Abdeljalil Elimam (22 octobre 1949, Oran, 31 août 2023, Alicante) – Le « Moudjahid » de la « Darija »

         par Mourad Benachenhou

N’est pas linguiste qui veut, et n’est pas linguiste qui peut. Car la linguistique ou l’étude scientifique des langues a ses exigences qui la rend difficile tant à aborder, par simple curiosité intellectuelle, qu’à en faire le fil directeur de la vie sur cette terre.

Et, pourtant, certains ont accepté de l’embrasser, malgré son caractère rébarbatif, et malgré le manque de reconnaissance de la part de la société à l’égard de ceux qui s’y engagent. La linguiste est à la fois une vocation, une profession, et évidemment une science.

– Une Vocation

Comme vocation, elle implique que la personne qui prend sa voie, se sent investi d’une mission sacrée à laquelle il doit consacrer sa vie, et dont l’objectif est de contribuer , de manière essentielle, à l’avancement de sa société, au bonheur de ses concitoyens, et à la prospérité de la Nation comme à sa puissance. La langue n’est pas seulement un instrument de communication, mais également le reflet de l’identité nationale, l’expression de l’originalité de la Nation par rapport à d’autres Nations, et le critère de l’état d’avancement du pays en comparaison avec d’autres pays de la planète. Consacrer sa vie à la linguistique n’est pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire et tenter, tel l’entomologiste qui, dans la solitude de son laboratoire, dissèque et classe les insectes qu’il a pris soin de collecter dans les champs et les forêts. Au-delà de son labeur de chercheur tenu par des règles rigoureuses pour étayer ses thèses et ses conclusions, le linguiste tente, avant tout, d’aider à mieux comprendre les faits linguistiques et à les mettre à la disposition de sa société, pour qu’elle se sente plus sûre d’elle, qu’elle ne questionne pas son identité et qu’elle ne dispute son unité. On n’est donc jamais loin des polémiques délicates du moment sur la question linguistique, dans un pays qui a souffert d’une perte d’identité programmée par un système colonial totalitaire, et qui continue à lutter pour trouver son équilibre dans un monde qui change et auquel il faut s’adapter pour survivre, et prospérer.

– Une Profession

Comme profession la linguistique a son cursus : une formation complexe, de longue durée, où la personne doit amasser un nombre important de connaissances avant de pouvoir prétendre à exercer le métier de linguiste ; chacune des étapes de ce cursus est couronnée par un diplôme, jusqu’à l’ultime grade de docteur, qui est la consécration des efforts et des sacrifices consentis par le candidat pour exercer sa profession. De plus, la profession a sa hiérarchie, correspondant au niveau d’expérience acquis, aux travaux académiques jugés par les pairs, bref à la reconnaissance du fait que la personne a démontré, au fil du temps, sa compétence et son progrès dans la domination de son domaine , en même temps que l’originalité de ses analyses et de ses réflexions dans le domaine choisi. La consécration vient également par l’accès à des postes de responsabilité dans le domaine, la réputation acquise auprès des pairs tant dans le pays qu’à l’échelle internationale.

Une Science

Comme science, la linguistique est particulièrement complexe, car, par définition, c’est une science multidisciplinaire, qui fait appel tant aux méthodes propres à l’étude des langues, dans leurs composantes grammaticales et lexicales, qu’aux techniques propres à la recherche historique pour comprendre les spécificités présentes de la langue en cause. La science pure n’est pas absente non plus, car les sons caractéristiques de la langue, dans toute sa diversité, obéissent à des règles de physique qu’il faut savoir appréhender ; de même la recherche lexicale, tout comme la phonétique, fait appel à la statistique dans ses formes les plus avancées.

Elimam, un Linguiste engagé

On peut affirmer, sans exagération aucune, et sans faire appel à des figures rhétoriques pour mieux faire valoir ses mérites, que Elimam fut un linguiste exemplaire, qui accepta de se lancer dans l’arène du débat public sensible de la langue nationale. Il n’a jamais hésité à partager ses convictions avec le public sur la nécessité d’aborder le problème de la succession au système linguistique colonial d’un système national original , puisant ses sources dans la pratique linguistique propre à l’Algérie, pratique qui s’est constituée au fil du temps et a donné la langue algérienne telle qu’elle est parlée couramment. Pour lui, la diglossie qui caractérise la situation linguistique actuelle, où les langues écrites et enseignées ne sont pas forcément et automatiquement les langues parlées dans la vie quotidienne par tout un chacun, constitue un obstacle à la consolidation d’une identité nationale spécifique, obstacle qui doit être aplani.

