La Turquie face à la guerre entre la Russie et l’Ukraine : atouts et limites d’une politique de médiation

Turquie/Russie : partenaires ou adversaires ?

 

Particulièrement exposée étant donné sa position géographique dans le conflit russo-ukrainien qui se déroule à ses portes, la Turquie assume un positionnement diplomatique périlleux de spectatrice engagée.

La guerre est de retour en Europe. À l’exception du déchirement de l’ex Yougoslavie, c’est la première fois que l’Europe est affectée par un conflit de haute intensité depuis 1945. Et contre toute attente, cette invasion de l’Ukraine par la Russie a consolidé le sentiment d’unité européenne, gommant la fracture entre Ouest et Est. La cohésion européenne tranche avec les dissensions que provoque le conflit chez le reste des Occidentaux, États ou opinions publiques. En effet, alors que la responsabilité russe parait une évidence en Europe, ailleurs on pense que les torts sont partagés. Moins isolée sur la scène internationale que ne le laisse penser la vision européenne, la Russie bénéficie du soutien, ou du moins du non-alignement, de certains pays (1). Et s’il est un pays dont la disposition géopolitique entre la Russie et l’Occident est singulière, c’est la Turquie. En effet, par sa géographie et sa place dans l’espace, comme par son histoire et sa place dans le temps, la Turquie est ce point de rencontre entre Russie et Occident, où la friction se fait dangereuse étincelle. Ankara est à la fois la gardienne des deux détroits, des Dardanelles et de Bosphore, qui ouvrent l’accès aux mers du Sud, et l’ambitieuse médiatrice diplomatique qui rêve de leadership régional et de reconnaissance internationale.

Les relations de la Turquie avec l’Ukraine et la Russie à la veille de la guerre

De la même façon que l’analyse de la position d’arbitre qu’occupe Ankara entre ses deux voisins de la mer Noire — l’Ukraine et la Russie — ne saurait s’affranchir des leçons du passé, elle est également tributaire des relations, assez tendues depuis une dizaine d’années, qui persistent entre la Turquie et ses partenaires occidentaux. La déstabilisation des printemps arabes, l’interventionnisme en Syrie, la menace de Daech et la guérilla kurde ont provoqué une rupture profonde entre Ankara et les chancelleries occidentales, Bruxelles et Washington (2). Aussi, sur le plan intérieur, la deuxième décennie de Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir, à partir de 2013, s’est caractérisée par une dérive autoritaire qui a obligé les Occidentaux à critiquer la répression et la restriction des libertés (3). Cette dissension quant au recul de l’État de droit butait contre la défense d’intérêts nationaux supérieurs. En Syrie, les incursions militaires turques contre les forces kurdes sous l’emprise du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais soutenues par les Occidentaux contre Daech, ont été une source de dispute entre la Turquie et ses alliés (4). De la même manière, l’interventionnisme turc en Libye, son aide militaire à son allié azerbaïdjanais dans le conflit du Haut-Karabagh contre l’Arménie, mais aussi les tensions en Méditerranée orientale, ont très fortement endommagé les liens entre Ankara et le couple Bruxelles/Washington (5). En résumé, le recul de la démocratie en Turquie et sa volonté de se doter d’une autonomie stratégique sur la scène internationale ont compliqué ses liens avec l’Occident, au moment où l’Occident avait besoin de la Turquie contre la Russie envahissante en Europe.

