En Algérie, les plus clairvoyants constatent l’effarante régression culturelle. Mais se trompent, par ignorance ou par opportunisme, celle ou celui qui en voit la cause uniquement dans l’influence cléricale obscurantiste. Une autre cause, tout aussi grave, plus insidieuse se présente dans les meilleures apparences et intentions : elle s’autoproclame « progressiste », « démocrate », « éclairée », « cultivée », « moderne » et autres adjectifs d’auto-célébration tels le recours aux termes « Icône », « Monument », « immense », etc.
Un journaliste demanda à un philosophe : « Alors ! À votre âge si avancé, je suppose que vous avez tout lu, et qu’il ne vous reste qu’à relire. » – « Détrompez-vous, jeune homme. À présent, j’ai compris que ce que je dois lire est nettement plus vaste par rapport à ce que j’ai lu. »
Enquête
Le pire ignorant est celui qui ignore son ignorance. Alors, aux intellectuels algériens les plus médiatisés, quelque soit la langue qu’ils pratiquent, demandez (liste non exhaustive) quelles sont les caractéristiques et différences fondamentales, dans leur domaine de compétence déclarée :
– aux historiens : entre Sima Qian (司马迁) (Shiji 史记 – Les Mémoires historiques), Thucydide (La Guerre du Péloponnèse), Salluste (La guerre de Jugurtha), Edward Gibbon (Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain), James Guillaume (L’Internationale : Documents et Souvenirs). En particulier, demandez-leur ce qui s’est passé en mars 1921 à Kronstadt et ce que fut la Makhnovtchina1 ? Demandez-leur qu’elle est l’unique vraie révolution du XXème siècle2, ce que fut l’autogestion algérienne et les motifs de son élimination3, les différences entre la guerre de libération nationale vietnamienne et celle algérienne4.
– aux philosophes : entre Épicure, Lao Tseu, les Védas, Bouddha, Ibn Roch, Hegel, Feuerbach, Heidegger.
– aux psychologues ou psychiatres : entre Freud, Jung, Carl Rogers.
– aux sociologues : entre Ibn Khaldoun, Auguste Comte, Émile Durkheim, Max Weber, George Herbert Mead, Pierre Bourdieu, pour ne pas citer des sociologues chinois, tels Guanxi Wu (The Paradox of Modernity : A Sociological Study of the Chinese Experience, 2012).
– aux anthropologues : entre la conception de Darwin (Origine des espèces) et celle de Kropotkine (L’Entraide : Un facteur de l’évolution).
– aux pédagogues : entre Rousseau (L’Émile), Anton Makarenko, Francisco Ferrer (La théorie et la pratique de l’éducation libertaire), Maria Montessori (L’Enfant), Jean Piaget, Paulo Freire (Pédagogie des opprimés).
– aux dirigeants politiques : entre Platon (La République), les légalistes chinois antiques, Machiavel (Le Prince), Étienne de la Boétie (Traité de la servitude volontaire), Thomas Hobbes (Leviathan), Adam Smith (La richesse des nations), Karl Marx, Proudhon, Bakounine, Errico Malatesta, Malek Bennabi (Les Conditions de la Renaissance), la différence entre mandat représentatif et mandat impératif, entre démocratie et autogestion.
– aux spécialistes en théologie musulmane : entre les deux frères Gamal Albanna, l’un des plus importants chercheurs musulmans égyptiens de l’Islam, et son frère Hassan Albanna, fondateur de l’organisation des « Frères Musulmans ».
– aux linguistes : comment les langues européennes, ouzbèke, vietnamienne et d’autres sont devenues des langues à part entière, et pourquoi pas la langue parlée algérienne5. Pourquoi la plupart des représentants de l’« élite » intellectuelle mélangent le français et l’arabe ou le tamazight en un charabia ridicule ; ce qu’ils savent de la langue la plus parlée au monde et dotée de la plus longue histoire : le chinois ; pourquoi ils maîtrisent mal leur langue de formation scolaire, ignorent généralement d’autres langues, s’expriment souvent comme décrit par Molière :
« Ce style figuré dont on fait vanité
Sort du bon naturel et de la vérité :
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature6. »
– aux écrivains : entre Gilgamesh, l’Iliade ou l’Odyssée, La Guerre des Trois Royaumes, le Mahabaratha, Le Dit du Guengi, Les Mille et Une Nuits, La Divina Commedia, Gargantua, Le Decameron, Les Aventures de Simplicius Simplicissimus (Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen), Paradise Lost (John Milton), Les Chants de Maldoror, Le journal d’une femme de chambre (Octave Mirbeau), Les raisins de la colère (John Steinbeck), L’Immeuble Yacoubian – العمارة يعقوبيان (Naguib Mahfouz).