– Les phénomènes linguistiques sont particulièrement complexes

La langue utilisée quotidiennement doit être le résultat d’une pratique quasi spontanée qui évolue, au fil du temps, en fonction des besoins multiples et complexes de communication dans les échanges tant banaux de la vie courante que dans l’exercice du pouvoir d’Etat, à travers les administrations publiques, ou dans l’éducation et les diverses expressions de la vie scientifique et culturelle, en tous ses aspects. Elimam a été un partisan résolu de la création d’une langue nationale partant de la pratique de la rue, plutôt que de l’imposition d’une langue, certes totalement formée, mais ne disposant pas d’une base populaire assurée. Il estime que c’est la « darija » ou « maghrebi » qui reflète tant l’histoire linguistique du peuple algérien, que son génie.

A juste titre, il démontre le lien qu’il y a, d’un côté, entre la langue phénicienne, qui a pénétré dans le pays avec les comptoirs commerciaux puniques implantés le long des côtes algériennes à partir du 8ème siècle avant JC, et de l’autre, la « darija, » ou « maghrebi, » lien qui explique, entre autres, pourquoi la langue arabe a pu rapidement s’imposer à partir de la fin du 6ème siècle après Jésus Christ, comme langue principale de communication, mais qui n’a pas totalement effacé l’influence linguistique punique et a laissé sa place entière à la famille des langues amazigh. Le phénomène linguistique est particulièrement complexe dans sa formation, dans son expansion, comme dans son évolution à travers les siècles et les évènements historiques.

– Les langues romaines grecques et turques disparues à jamais

Mais, ce que l’on peut constater, c’est que les langues romaines, grecques et turques, n’ont laissé que des traces faibles dans la situation linguistique du pays, malgré la longue durée de leur présence sur le sol algérien, et malgré les contributions que les « Algériens » de l’époque ont fait dans les deux premières langues. Faut-il rappeler que Massinissa, maître de la Numidie, de l’Afrique, ou Tunisie actuelle, et de la Tripolitaine comme de la Cyrénaïque, a imposé à sa cour la langue grecque et a donné une éducation en grec à ses enfants ? De même, Juba II fut un écrivain prolifique en grec, ce qui prouve qu’il y avait alors une population hellénophone importante dans le pays, sinon dans la capitale de son royaume. Le nombre d’écrivains publiant en latin leurs œuvres religieuses polémiques ou théologiques , l’exemple le plus fameux étant évidemment celui d’Augustin de Thagarth, ou pour la satyre, comme le célèbre Apulée, se sont comptés par dizaines, sinon par centaines. Pourtant ni l’une, ni l’autre de ces deux langues classiques, n’ont laissé de traces importantes dans les langues locales. Quant au Turc, présent administrativement pendant plus de trois siècles, il n’est plus apparent que dans des noms de famille ou de professions. Seul a survécu dans la pratique linguistique spontanée le sous-bassement linguistique « sémitique, » sous ses formes tant phéniciennes qu’arabe et amazigh, ce que Elimam a illustré de manière à la fois brillante et scientifiquement fondée.

Une carrière universitaire éminente même à l’échelle internationale

Sur le plan professionnel, Abdeljalil a eu une carrière des plus illustres, gravissant les échelons de la hiérarchie professorale, et exerçant ses activités universitaires, tant à Oran qu’à l’étranger, jusqu’à être nommé à la tête d’un Centre culturel à Naplouse, en Palestine occupée, et invité dans diverses universités étrangères prestigieuses. Sur le plan de la production scientifique, outre ses contributions visant à populariser ses vues sur la « darija » ou « maghrebi », publiée, dans différents quotidiens algériens, il a une présence intensive dans les revues étrangères spécialisées dans la linguistique ; il était en correspondance avec nombre de chercheurs internationaux, dans son domaine de spécialité. Il a également été l’auteur de plusieurs ouvrages édités en Algérie. Sa réputation dans les milieux scientifiques algériens comme étrangers est incontestable, au vu de la richesse de sa production intellectuelle qui demeure d’actualité. Il se classera parmi les grands linguistes de son époque, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Il a fait honneur tant à sa spécialité qu’à son pays et il mérite un hommage à la hauteur de ses contributions scientifiques comme de ses convictions identitaires.