Alors que l’histoire russe et turco-ottomane mais aussi turco-soviétique fut ponctuée de guerres et de rivalités, la fin de la menace rouge en 1991 marqua l’avènement d’une relation politique et économique plus sereine et pragmatique entre Moscou et Ankara. Dans les faits, l’entente reste fragile et la rivalité est contenue par les besoins économiques imbriqués des uns et des autres. La Turquie importe notamment du gaz russe et un savoir-faire technologique, notamment pour la construction d’une centrale nucléaire à usage civil à Akkuyu (6). Mais les désaccords et tensions sur certaines questions régionales ne sont jamais bien loin. Dans le conflit arméno-azerbaïdjanais du Haut-Karabagh, dans la guerre civile en Syrie mais aussi en Libye et dans les tensions en Méditerranée orientale, les points de vue turc et russe divergent fortement. Enfin, il existe en Turquie un sentiment de vulnérabilité et d’encerclement par la Russie, qui est militairement très présente dans tout le voisinage, en mer Noire, dans le Caucase et même en Syrie où Moscou opère des bases militaires. Aussi la Turquie est-elle obligée de tenir compte de ces facteurs dans sa prise de position dans le conflit russo-ukrainien.

La relation avec l’Ukraine est nettement plus simple puisque les deux États n’ont jamais connu de points de friction. D’abord parce que cette relation est récente, depuis l’accession de l’Ukraine à l’indépendance en 1991. Ensuite parce qu’elle affiche un bilan positif dans quasiment tous les domaines. La Turquie a besoin des céréales ukrainiennes, et reçoit en retour des touristes en grand nombre. De plus, depuis quelques années, la dégradation des liens entre la Turquie et l’Occident — qui a imposé un embargo militaire à Ankara à cause de son interventionnisme dans diverses régions du monde — oblige la Turquie à se tourner vers d’autres pays susceptibles de l’aider à contourner ou amoindrir les effets de ces sanctions. Ainsi, la Turquie bénéficie du savoir-faire des ingénieurs ukrainiens pour poursuivre sa politique de production d’armement (drones, avions mais aussi véhicules blindés) (7). Quant à l’Ukraine, elle a obtenu d’Ankara, en vertu du droit que lui confère la Convention de Montreux de 1936, de bloquer la navigation des navires de guerre russes en mer Noire, et il s’agit là d’un soulagement de taille pour Kyiv. Enfin, il faut aussi le mentionner car ils sont entrés dans la légende de la résistance des Ukrainiens face à la Russie, Ankara fournit à l’Ukraine — déjà depuis la guerre du Donbass en 2014 et plus particulièrement depuis l’invasion du 3 février 2022 — des drones de combat Bayraktar, qui se sont révélés redoutablement efficaces (8).

Cette configuration particulière de la relation entre Turquie, Russie, Ukraine et Occident explique en partie le positionnement de la Turquie dans le conflit. Il est fait de pragmatisme et de médiation, mais souffre également de limites.

La Turquie se veut une force de médiation dans le conflit

Dès l’annexion de la Crimée et le conflit séparatiste du Donbass en 2014, la Turquie a pris une très nette position en faveur de l’Ukraine, et ce, malgré sa dépendance économique vis-à-vis de la Russie. Ce positionnement est d’autant plus délicat que la Turquie est plus vulnérable que jamais à une forme diffuse d’encerclement russe : au Nord en Ukraine, à l’Est dans le Caucase, au Sud en Syrie sous protectorat russe (9). Elle a affiché sa solidarité avec l’Ukraine pour défendre elle aussi son intégrité territoriale. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, le soutien turc à Kyiv s’est poursuivi et renforcé, à tous les niveaux : économique, militaire et diplomatique.

Paradoxalement, et parallèlement à son soutien aux Ukrainiens, la Turquie a fermement critiqué l’invasion russe tout en maintenant d’importants échanges commerciaux avec la Russie. L’importation de gaz s’est poursuivie, la centrale nucléaire d’Akkuyu a été inaugurée et les échanges commerciaux n’ont pas fléchi. De plus, la Turquie s’est désolidarisée des sanctions occidentales contre la Russie. Et de fait, par sa position géographique et parfois sa complicité, étatique ou entrepreneuriale privée, elle a même permis d’en atténuer les effets, voire de les contourner (10).