– aux poètes : entre la poésie de Li Bai, Du Fu, Wang Wei, Saphô, Abu Nouas, Pétrarque, Basho, Pietro Aretino, Hölderlin.
– aux littérateurs : entre La Poétique (Aristote), L’Art Poétique (Horace), L’Art Poétique (Boileau), Essai sur la simplicité (Hume), Fontanier (Figures du style), entre la rhétorique de Démosthène et celle de Cicéron.
– aux journalistes et reporters : entre Albert Londres (Au bagne ; Terre d’ébène), Tiziano Terzani (La Porta proibia – La porte interdite), David Hauberstam (The Best and The Brightest – Les meilleurs et les plus brillants).
– aux critiques artistiques : entre les articles de Baudelaire et ceux d’Octave Mirbeau.
– aux critiques littéraires : entre Vissarion Belinski, Mikhaïl Bakhtine et Michel Foucault.
– aux critiques de théâtre : entre Jan Kott (Shakespeare, notre contemporain) et Georges Banu.
– aux critiques de cinéma : entre ceux des « Cahiers du Cinéma » et Michel Ciment.
– aux professionnels de théâtre : entre les théâtres grec ancien, chinois classique, japonais classique, anglais élisabéthain, français classique ; entre effet de catharsis et effet de distanciation, entre les méthodes d’interprétation de Stanislavski, Antonin Arthaud (Le Théâtre et son double), Grotowski, l’Actor’s Studio, Mei Lanfang (梅兰芳 ). Demandez-leur même la définition exacte de la halga dans le théâtre algérien, qui l’a utilisée pour la première fois et comment.
– aux professionnels de cinéma : entre les films fiction Le Dernier Homme (Murnau), l’Île nue (Kaneto Shindo), The Salt of The Earth (Biberman), Le voleur de bicyclette (De Sica), Mother India (Mahbood), Terra Em Transe (Glauber Rocha), Maynila : Sa mga Kuko ng Liwanag (Manille : Dans les griffes de la lumière (Lino Brocka), Barry Lyndon (Stanley Kubrick), Le Destin – AlMassir (Youssef Chahine).
– aux documentaristes : entre Les statues meurent aussi (Alain Rainais-Chris Marker), La Hora de Los Hornos – L’heure des brasiers (Fernando Solanas), Koyanisqatsi (Godfroy Reggio).
La « mère » des questions
De toutes ces questions découle la mère des questions : si le peuple algérien ne lit pas, si les structures officielles de connaissances culturelles sont défaillantes, les « élites » algériennes (docteurs universitaires, enseignants, responsables administratifs culturels, auteurs, critiques) lisent-elles suffisamment pour mériter l’adjectif « éclairées » ? Il ne s’agit pas de posséder une « tête bien pleine » mais « bien faite », pas d’étalage à la manière des Précieuses ridicules, mais de connaissance indispensable à l’exemple d’un scientifique dans son domaine de compétence.
Sans doute, des personnalités algériennes réellement cultivées et éclairées existent, mais sont ostracisées par les médias dans un exil intérieur ou extérieur, et même parfois diffamées par les harkis de service avec l’accusation de « tourner le dos à l’Algérie ». Les médias préfèrent le beni-oui-ouisme opportuniste, le clanisme et le copinage : tous charlatanesques, ils pataugent dans une médiocrité d’autant plus arrogante qu’ignorante (« al machkour mag’our » – Celui qui est vanté a des trous, observe le peuple), photocopie des bachaghas, caïds et « suppléants » de l’époque coloniale.
En outre, les personnalités, qui méritent le nom d’élite, à l’intérieur comme à l’étranger, se révèlent jusqu’à présent incapables ou non intéressées par la création d’un réseau solidaire de production et d’échange, ne serait-ce qu’une revue électronique (en arabe classique, tamazight, français, arabe algérien) ou un site web d’ouvrages lus dans ces langues (notamment pratique pour l’arabe algérien et le tamazight). J’y ai songé mais « lîd wahda mâ tsafàg » (une seule main ne peut pas applaudir).