En conclusion

Cette modeste contribution est trop brève pour couvrir le détail de l’intense vie intellectuelle d’Elimam. Il s’agit ici de rappeler une vie consacrée à la science, et plus spécifiquement à la linguistique par un homme profondément engagé dans l’œuvre de consolidation de l’identité nationale, dans laquelle la pratique linguistique a une importance majeure, et pourtant trop souvent dédaignée ou réduite à la recherche de solutions technocratiques ou pragmatiques.

On est loin d’avoir dépassé le trauma linguistique causé par le système colonial totalitaire imposé au peuple algérien par la violence armée pendant près d’un siècle et demi, et dont la page n’est pas encore tournée. Elimam a tenté de proposer une solution de dépassement de ce traumatisme de ce « grand remplacement. » Même si elle n’a pas été couronnée de succès, même si son auteur n’a pas réussi à convaincre, il n’en demeure pas moins qu’il a eu le mérite d’avoir ouvert une voie de reflexion. L’avenir dira quelle sera l’histoire linguistique de l’Algérie dans le futur. Le souvenir d’Elimam restera, cependant, attaché à cette idée de la transformation de la « darija » ou « maghrébi » en « langue classique» idée, certes, quelque peu révolutionnaire et portant, comme toute idée allant à l’encontre des « idées assises et reçues, » à opposition violente de tous bords, mais tout de même idée courageuse et innovatrice.


   Hommage à un pionnier de la langue maghribie (edaridja) Abdou Elimam, le héros linguistique que nous n’oublierons jamais

                               par Salah Lakoues

Le monde a perdu un véritable héros de la linguistique, un homme dont la passion pour la préservation et l’évolution de la langue maghribie, l’algérien, a illuminé notre chemin. Abdou Elimam, notre ami et linguiste émérite, a mené une lutte acharnée pour que le maghribi (edaridja algérien) soit reconnu, respecté et célébré comme langue à part entière. Ses nombreux ouvrages témoignent de son dévouement inébranlable à cette noble cause.

Né le 22 octobre à Oran et décédé le 31 août à Alicante, Abdou Elimam a grandi dans l’écrin culturel riche de l’Algérie, imprégné des mœurs et des thèses linguistiques que son pays natal avait à offrir. Dès son plus jeune âge, il a été fasciné par les subtilités de la langue maghribie, une langue qui portait en elle l’histoire, la diversité et l’identité de son peuple.

Au fil des années, Abdou Elimam s’est immergé profondément dans l’étude et la recherche linguistique, ses voyages à travers l’Algérie lui ont permis de comprendre les multiples dialectes et variations régionales de la langue edaridja. Il a consacré des décennies à recueillir des récits, des proverbes et des expressions locales, préservant ainsi un patrimoine linguistique qui aurait pu être oublié. Ses livres sont les témoins vivants de son engagement indéfectible envers edaridja. A travers des ouvrages tels que «Le maghribi langue trois fois millénaire », « Le maghribi alias edaridja », il a dévoilé la richesse et la profondeur de cette langue à un public international.

Ses écrits étaient bien plus qu’une simple exploration linguistique, ils étaient une déclaration d’amour envers la culture et l’identité algériennes. Abdou Elimam n’était pas seulement un chercheur en linguistique, mais aussi un éducateur passionné. Il a enseigné à de nombreuses générations l’importance de préserver leur héritage linguistique et culturel.

Ses élèves se souviendront toujours de lui comme un mentor bienveillant, qui les a guidés sur le chemin de la découverte linguistique avec une patience infinie.

Son combat pour la langue du peuple n’était pas sans défis. Il a dû surmonter des obstacles politiques, sociaux et linguistiques pour faire avancer sa cause.

Cependant, il n’a jamais vacillé dans sa détermination à voir le maghribi reconnu et respecté. Aujourd’hui, alors que nous pleurons la perte de Abdou Elimam, nous continuerons à défendre la langue algérienne et à perpétuer le travail de ce visionnaire linguistique.

