Algérie / Des comités populaires

-Point de vue-

Par Kaddour NAÏMI

Hypothèses.

Dans l’actuelle intifadha populaire, une hypothèse a vu le jour, quoique apparemment minoritaire. Elle estime que l’intifadha populaire doit continuer et augmenter de pression à tel point que la partie réellement patriotique et populaire du commandement de l’armée finirait par se décider à écarter la partie du commandement qui entrave la réalisation des revendications populaires.

Les partisans de cette hypothèse s’appuient, peut-être, sur le mouvement des capitaines en Portugal. Certes, ce soulèvement militaire, qui fut pacifique, a mis fin au régime fasciste et colonialiste… Mais, par la suite, quel fut le résultat à moyen et long terme ?… Un système social capitaliste, où le peuple est encore exclu du « gâteau » social.

Ajoutons une autre observation. L’un des slogans principaux de l’intifadha populaire est : « Daoulâ dimocratiyâ, wa lâ ‘askariyâ » (État civil et non militaire). Dès lors, espérer un changement à partir d’une partie des militaires, est-ce cohérent avec la revendication d’un pouvoir civil ?

Au sein de l’intifadha populaire, une autre hypothèse semble privilégiée. Elle consiste  à vouloir doter les manifestations hebdomadaires d’un nombre maximum de personnes, d’y ajouter les actions suivantes : bruits quotidiens de « mahrâz » (pilon) et de klaxons de voitures, des grèves dans des secteurs décisifs, éventuellement amplifier le mouvement populaire par des actions de désobéissance civile… De cette manière, estime-t-on, les tenants actuels du pouvoir étatique seraient contraints de jeter l’éponge, permettant ainsi à des citoyens honnêtes de diriger le pays. On serait, alors, dans la situation classique de rupture sociale ; elle se caractérise par le fait que les détenteurs du pouvoir ne peuvent plus gouverner, d’une part, et, d’autre part, les citoyens ne peuvent plus supporter le système social en cours.

Même à supposer que toutes actions voient le jour, toutefois, se pose la question : quel serait, alors, le processus de transition, et, d’abord et principalement, comment élire ses gestionnaires de manière réellement démocratique ?… Suffit-il d’affirmer que les dirigeants de ce processus seraient des personnalités, comme par exemple Lakhdar Bouregaâ, Karim Tabou, Djamila Bouhired, etc. ?… Évidemment, ces frères et sœur sont de dignes membres et défenseurs de l’intifadha populaire. Mais, consentiraient-ils à cette manière de procéder ? En effet, ce mode de désignation est-il réellement démocratique ?

Objections.

Dans les cas de l’intervention d’une partie du commandement de l’armée ou de personnalités civiles patriotiques authentiques, l’intifadha populaire en reste à recourir à des méthodes absolument non démocratiques. Et l’histoire le démontre partout et toujours : un moyen erroné ne peut jamais donner une fin correcte ; dans le cas concret spécifique, un recours non démocratique ne peut pas aboutir à un système social démocratique.

Certains croient admissible et praticable cette contradiction entre moyen et fin. Ils estiment que dans certains cas la fin justifie le moyen. Ignorons l’aspect machiavélique de cette conception, et contentons-nous de rappeler ce que l’histoire concrète des peuples démontre : jamais une fin correcte n’a été obtenue par un moyen qui ne l’est pas. Ajoutons que cette conception machiavélique présente, pour certains, l’avantage d’aller vite en besogne, apparemment de manière réaliste et pratique. Hélas ! L’histoire des peuples démontre qu’il s’agit d’une simple illusion caractérisée par un opportunisme de courte vue. Celui-ci finit toujours par accoucher d’une nouvelle oligarchie. Au début, elle répond aux intérêts du peuple, mais, progressivement, elle s’en éloigne pour devenir carrément antagoniste. En effet, mettez le plus ardent défenseur du peuple au pouvoir ; s’il n’est pas sous le contrôle direct et effectif du peuple, à travers des institutions réellement autogérées, ce défenseur du peuple devient tôt ou tard un tyran. Encore une fois, c’est l’histoire qui le montre. Seules les personnes profitant de ce nouveau système oligarchique dénient ce fait.

Propositions.

Alors, que faire ?… Il faut aller vite mais à pas sûr, être réaliste, toutefois en considérant pas uniquement le court terme, mais les moyen et long termes.

Pour cela, il faut considérer et partir non pas d’un « sommet », d’un « haut » hiérarchique, quel qu’il soit et quelque soit ses bonnes intentions -, mais de la base. D’une certaine manière, le frère Lakhdar Bouregaâ l’a déclaré, en affirmant qu’il ne sortira pas de prison tant que l’ultime jeune emprisonné pour participation à l’intifadha populaire ne serait pas libéré. Également, la sœur Djamila Bouhired l’a dit, à sa manière, en appelant les participants au soulèvement populaire à ne pas se faire « voler » leur mouvement. À sa manière, Karim Tabou, par ses déclarations et par sa participation personnelle aux manifestations populaires, reconnaît, lui aussi, l’importance primordiale de la volonté populaire.

On en vient, alors, à l’idée, malheureusement très minoritaire, mais cependant existante : la création de comités populaires locaux, autogérés, partout sur le territoire national. Ces comités sont des assemblées libres de citoyennes et citoyennes qui se mettent ensemble, toutes opinions acceptées, pour débattre et prendre des décisions, de manière démocratique.