Ainsi, dans les faits, ce pas de trois turco-russo-ukrainien se révèle particulièrement complexe et d’autant plus difficile à expliquer par le prisme européen qu’il puise ses motivations dans la défense des intérêts suprêmes de la Turquie, qui ne sont pas ceux de notre espace européen ou plus largement occidental. Les positionnements turcs à effets inverses sur ses deux voisins envoient des signaux divergents, qui montrent l’importance de cet acteur pivot dans le conflit, mais qui accusent en même temps la fragilité d’une ambition médiatrice. Il est toujours difficile d’être à la fois juge et partie. Concrètement, quels sont les atouts et quelles sont les chances de la Turquie de pouvoir jouer ce rôle de médiation diplomatique entre les forces belligérantes ?

À trois reprises déjà depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien, Ankara a prouvé qu’elle était en mesure de faire se rencontrer les belligérants pour entamer le nécessaire travail de dialogue en vue d’un apaisement. La première rencontre de haut niveau eut lieu à Antalya dès le mois de mars 2022, entre ministres des Affaires étrangères russe, ukrainien et turc. Bien que cette première tentative de conciliation n’ait pas produit de résultats positifs concrets, elle a permis a minima d’établir un dialogue entre les deux belligérants. Une deuxième rencontre entre les deux pays en guerre eut lieu grâce à la Turquie en juillet de la même année mais cette fois-ci à Istanbul (11). Plus positive que la première, elle a ouvert la voie à une troisième rencontre diplomatique à l’initiative toujours de la Turquie, et surtout à la signature d’un accord céréalier sous l’égide des Nations Unies. Crucial, cet accord a permis à de nombreux pays au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs de continuer à recevoir du blé et d’autres céréales produites en Ukraine, et sans lesquelles la communauté internationale n’aurait pu éviter une crise alimentaire dans des pays déjà fragiles par de nombreuses difficultés économiques et sociales (12). Certes, cet accord a depuis été interrompu, un an après son entrée en vigueur, en juillet 2023, mais entre-temps des solutions de remplacement ont été trouvées, par d’autres voies d’exportation pour l’Ukraine ou d’autres sources d’approvisionnement pour les pays dépendant du blé ukrainien. Néanmoins, le rôle de la Turquie dans ce dossier fut primordial dans l’évitement d’une nouvelle crise majeure aux répercussions mondiales.

Aussi, pour pouvoir continuer à jouer un rôle de médiation, la Turquie se fonde tout naturellement sur sa position géoéconomique, puisqu’elle est frontalière avec les deux pays et entretient des liens économiques cruciaux avec eux. Mais surtout, la Turquie aspire à ce rôle de médiation sur la base de son statut de pays membre fondateur de l’OTAN et de pays non impliqué dans les disputes entre Occident et Russie dans les mois et années qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Enfin, les relations interpersonnelles entre Erdoğan et Vladimir Poutine, mais aussi entre Erdoğan et Volodymyr Zelensky, contribuent à cette ambition médiatrice de la Turquie.

Réelle, cette capacité de médiation de la Turquie doit être relativisée au regard des limites qui s’exercent sur ses capacités. Car avec l’aggravation du conflit et l’enlisement de la Russie, la position de Moscou se durcit. Nous en observons les premières conséquences, notamment dans la décision de juillet 2023 de mettre fin à l’accord céréalier. Pourtant, malgré cela, la Turquie continue à se positionner comme une des rares puissances moyennes à pouvoir parler aux deux parties. Le fait que le président Erdoğan ait été reconduit dans ses fonctions présidentielles après les élections de mai 2023, avec un nouveau parlement qui lui est très favorable, ne peut que renforcer cette chance de médiation dont s’est emparé le dirigeant. Parfois critiquée pour son « double jeu » et son rôle dans le contournement du blocus/embargo et des sanctions, la Turquie demeure encore un partenaire important pour les deux parties, mais aussi pour l’Europe et pour les États-Unis, dans ce conflit désespérément contraint à durer.