Le linguiste Abdou Elimam, chercheur et enseignant, passionné par les sciences linguistiques, diplômé en doctorat d’Etat sciences de langue 1990, université de Rouen, ainsi qu’un doctorat de 3e cycle (linguistique générale) 1981, Sorbonne Nouvelle Paris. Pour son expérience professionnelle, Elimam était chargé de cours à la Sorbonne Nouvelle, Rouen, Inalco, puis il était professeur de linguistique à l’université de Sfax en Tunisie durant les années 2009 à 2012, professeur linguistique invité à l’université de Rouen et maître de conférences puis professeur -ENSET- Oran entre 2002 et 2007.

Elimam est une figure connue dans les milieux culturels et enseignant passionné par edaridja et la langue parlée populaire pour laquelle il s’était voué avec une énergie sans faille. Auteur de plusieurs livres sur le sujet, notamment Le maghribi langue trois fois millénaire, 1997, l’Exception linguistique en didactique (2006), Le français langue seconde de l’enseignement (2012), ainsi des articles récents : «Du punique au maghribi : trajectoires d’une langue sémito-méditerranéenne, In Synergies Tunisie, N°1, pp. 25-38 (2009).

« Charles Bally, précurseur d’une linguistique cognitive de l’énonciation », Synergies Espagne n°06- 2013 p. 85-91.

Il s’était engagé pendant plus de quarante ans à tenter d’introduire les langues populaires dans le registre des langues officielles. Ne manquant pas de solides arguments, il a régulièrement été au centre de multiples débats sur le sujet.

Avec son départ, Oran et l’Algérie perdent un important trait de lumière et un homme de grande valeur, d’une humilité sans faille, armé d’un savoir rare et remarquable.

Ses mots resteront gravés dans nos mémoires, et son amour pour la langue maghribie et pour l’Algérie. Son image continuera d’inspirer les générations futures.

Nous disons adieu à un ami, un linguiste exceptionnel et un défenseur infatigable de son pays l’Algérie.

Son héritage vivra à travers ses livres et dans chaque mot prononcé en maghribi. Au revoir cher ami, tu resteras à jamais dans nos cœurs.


     L’ouvrage inédit de Abdou Elimam: «Langues et algérianité après 60 ans d’indépendance»

                            par Ghania Oukazi

«Si le langage relève de la biologie, les langues, pour leur part, sont le produit de la rencontre entre biologie et culture(…). La science du langage nous apprend que d’une part, nous avons un acquis de la nature (le langage) et, que de l’autre, un acquis de la socialisation de l’espèce (les langues) ».

Parole d’un sociolinguiste qui vient de laisser de nombreux adeptes de «la linguistique contemporaine» sur leur fin parce qu’avant de partir vers un monde meilleur il y a à peine une semaine, il leur devait de profondes explications et analyses, encore d’autres, de sa vision de «l’algérianité linguistique» avec «la rigueur scientifique» dont il a toujours fait preuve pour parler en général «du rapport de l’humain au langage et à ses langues» et en particulier ce qu’il a appelé «le maghribi». Il a toutefois laissé une partie de cet important héritage intellectuel entre de bonnes mains. «Il était sur le point de faire éditer une compilation de tous ses écrits inédits ou dont une grande partie a été publiée dans le Quotidien d’Oran », note Fayçal Benkalfate, son ami, homme de culture et musicologue qui le lui a préfacé. Promesse faite que l’ouvrage sera édité à titre posthume.

Benkalfate fait ainsi savoir dans sa préface que «(…), le linguiste, Abdou Elimam, nous livre dans cet ouvrage sa vision de l’algérianité linguistique sous tous les plans. En cela, il fait preuve à la fois d’assiduité et – phénomène en voie d’amenuisement dans ce domaine – de rigueur scientifique. En effet, il parle d’un lieu (la linguistique contemporaine) où s’élaborent des paradigmes toujours renouvelés, du rapport de l’humain au langage et à ses langues. Cette distinction essentielle entre langage et langues, elle traverse son œuvre de bout en bout – sur une quarantaine d’années de recherches scientifiques. Il insiste bien sur le fait que si le langage relève de la biologie, les langues, pour leur part, sont le produit de la rencontre entre biologie et culture. Voici un truisme sur lequel reposent les fondations de la science du langage (avec Ferdinand de Saussure). C’est de l’ignorance de celles-ci que des «linguistes spontanés» confondent allègrement les concepts fondateurs et entretiennent des confusions endémiques ». La science du langage nous apprend que d’une part, nous avons un acquis de la nature (le langage) et, que de l’autre, un acquis de la socialisation de l’espèce (les langues). Dans cette perspective, la culture d’une nation est formée de sédiments qui se sont accumulés au cours des âges ».