Ces comités élisent, sur mandat absolument impératif, des représentants. Ces derniers forment des comités non pas à des « niveaux » plus « élevés », mais dans des sphères horizontales plus élargies : quartier ; ensemble de quartiers ; ville ; daïra ; willaya ; jusqu’à aboutir à un Comité (ou Assemblée) Populaire National autogéré. N’est-ce pas ainsi que la démocratie authentique, c’est-à-dire de forme auto-gérée, se constitue ?

L’ironie veut qu’en Algérie furent inscrits sur les édifices publiques « Par le peuple et pour le peuple », que les institutions furent dotées de l’adjectif « populaire » (APC, APW, Assemblée Populaire Nationale », etc. N’oublions pas, également, la dénomination de la république comme « démocratique et populaire ». Mais la réalité montre que ce n’est là que des étiquettes, destinées à tromper le peuple… Dès lors, ne faut-il pas que l’intifadha populaire agisse de manière à ce que ces mêmes institutions deviennent réellement populaires ?… Et cela, par le moyen d’élections, mais authentiques, sous le contrôle direct et effectif du peuple, à travers ses représentants mandatés par lui. Dans ce cas, les comités populaires locaux autogérés réalisent ce que les partis politiques d’opposition se sont révélés incapables de concrétiser : l’authentique pratique démocratique, capable de remplacer celle oligarchique.

Pour y parvenir, bien entendu, il faut que le peuple dispose de son entière et totale liberté d’expression et d’association. Cette liberté lui a été interdite jusqu’au salutaire 22 février 2019. Depuis cette date, le peuple exprime pacifiquement et publiquement ses revendications par des marches hebdomadaires. Jusqu’à présent, après huit mois, elles se révèlent insuffisantes à concrétiser les intérêts du peuple. De cette constatation est née l’idée de former des comités populaires locaux autogérés. Ils seraient le moyen d’institutionnaliser les acquis du mouvement populaire.

N’est-ce pas la solution la plus logique ?… Ajoutons une observation de la plus grande importance. Ces comités populaires locaux autogérés sont la seule et unique procédure où moyen et fin se correspondent, se répondent, se complètent et s’harmonisent. En effet, cette forme autogérée de démocratie, par l’institution de comités (ou assemblées), est la seule et unique où la démocratie au niveau national se construit par la démocratie au niveau le plus local, la seule et unique où c’est le local (la base) qui détermine le central (et non pas le « sommet ») . N’est-ce pas ainsi que peut se concrétiser réellement le principe « Par et pour le peuple », et que les autres institutions dites « populaires » le deviennent réellement ?

Certes, l’institution de comités populaires locaux autogérés est une entreprise difficile : elle a contre elles toutes les mentalités autoritaires hiérarchiques, donc oligarchiques, notamment parmi les « amis » du peuple. Mais cette institution n’est-elle pas indispensable ? Et n’est-elle pas la meilleure réfutation de l’accusation consistant à dire que le mouvement populaire est manipulé par des agents internes ou/et étrangers ?

Comprend-on, dès lors, pourquoi cette forme de démocratie, l’autogestion sociale généralisée, fut et demeure la conception la plus occultée quand pas stigmatisée, et cela tant par les « libéraux » que par les marxistes (1), autrement dit par tous les adorateurs de l’autoritarisme hiérarchique ? Ces derniers oublient ou occultent le fait que l’autorité, certes, est nécessaire pour gérer une société, mais que cette autorité est réellement au service du peuple seulement quand elle est l’expression effective de sa volonté, et non pas d’une oligarchie dominante, quelque soit son idéologie.

Si, donc, des éléments de l’armée ou des personnalités patriotiques veulent défendre le projet de changement social populaire, ce n’est pas en tant que militaires, pour les premiers, ni en tant que « personnalités », pour les seconds, qu’ils devraient agir, mais comme simples citoyens.

En son temps, Lénine déclara que le principe des soviets (conseil, comité) est qu’une cuisinière sache diriger l’État. Cela resta, hélas !, rien d’autre qu’une déclaration de bonne intention. Cependant, le principe est juste. Oui, la démocratie authentique est celle où tout « cuisinier » et toute « cuisinière » aient le droit et acquièrent la capacité réelle de participer à la gestion du système social dont ils font partie. N’est-ce pas ce que, au fond et essentiellement, exigent les participants aux manifestations hebdomadaires en Algérie ? N’est-ce pas ce qu’un ouvrier cordonnier avait compris et mis en chanson : « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes » ? N’est-ce pas ce que le peuple algérien veut en proclamant « Un seul héros, le peuple » ?

Kadour Naïmi

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(1) Certains objecteront que Karl Marx, dans son ouvrage sur La Commune de Paris de 1871, a défendu le principe autogestionnaire. Ce qui est certain est que, par la suite, il lui préféra la « dictature du prolétariat » autoritaire, hiérarchique et centralisée (ah ! le prétendu « centralisme démocratique » !), pour finir dans le parlementarisme, notamment avec Friedrich Engels. La preuve la plus significative de cette dictature mais contre le peuple, est l’élimination dans le sang des soviets réellement libres, par l’armée « rouge », sous l’ordre de Lénine et la conduite militaire de Trotski, dont le stalinisme ne fut que la forme extrême du bolchevisme.



NDLR.- Les textes publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs; ils contribuent  librement à la réflexion, sans représenter automatiquement l’orientation de La Tribune Diplomatique Internationale.


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