Un jeu d’équilibrisme diplomatique

Défendre la souveraineté de l’Ukraine sans rompre avec la Russie est la ligne de crête d’équilibriste choisie par Ankara. Cette attitude lui est dictée par des considérations à la fois économiques, politiques, mais aussi sécuritaires et géopolitiques. De plus, la Turquie inscrit cette attitude dans le cadre de sa politique de souveraineté stratégique qui lui est chère depuis ces dernières années. Elle n’hésite pas d’ailleurs à prendre ses distances avec ses alliés traditionnels sur certains principes de politique internationale pour poursuivre ses intérêts divergents. Entamée par les dirigeants turcs depuis la fin de la guerre froide, cette aspiration souverainiste est devenue centrale dans la politique étrangère d’Erdoğan qui lui impose sa marque personnelle. Le fait que le dirigeant turc, à la tête du pays depuis 2002 ait remporté facilement les scrutins législatifs et présidentiels de mai 2023 envoie un signe fort de continuité et d’affirmation de cette autonomie, qui renforce l’ambition médiatrice mais aussi l’aura internationale d’Erdoğan. L’impasse militaire, à force d’épuisement et de mise en échec des deux parties, force à la résignation d’une nécessaire sortie de crise par la voie diplomatique. La finesse tactique du jeu d’Erdoğan pourrait faire de l’Ukraine sa rédemption occidentale et le ferment de son leadership régional retrouvé, après l’égarement dans la crise syrienne.


Auteur : Bayram Balci

Chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris et directeur de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.


Notes

(1) Denis Bauchard, « La guerre en Ukraine vue du Sud », article paru sur Boulevard Extérieur, IFRI, 26 mars 2022 (https://​rb​.gy/​c​f​scx).

(2) Jean-Sylvestre Mongrenier, « L’Occident face à la “question turque” », Institut Thomas More, 10 juin 2023 (https://​rb​.gy/​c​q​mjl).

(3) Bayram Balci, « Les causes de la dérive autoritaire en Turquie », Orient 21, 28 avril 2015 (https://​rb​.gy/​r​3​g38).

(4) Allan Kaval, Madjid Zerrouky, « La Syrie, clé des divergences entre la Turquie et ses alliés occidentaux », Le Monde, 28 juin 2022 (https://​rb​.gy/​2​g​n69).

(5) Adrien Sémon, « La politique d’alliance de la Turquie : de l’alignement sur l’Occident à la recherche de l’autonomie stratégique », Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, « La crise des alliances », 2022, p. 43 (https://​rb​.gy/​e​i​h2o).

(6) Timour Ozturk, « La Turquie ambitionne de devenir un hub gazier aux portes de l’Europe », Les Échos, 19 octobre 2022 (https://​rb​.gy/​g​a​dwh).

(7) Marta Trejo, « La Turquie et l’Ukraine coopèrent sur les questions de défense sous la suspicion de la Russie », Atalayar, 23 octobre 2020 (https://​rb​.gy/​q​f​x2h).

(8) Carole Sauvage, « Ukraine : le Bayraktar, « star des drones turcs », nouveau symbole de la résistance aux Russes », L’Express, 2 mai 2022 (https://​rb​.gy/​j​t​l0b).

(9) Le Figaro, « La Turquie “rejette” les annexions russes en Ukraine », 1er octobre 2022 (https://​rb​.gy/​s​1​6l6).

(10) Anne Andlauer, « Guerre en Ukraine : la Turquie, pays refuge des entreprises russes face aux sanctions européennes », France Info, 29 octobre 2022 (https://​rb​.gy/​m​6​kts).

(11) Nicolas Monceau, Bayram Balci, « La Turquie, une puissance médiatrice entre la Russie et l’Ukraine ? », The Conversation, 19 avril 2023 (https://​rb​.gy/​0​z​h2u).

(12) Marie Jégo, « Turquie : l’accord céréalier, un succès diplomatique pour le président Erdogan », Le Monde, 4 août 2022 (https://​rb​.gy/​v​i​of1).


L’extrême droite allemande en 2023

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