Par Bachir Hadj Ali (*)
Smaïl Hadj Ali nous a adressé un article inédit de Bachir Hadj Ali, rédigé en mars 1976, sur la question sahraouie et la juste lutte de son peuple pour son autodétermination. Le texte aborde, également, les risques d’une confrontation militaire entre l’Algérie et le Maroc, du fait des visées expansionnistes des dirigeants de ce pays.
Soucieux de l’avenir des rapports intermaghrébins et de la paix entre les peuples, des historiens s’interrogent sur la guerre au Sahara occidental.
Les professeurs Dresch et Lacoste ont exprimé, dans le journal Le Monde, leurs craintes, leurs hésitations. On a parfois de la peine à les suivre dans une analyse qui évite d’aller au fond des choses.
Hichem Djaït, historien tunisien, prospectant le devenir maghrébin à partir des vicissitudes du présent, en arrive à des vues illusoires qui évacuent les données réelles du problème brûlant de l’heure et par suite, ses possibilités de solution.
Pourtant, au centre du débat se trouvent quelques questions-clefs :
– Pourquoi cette guerre atroce au Sahara occidental ?
– Comment y mettre fin ?
– Comment éviter son extension et la confrontation entre le Maroc et l’Algérie ?
– Comment sauvegarder les chances actuelles — et en créer d’autres — d’un Maghreb progressiste ?
Chacun des deux gouvernements, algérien et marocain, se déclare pour la paix. Mais la sincérité des intentions se mesure aux actes, en particulier dans ce domaine.
L’Algérie, qui a enduré près de huit années d’une guerre implacable, fait de la défense de la paix au Maghreb, en Méditerranée et dans le monde un des piliers de sa politique.
Elle panse ses blessures, édifie une économie nouvelle, s’industrialise, nationalise les grandes propriétés terriennes privées et les répartit entre les paysans coopérateurs, scolarise, entame l’expérience d’une médecine gratuite, supprime l’impôt sur les revenus des catégories les plus pauvres de la population, crée de nouvelles structures pour une large participation des forces populaires aux tâches d’édification.
Elle s’apprête à débattre publiquement du projet de Charte nationale, base d’une alliance des forces patriotiques et progressistes.
Elle a un besoin réel de paix pour mettre fin à un certain nombre de décalages dont quelques-uns commencent à devenir criants. Elle veut la paix pour renforcer ses moyens politiques et pour les placer au niveau des possibilités et des besoins d’une société en pleine mutation. Ces problèmes et ces tâches politiques se situent dans une évolution en progrès.
Or, l’état de tension actuel la contraint à mobiliser des ingénieurs, des techniciens, des paysans, des ouvriers, des enseignants, des médecins, des étudiants, des cadres, des militants syndicaux, toutes énergies qui feront défaut dans l’œuvre de construction nationale en cours.
L’Algérie est l’un des rares jeunes pays indépendants contraints de créer un ministère des Moudjahidine(1), pour prendre en charge le sort de dizaines de milliers de victimes de la guerre de libération : combattants, veuves, orphelins, anciens réfugiés, anciens internés, anciennes personnes déplacées, malades mentaux, etc.
En 1975, la somme des pensions versées s’élevait à 270 millions de dinars (l’équivalent de 27 milliards d’anciens francs). Cette année, le budget de ce ministère atteint près de 430 millions de dinars.
L’Armée nationale populaire, renforcée par les jeunes du Service national, assure des tâches pacifiques d’une grande ampleur : route de l’Unité africaine reliant l’Algérie du Nord à l’Afrique centrale ; barrage vert, un écran forestier de 20 km de large, en voie d’édification à la limite du Sahara sur 1 500 km de long ; construction de villages de la Révolution agraire, etc.
Tout entier absorbé par ces tâches, comment notre pays ne serait-il pas, naturellement et passionnément, attaché à la paix ?
Ni le peuple, ni le gouvernement, ni l’armée ne veulent la guerre. Mais ni le peuple, ni le gouvernement, ni l’armée ne cesseront d’être solidaires du peuple sahraoui. Ils ne se résignent pas non plus à laisser les acquis progressistes menacés et mis en cause.
