La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman
quotidiennement en chapitres
depuis le 21 décembre
11. De l’humain et du rat
Après le petit déjeuner chez Karim, celui-ci et Zahra vont au « logis » de Saïd, plus exactement le trou censé l’être, au bas de la Tour A.
Appeler cet endroit un trou, c’est encore le décrire de façon trop favorable. Trou à rat est la description correcte ; sordide est l’adjectif adéquat. Un simple coup d’œil, de l’extérieur, cause un violent frémissement ou l’envie de vomir. Saleté repoussante, puanteur insupportable, humidité, obscurité, étroitesse. À moins d’être un rat, comment
peut-on y demeurer ?
Et, pourtant, depuis plusieurs années, un être humain y habite, y dort. Et il est miraculeusement encore vivant, en apparente normale santé. Et ses yeux, jolis, brillent à la lumière. Et il sourit avec tendresse. C’est Saïd.
Que les habitants de l’immeuble n’aient trouvé rien d’autre à concéder à ce préposé au nettoyage des ordures, ni jamais pensé à rendre son trou à rat moins répugnant, prouve à quel niveau d’inconscience, d’indifférence, de carence de sensibilité, d’absence de compassion sont tombés les femmes et les hommes de cet immeuble, bien entendu « bons musulmans », reflet de la société toute entière. Il leur suffit d’accorder à Saïd quelques sous, pour renouveler son énergie vitale et débarrasser l’immeuble des déchets de nourriture et autres saletés. Pour le reste, « Que Allah lui vienne en aide ! » Hypocrite dédouanement de l’égoïsme face à la détresse humaine.
« Dans le passé, avait dit la mère à Karim, du temps de la colonisation, nous étions solidaires dans l’indigence, nous nous aidions les uns les autres. » À l’appui de son affirmation, elle avait fourni de nombreux exemples de ces actes d’altruisme. « Je ne sais pas pourquoi, reconnaît la mère, maintenant tout a changé de manière si négative. Pourtant, les gens se déclarent plus musulmans qu’auparavant… Je ne comprends pas… Je ne réussis pas à comprendre. »
C’est précisément pour comprendre que Karim se lia d’amitié avec Si Lhafidh, en pensant : « Qui d’autre pourrait m’aider, me consacrer une partie de son temps ?… Désormais, le temps est devenu de l’argent, uniquement pour produire de l’argent !… Quant aux intellectuels, la majorité écrasante se désintéresse de nous, le peuple. Eux, aussi, les soit disant instruits et intelligents, sont obsédés par la carrière, donc l’argent. »
Karim a le pénible sentiment d’avoir le même défaut : « Moi, aussi, jusqu’à présent, je me suis préoccupé d’argent, afin de pouvoir m’acheter un logis. Sans m’intéresser à la situation de Saïd. »
Embarrassé par sa mauvaise bonne conscience, éprouvée jusqu’à maintenant, Karim arrive, en compagnie de Zahra, devant la porte du trou à rat.
– Saïd ! appelle Karim.
L’interpellé apparaît sur le seuil. Zahra et Karim lui sourient. Puis, ce dernier parle :
– Saïd !… Comme je te l’ai dit hier, nous sommes venus t’aider à rendre plus habitable l’endroit où tu vis. Nous allons d’abord, ensemble, le nettoyer. Ensuite, je vais acheter le nécessaire pour peindre les murs, de manière à empêcher l’humidité de pénétrer ; puis, je t’achèterai un petit lit, des draps et des couvertures, ainsi qu’une petite armoire ; enfin, il faudra améliorer l’installation de la lumière électrique.
Saïd a écouté avec attention. De légers dandinements brefs de son corps
semblent indiquer un trouble ; il baisse brusquement la tête et regarde vers le sol.
– Alors, qu’est-ce que tu dis ? demande Karim avec le maximum de délicatesse.
Saïd demeure pensif.
– Saïd !… répète Karim avec douceur. Est-ce que tu m’acceptes comme frère, et Zahra comme ta sœur ?
Soudain, celle-ci touche discrètement de la main la hanche de Karim ; il se tourne vers elle. Des yeux, elle lui indique le sol près des pieds de Saïd. Karim regarde l’endroit : des gouttes de larmes y tombent.
Karim, bouleversé, ne se maîtrise plus : il enlace Saïd et le serre contre sa poitrine, très fort. Saïd se laisse faire, en gardant les bras le long de son corps.