«La mise au jour du lien incontestable entre la langue maghribie et son ancêtre, le punique »

Benkalfate écrit alors, «c’est ce substratum, héritage commun, qui rattache les éléments constitutifs de cette même nation les uns aux autres. Fruit universel de toute production culturelle, le patrimoine linguistique en est une représentation bien emblématique, sinon proéminente (à côté de la musique et des arts autres, notamment). Mais pour le linguiste, du moins c’est ce qui ressort de la lecture de A. Elimam, la langue n’est pas seulement un état de fait culturel, elle est, avant tout, un linguistique national et dans l’élaboration d’une stratégie éducative collant au réel.

Malheureusement ce travail de recherches a abouti à des résultats qui ont dérangé certaines officines qui ont voulu mettre en avant un autre récit, celui que l’on nous sert depuis le milieu du 19ème siècle. En réitérant son repère de l’histoire et plus particulièrement celui de la civilisation carthaginoise, notre auteur fait preuve de grand courage.

N’oublions pas que ses contradicteurs, à défaut d’apporter une argumentation nourrie par des faits et des théories scientifiquement éprouvées, ont le plus souvent eu recours à l’anathème. La contribution considérable de Abdou Elimam a été, sur un plan de l’histoire des langues, la mise au jour du lien incontestable entre la langue maghribie et son ancêtre, le punique. La langue de la civilisation carthaginoise (le punique, donc) fut la langue franche de toute la région, pratiquement jusqu’à l’arrivée des Arabes en Afrique du Nord. Si la langue berbère a été reconnue comme langue pratiquée également depuis l’antiquité, la langue punique et ses retombées dans nos parlers contemporains a été –systématiquement- refoulée. Certains vestiges archéologiques (y compris les pièces de monnaie) portant marque de cette langue ont bien été admis, mais la langue véhiculaire de toute une civilisation méditerranéenne a été vouée aux gémonies. On a préféré fabriquer de toutes pièces de nombreux récits concernant l’histoire des populations ainsi que celle de nos langues, les uns aussi fantaisistes que les autres.

Dans son effort de clarté et d’argumentations historiques et linguistiques, la démarche d’Abdou Elimam n’a jamais été de nier l’importance des langues berbères au Maghreb, au contraire. Il a toujours défendu l’enseignement des langues natives partout où elles sont parlées. Quant à la langue arabe, elle a été, incontestablement, la langue des sciences et des arts à partir du VIII/IXe siècle. Hommes de liturgie, de loi, de sciences et de littérature en ont fait leur langue franche, depuis. Nous nous y reconnaissons, autant que n’importe quel peuple arabe, sans devoir renier nos langues natives et notre patrimoine national. Telle est la thèse défendue dans cet ouvrage par Abdou Elimam.

« Notre auteur fait preuve de courage »

Le moins que l’on puisse dire de cette région, mainte fois traversée, mainte fois conquise, c’est qu’elle a de tout temps intégré et absorbé ethnies, religions, langues et cultures. Cependant, depuis plus d’un millénaire, toutes les musiques d’art et de cour ont été chantées sur des poésies en langue arabe. La grande majorité de nos Dîwân de poèmes chantés sont en langue arabe le plus souvent mais également en langue maghribie, comme la nomme notre auteur. Le corpus disponible au Portail du Patrimoine Culturel Algérien, à Tlemcen, en témoigne largement.

En remontant la chaîne de la production littéraire maghrébo-andalouse nous constatons son omniprésence depuis le 9ème siècle – sans interruption. Tous ces trésors contiennent non seulement les corpus poétiques, mais aussi des informations d’ordre sociologique sur l’environnement communautaire de leur époque (Cf. les nawazils, entre autres). Ces pans de l’histoire nous éclairent surtout sur le fait que les langues natives ont toutes cohabité avec la langue arabe et que le bilinguisme «darija-arabe» en aura été la colonne vertébrale. Cette dualité linguistique bien caractéristique est défendue bec et ongles par Abdou Elimam qui nous rappelle que c’est de ce bilinguisme que l’islam et sa langue ont pu se diffuser et s’implanter si facilement – cela aurait été bien plus difficile avec la langue berbère, de fait.