Le gouvernement marocain suit-il une politique de paix dans la région ?
Observons d’abord que les troupes marocaines mènent des opérations militaires répressives contre la résistance sahraouie, dirigée par le Front Polisario. Les combats ont pris une ampleur telle, que M. Rydbeck, représentant du Secrétaire général de l’ONU, estime impraticable aujourd’hui le référendum d’autodétermination.
Pourquoi le Maroc ne respecte-t-il pas les engagements qu’il a pris pour l’application de l’autodétermination, par trois fois, en trois lieux différents du Maghreb, une quatrième fois au sommet de l’OUA, une cinquième fois à la rencontre des pays non alignés ?
Pourquoi n’a-t-il pas respecté les différents votes de l’ONU, y compris le dernier, prescrivant, malgré son ambiguïté, l’application de l’autodétermination ? Pourquoi repousse-t-il l’avis de la Cour internationale de justice de La Haye qui constate l’inexistence «de liens juridiques» entre le Maroc et le Sahara occidental de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (XV) quant à la décolonisation du Sahara occidental, et en particulier l’application du principe d’autodétermination, grâce à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire ?
On l’a déjà dit et écrit, il faut le répéter : si le Sahara occidental est marocain, pourquoi n’avoir pas aidé la résistance sahraouie seule hier face à l’occupant espagnol ? Pourquoi refuser aujourd’hui l’autodétermination, si l’on est sûr de la réponse des Sahraouis ?
Pourquoi imposer l’exode, l’exil, la dispersion, le froid, la faim, les maladies et la mort à ces enfants souvent orphelins, dont certains ont été aveuglés par l’usage du napalm, comme en témoigne la Fédération internationale des droits de l’Homme(2), à ces femmes dignes et indomptables que leur voile noir et la colère rendent plus pathétiques ?
Que le peuple marocain, comme le ressassent ses dirigeants, soit pour le rattachement du Sahara occidental ne suffit pas à fonder la justesse de cette politique. Pour s’unir, il faut l’accord des deux parties. Si l’une d’elles s’y refuse, et c’est le cas, et que l’autre utilise la force pour l’y contraindre, cela ne relève-t-il pas du rapt et d’un nationalisme étroit ?
Si le Sahara occidental est marocain, pourquoi le partager avec la Mauritanie? Pourquoi le sacrifier sur l’autel des sociétés multinationales ? Pourquoi offrir 35% des actions des mines de Boukraâ aux capitalistes espagnols, sinon pour prix de la volte-face de Madrid ?
Abderahim Bouabid(3) voile ce sordide marchandage lorsqu’il dit : «En 1975, les successeurs de Franco ont changé d’avis, ils ont décidé d’évacuer le territoire pour des raisons d’ordre intérieur à l’Espagne.»(4) Pourquoi «libérer» le Sahara occidental de ses habitants authentiques et laisser Ceuta et Melilla aux Espagnols ?
Pourquoi offrir la base aérienne de Quenitra aux bombardiers des USA et accepter la présence au Maroc de la CIA, sous forme «d’assistance aux unités de sécurité» ?(5)
Quant aux visées expansionnistes du Maroc — appuyées — sur le territoire algérien, elles ont été clairement et publiquement exprimées et maintes fois, au mépris du vote de l’OUA qui a opté, en juillet 1964, pour le principe du droit international de l’uti possidetis — vous posséderez, ce que vous possédiez déjà.
L’OUA s’est ainsi prononcée pour l’intangibilité des frontières des États africains, telles qu’elles étaient issues de la décolonisation, sous peine de conflits et de guerres interminables. C’est le point de vue que la Conférence des Nations unies a adopté à son tour le 13 mai 1969, par 93 voix contre 3 et 9 abstentions.
Opérations militaires à l’extérieur, répression à l’intérieur, est-ce un hasard si la fleur de la jeunesse estudiantine marocaine est frappée en même temps que le peuple sahraoui ?