Un instant après, Karim, Zahra et Saïd sortent du « logis » tout ce qu’il contient. Puis, ils commencent à nettoyer l’endroit de fond en comble, avec des instruments portés par Karim et Zahra.
– Ah ! Un rat ! crie Zahra, en reculant effrayée.
Tous les trois voient le petit animal courir rapidement au bas du mur, jusqu’à un trou où il disparaît.
Des voisins passent en jetant un coup d’œil à l’activité de nettoyage, les uns avec curiosité appuyée, d’autres avec indifférence.
Assis sur le trottoir près de sa charrette de fruits, Omar observe l’action de nettoyage avec une expression contrariée.
Apparaît Malika, la jeune mystérieuse au bouquet de marguerites. En voyant l’action concernant le « logis » de Saïd, elle s’approche, s’arrête et continue à regarder. Karim et Zahra s’aperçoivent de sa présence. Ils lui sourient ; elle les contemplent avec une expression douce.
Saïd, lui, reste les yeux fixés sur la jeune fille, puis murmure, tout enchanté :
– Yamina !
La jeune fille avance jusqu’à se trouver tout près de Saïd ; avec une tendresse infinie, elle dépose ses lèvres sur celles de Saïd, en un doux et long, très long baiser. Pour la première fois, le visage de Saïd s’épanouit d’une lumineuse expression.
Karim et Zahra, tout surpris d’assister à cette scène, absolument inattendue et incroyable, en restent totalement stupéfaits.
Quand la jeune fille retire ses belles lèvres de celles de Saïd, elle recule lentement d’un pas, tout en continuant à fixer des yeux ceux de Saïd, enchanté.
Se reprenant de sa surprise, Karim demande à Saïd :
– Tu la connais ?!
L’interrogé semble n’avoir pas entendu la demande. Il demeure le regard hypnotisé et rivé sur la jeune fille. Il répète seulement, machinalement :
– Yamina !
Karim s’approche tout près de lui, puis insiste avec tact :
– Saïd ! Tu la connais ?!… Yamina, c’est son nom ?
L’heureux bénéficiaire de l’enivrant baiser demeure sans réaction autre que d’observer avec intensité la jeune fille. De nouveau, elle s’avance et lui tend son bouquet de marguerites. Lui, les mains tremblantes d’émotion, prend le cadeau et le serre contre sa poitrine. Miracle ! Le visage de la jeune fille arbore une espèce de sourire de satisfaction.
– Yamina ! murmure une troisième fois Saïd.
Karim et Zahra, au comble de l’étonnement, ne savent pas quoi penser de tout ce qu’ils ont vu. Toutefois, ils comprennent qu’ils ne peuvent rien en savoir de la part de Saïd. Tout au moins pour le moment.
Zahra, instinctivement, s’adresse à la jeune fille, de sa voix la plus douce :
– S’il te plaît, dis-nous qui es-tu ?
L’autre remue avec une lenteur mélancolique la tête de droite à gauche, puis murmure, d’un ton altéré, typique d’une personne n’ayant pas usé son organe vocal depuis très longtemps :
– Sahra !
– Sahra, tu veux dire la région du Sahara ?
– Sahra ! répète l’interrogée.
– Tu veux dire que, pour toi, ici, c’est le désert, que tu n’as personne ?
La jeune fille se contente de fixer sur les yeux de Zahra un regard d’une intensité aussi énigmatique qu’impressionnante. Soudain, elle sursaute, comme ayant entendu une impérieuse voix intérieure, tourne vivement le dos aux autres, et s’éloigne rapidement, à tout petits pas rapides, semblables à une marche de femme japonaise traditionnelle.
Tard le soir, le trou à rat est complètement nettoyé. Saïd y place, dans un coin, son précieux bouquet de marguerites.
– Mais, dit Karim à Saïd, pendant quelques nuits, tu ne peux pas dormir ici, à cause de l’odeur de peinture fraîche. Je t’invite à venir dormir chez nous, d’accord ?
La proposition embarrasse fortement Saïd.
– À présent, tu es mon frère !… l’assure Karim. Alors, s’il te plaît, ne te gêne pas. Tu es un nouveau membre de la famille !
Sans répondre, Saïd entre dans son logis, prend son bouquet de fleurs, sort, ferme la porte avec un double cadenas, et rejoint Karim et Zahra.
À suivre…