Voici pourquoi, en Algérie, on constate de ridicules tempêtes dans un verre d’eau polluée, sur des réseaux sociaux destinés plus à « divertir » (au sens : dévier l’attention de l’essentiel), mais jamais de débat sérieux qui porte à des améliorations réelles.
Source du mal
Alors, demanderait-on, quelle est la cause première de cette alarmante situation culturelle et intellectuelle ?
Pour le savoir, il faut connaître la vérité historique sur au moins deux points : 1) les événements survenus en Algérie depuis la Plateforme de la Soummam de 19567 ; 2) le parti politique qui, après l’indépendance, pratiqua un « soutien critique » à la dictature qui s’empara du pouvoir par la force en 1962. Ce parti et cette dictature, pour exister, pratiquaient une mentalité stalinienne, autrement dit exigeaient non pas une vraie élite (par définition libre, donc critique), mais une caste (issâba) intellectuelle et culturelle, par nature servile, par conséquent d’une médiocrité absolue8.
En Algérie, jusqu’à aujourd’hui, en 2024, ce sont les résidus de cette même caste qui, en général, décident, dans le domaine culturel, quelle personne accède aux médias et bénéficie de largesses financières.
Se libérer de la caverne culturelle et intellectuelle, caractérisée par l’arrogance de l’ignorance, exige non seulement de s’émanciper de l’obscurantisme clérical mais, tout autant, de l’obscurantisme laïc, ces deux formes de domination sur les esprits soucieux de connaissance, condition de bien-être social.
La personne qui se plaint de la médiocrité des enseignants, du manque de livres et de librairies, pourquoi ne compte-t-elle pas sur elle-même pour parfaire ses connaissances ? Des livres très utiles sont disponibles sur internet et gratuitement. Il faut juste posséder la volonté et la patience de (bien) chercher, d’apprendre une langue (si nécessaire), de (bien) lire, de prendre (correctement) des notes.
L’entreprise salvatrice de la culture en Algérie est difficile, beaucoup moins que celle affrontée par le groupe de patriotes qui assuma l’initiative de libérer l’Algérie de la domination coloniale. Ils sont l’exemple non pas seulement à honorer, mais l’inspiration pour l’action. Et si on ne réussit pas à hisser l’Algérie au niveau culturel convenable, tout au moins, nous sèmerons des graines pour une récolte par les générations futures.
Kaddour Naïmi
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Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2017/12/qui-ont-fait-la-revolution-d-octobre-1917-en-russie.html
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Thème de la pièce collective, sous ma direction, du Théâtre de la Mer : La Fourmi et l’Éléphant (1971).
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Voir mon essai DÉFENSE DES LANGUES POPULAIRES : Le cas algérien.
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Les Femmes savantes, acte II, scène 7.
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En 1959, pendant la guerre de libération nationale, le colonel Lotfi écrivit à Ferhat Abbas, président du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) : « Notre Algérie va échouer entre les mains des colonels, autant dire des analphabètes. J’ai observé chez un grand nombre d’entre eux une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d’être des Sultans au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, j’aperçois un grave danger pour l’Algérie indépendante. Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté et de l’égalité entre citoyens. Ils conserveront du commandement qu’ils exercent le goût du pouvoir et de l’autoritarisme. Que deviendra l’Algérie entre les mains de pareils individus ? Il faut que tu [Ferhat Abbas] fasses quelque chose pendant qu’il est encore temps…», http://kabyleuniversel.com/2012/12/18/le-fils-du-general-de-gaullela-france-a-mine-lalgerie-par-ses-elements-du-malg/, publié en décembre 18, 2012, vu le 7.12.2016.
Durant son retour de mission en Tunisie pour reprendre la lutte armée en Algérie, le colonel Lotfi tomba dans une embuscade de l’armée coloniale, et mourut en combattant : simple hasard ?
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Le même régime eut lieu en Russie, dont la dictature en Algérie et le parti politique en question s’inspirèrent, chacun selon son idéologie spécifique : avec l’avènement du bolchevisme léniniste-trotskiste, la culture et le niveau intellectuel, auparavant florissants malgré la dictature tsariste, devinrent un béni-oui-ouisme, donc médiocre, tandis que les esprits libres, compétents et réellement au service du peuple, furent réduits au silence ou à l’exil, pour éviter la répression. Maiakovsky se suicida (ou fut « suicidé »).