Au-delà de la tragédie de ce peuple, dont les dirigeants allient l’élan de la jeunesse et la sagesse des chioukh, il y a aussi le secret espoir de la bourgeoisie compradore et des propriétaires fonciers du Maroc de faire échec à l’expérience algérienne, de dévoyer le patriotisme du peuple marocain, d’ensabler son courant révolutionnaire, de le plonger dans l’oubli provisoire de ses problèmes politiques, économiques, sociaux, non résolus, ou plutôt résolus au profit des classes possédantes.
L’Algérie n’est pas exportatrice de révolution pour deux raisons bien simples : les révolutions ne s’exportent pas, et à notre pays suffit la sienne qui exige efforts, sacrifices et tensions réelles.
Mais, nous ne sommes pas pour autant indifférents aux luttes populaires, aux combats de la classe ouvrière, des étudiants, des forces révolutionnaires et démocratiques marocaines.
Nous sommes pleinement solidaires de ces luttes.
Par expérience, les peuples savent quelles puissances encouragent et appuient aujourd’hui le Maroc dans son rôle de gendarme du Maghreb.
Ce rôle s’insère dans le vaste dessein impérialiste d’endiguement du mouvement arabe de libération, des forces progressistes africaines et des mouvements et partis ouvriers démocratiques et antifascistes dans le Bassin méditerranéen, de la Grèce au Portugal.
La politique du gouvernement de Rabat, par intérêt de classe, sert ce dessein.
L’agression marocaine contre le peuple sahraoui est dangereuse pour la paix dans la région.
Il est du devoir et de l’intérêt des forces démocratiques et pacifiques en Europe de peser de tout leur poids pour la paix au Sahara occidental en soutenant la revendication de l’exercice réel du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination.
Ce n’est pas chose facile. Certains niaient ce droit au début de la guerre de Libération nationale de notre pays. Et pourtant, il a fini par prévaloir.
N’est-il pas temps pour les progressistes au Maroc et en Algérie de se rencontrer, de se concerter, même dans un cadre informel, même s’il ne faut pas s’attendre à des résultats immédiats ?
L’avenir du Maghreb des peuples, au sein duquel le peuple sahraoui mérite sa place, n’en vaut-il pas la peine ?
D’autant que le sang coule.
Chaque jour, à chaque heure, c’est tout un peuple, riche de potentialités, qui est menacé de génocide. Un peuple auquel, nous Maghrébins sommes attachés par l’histoire, la culture, la légende.
N’est-ce pas sur son territoire que se trouve «essaquia el hamra», «le ruisseau rouge», point de départ, d’après les anciens, de cette longue marche «des fous de Dieu»(6), annonciateurs et porteurs d’élans civilisateurs d’un bout à l’autre du Maghreb ?
B. H. A.
(*) Bachir Hadj Ali, militant politique et poète. Né le 10 décembre 1920 à Alger, il meurt le 8 mai 1991.
1) Combattants de la guerre de libération.
2) Aujourd’hui, ladite FIDH s’est rangée à la position colonialiste du Maroc. Note de Smaïl Hadj Ali.
3) Homme politique marocain, premier secrétaire de l’Union socialiste des forces populaires. Partisan de la colonisation du Sahara occidental par le Maroc. Note de Smaïl Hadj Ali.
4) Le Monde des 20-21/2/1976.
5) Daniel Schechter, Le Monde Diplomatique. Janvier 1976.
6) Le terme «fous de Dieu» renvoie ici à l’histoire de l’hagiographie et des mystiques de l’Islam. Il n’a strictement rien à voir avec son détournement, par ignorance ou désinvolture, par certaines élites politiques et intello-médiatiques occidentales, mais aussi par des esprits avertis, pour qualifier les terroristes islamistes : «Ce sont des fous de Dieu, des fous d’Allah.»
Il n’est pas rare, toutefois, de trouver —par mimétisme ? — ce terme tronqué dans des articles de la presse algérienne. Note de Smaïl Hadj Ali.
Cf. Les terroristes islamistes ne sont pas des «fous d’Allah». Texte inédit de Smaïl Hadj Ali.