante vapeur d’eau. Les quelques lampes diffusent une agréable lumière, ni trop forte ni trop faible.

Après quelques minutes, Karim déroule par terre une sorte de tapis, qu’il a porté avec lui. Il s’étend sur le dos. Il met ses bras le long du corps, ferme les yeux et continue à savourer la chaleur.

Progressivement, il la sent pénétrer les pores dilatés de la peau. Au point de créer une sorte de charmant étourdissement de l’esprit. Karim aime beaucoup ce moment de vide. Alors, il respire le plus lentement possible, laissant entrer et sortir l’air chaud de ses narines et de ses poumons.

En passant les mains sur sa peau, Karim se rend compte de la sueur qui commence à en sortir. Quelle jouissance !… Presque gratuite, car le prix d’entrée au bain public est dérisoire.

Arrive enfin le moment de s’activer. Karim se remet debout et marche lentement, allant d’un mur à un autre.

Le jeune homme s’approche de lui :

Khouâ[3], veux-tu que je te frotte le dos ? demande-t-il avec politesse.

– Non, merci ! Je ne suis pas venu pour me laver, mais uniquement pour jouir de chaleur… Toutefois, si tu veux, je peux te frotter le dos.

– Je t’en remercie ; le préposé pour ce travail me l’a déjà fait.

– Ah, bon. Merci quand même, khouâ, pour ton offre.

Karim apprécie énormément cette manière traditionnelle de s’adresser l’un à l’autre, entre inconnus. Pas de « Monsieur », mais « frère ».  Cependant, Karim regrette avec beaucoup d’amertume la nouvelle mode, venue du Moyen-Orient, plus exactement de sa caste sociale privilégiée, intellectuellement fainéante et néo-colonisée : à la femme, on ne s’adresse plus par « oukhtî », « ĕamtî »[4], mais par le terme français/anglais « Madame ». Et les personnes âgées ne sont plus appelés « oubbà » (ou « bouyâ »)  et « mmà », mais « hadj » et « hadja »[5]. Ridicule, affligeante régression !

Revenons à l’amicale proposition du jeune homme dans le bain pour frotter le dos de Karim. Cette forme traditionnelle de solidarité a toujours profondément touché ce dernier. Des gens inconnus l’un à l’autre se proposent habituellement de se frotter le dos. Très belle forme d’entraide : gratter le dos d’un inconnu pour le débarrasser des saletés de sa peau, et cela sans aucune gêne. Là est un des plaisirs particuliers que Karim ressent avec une fierté légitime, cette fraternité humaine totalement désintéressée, et si belle.

Vient le moment pour Karim de s’asseoir devant la petite cuvette où il ouvre les deux robinets, l’un d’eau froide, l’autre d’eau chaude. Il dose convenablement l’eau puis, à l’aide d’une tasse qu’il a portée avec lui, il s’asperge d’eau. Il en savoure l’écoulement sur sa peau, où il passe vigoureusement ses mains pour éliminer la sueur.

Il n’a pas besoin de se laver avec du savon. La douche, prise quotidiennement à la maison, l’en dispense.

Une fois satisfait des masses d’eau baignant son corps, Karim sort dans la salle d’accueil. Là, il s’allonge pour la dernière phase de sa relaxation, agrémentée du plaisir d’écouter les propos échangés entre les présents, propos toujours dans l’esprit du lieu : bienveillants. Parfois, ils concernent des faits sociaux, généralement des critiques aux méfaits des administrations, généralement insouciantes, pour ne pas dire méprisantes, quant à leurs responsabilités envers les citoyens. Karim apprécient aussi bien les propos bienveillants que les critiques. Les premiers lui font aimer le peuple au sein duquel il vit ; les seconds lui indiquent le niveau de conscience et de dignité des citoyens ordinaires, car le hammam n’est pas fréquenté par les privilégiés : ils préfèrent leur salle de bain privée, dotée de tous les conforts fournis par l’argent.

En quittant le hammam, Karim se sent débarrassé de toutes ses inopportunes pensées, spirituellement lavé. Alors, ce qu’il a su du désolant passé de celle qu’il aime, il le voit avec un esprit serein, positif. « Ma yanghlàg bâb hattâ yánftàh bâb»[6], se dit Karim.

A suivre …


[1]     Ce terme s’adresse à une femme plus ou moins du même âge, en signe de respect, ou, si l’on veut, de fraternité.

[2]     Bain public traditionnel.

[3]     Frère.

[4]     Respectivement « sœur », « tante ».

[5]     Respectivement « père », « mère », « pèlerin », « pèlerine », ces deux derniers termes signifiant des personnes ayant accompli le pèlerinage à la Mecque, prescrit par le Coran, mème si les personnes en question n’y ont jamais été.

[6]     Dicton populaire: « Une porte se ferme seulement quand une autre s’ouvre ».


 

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