La langue arabe est donc bien une propriété partagée avec le monde arabe pendant que le maghribi s’impose en tant que langue partagée par la nation algérienne – voire maghrébine. Par conséquent, le maghribi, l’arabe et l’islam se sont imposés comme éléments constitutifs essentiels de notre identité, à côté d’une berbérophonie multimillénaire. C’est cela que Abdou Elimam appelle l’algérianité. On ne peut que se désoler de voir notre histoire violemment prise en otage par les idéologies (berbériste ou pan-arabiste). La quête de vérité historique est devenue un terrain sensible à tel point que rares sont nos historiens qui osent s’en emparer. La plupart se sont mis à la recherche de thèses qui confortent préjugés et a priori, souvent dictées par un agenda sans valeur heuristique mais foncièrement politique. Cependant, si de nombreux blancs de notre histoire commencent à être comblés, ces dernières décennies, ils ne semblent pas arranger les affaires de certaines officines occultes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Ils vous diront que «toute vérité n’est pas bonne à dire».

«Ô Abdou que cette chahada intercède pour toi et que ton œuvre prie pour toi éternellement et que Dieu te fasse accéder au paradis éternel ».

Benkalfate conclut sa préface en notant que «le résultat de cet embrouillement volontaire est que nos jeunes sont désemparés par l’absence de repères historiques clairs et limpides. Ils en sont les premiers à en souffrir: mal-vie, violences, baisse endémique des niveaux de culture générale, etc.

La première fois que j’ai rencontré Abdou Elimam, j’ai découvert un homme affable et surtout apaisant. Il a le don d’éviter les conflits et les polémiques stériles. Au moment où l’Algérie célèbre le soixantième anniversaire de son indépendance, notre linguiste national finira-t-il par être (enfin!) entendu par nos décideurs? ». Fin de la préface signée par Fayçal Benkalfate.

« Le 31 août de l’an 2023 de l’ère commune nait au ciel un maître de la linguistique et professeur éminent Abdou Elimam le suleimanide (…) ». C’est par ce bel hommage que le Professeur Sari Ali Hikmet (Club de culture soufie) a réagi à la disparition de Abdou Elimam. Pr Hikmet convoque ses « Mémoires » et écrit «(…), présenté comme chercheur en soufismologie, il me fixa de son regard candide et curieux de savant et me dit: -»sujet intéressant. Dommage que certains pensent que c’est une hérésie. En fait, le soufisme c’est aussi une problématique de langage ». Il nous renseigne que « Abdou Elimam comme tous les savants a laissé pour héritage, qui prie pour lui, son œuvre.

Il a laissé deux testaments. Le premier sous forme de son dernier ouvrage inédit à son hôte et ami intellectuel Fayçal Benkalfate qu’il a chargé de le préfacer. Le second fut pour moi sous la forme d’une réponse à une question que je me suis toujours posée sans jamais la dire. -» L’apprentissage de toutes les langues passe par un appareil cognitif dont le centre est la langue maternelle de l’apprenant.

Sauf l’arabe coranique qui met en jeu exclusivement la mémoire. Ça ne devrait pas marcher et pourtant elle marche depuis 14 siècles. Elle est sacrée. Elle est la Parole du Seigneur». Ô Abdou que cette chahada intercède pour toi et que ton œuvre prie pour toi éternellement et que Dieu te fasse accéder au paradis éternel ».

Pour tous ceux qui l’on connu, tous ceux qui lisaient ses contributions dans ces mêmes colonnes, tous ceux qui croyaient en «sa vision» d’intellectuel « courageux », Abdou (Abdeljlil) Elimam est parti trop vite. Tous voulaient tant qu’il continue à leur apprendre, à eux et à tous les Algériens, les origines de leur langage, de leur langue, et par là même, leur histoire, leur culture…

Elimam savait convaincre. Il avait le profil de l’intellectuel racé. Il avait un doctorat de 3ème cycle en linguistique anglaise qu’il avait soutenu à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et fait une thèse de doctorat d’Etat en linguistique générale à Rouen. Né le 22 octobre 1949 à Oran, Abdou (Abdeljlil) Elimam s’en est allé sans faire de bruit le 31 août 2023 à Alicante, en Espagne et sera enterré à Tlemcen.


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