Algérie / Quelles perspectives pour le Mouvement populaire ?

Points de vue

Un géographe et militant actif de la Commune de Paris de 1870, Elisée Reclus, déclara en substance (citation de mémoire) : une personne qui donne au peuple des indications erronées est aussi criminelle que celle qui donne de fausses informations à des navigateurs. Ajoutons que cette criminalité est d’autant plus grave que la personne en question se proclame « amie » du peuple, ou du navigateur.

En Algérie, depuis longtemps, et notamment depuis le déclenchement du Mouvement populaire et jusqu’à aujourd’hui, combien de personnes, notamment celles qui se considèrent « expertes », ont donné et donnent au peuple des indications pour lui permettre d’agir correctement afin de concrétiser ses revendications fondamentales ?

Loi fondamentale.

Une semaine après le surgissement du Mouvement populaire, l’auteur de ces lignes a signalé, puis a répété dans toutes ses contributions, une loi fondamentale. Elle est observable empiriquement, quelque soit le pays.

Tout mouvements populaire contestataire qui ne se dote pas, – de manière libre, démocratique et autonome -, de sa propre auto-organisation territoriale, pour produire un programme d’action commun, à défendre par des représentants élus sur mandat impératif, afin de constituer un agent social disposant d’un poids significatif et opératoire dans le rapport de force avec son adversaire étatique, ce mouvement populaire est voué à l’échec. Dans le meilleur des cas, le mouvement servira comme masse de manœuvre pour l’apparition d’une nouvelle caste dominante, moins dominatrice que la précédente, mais néanmoins dominatrice. Et si, par hasard, ce mouvement populaire contient des éléments qui veulent absolument le voir auto-gérer son action,  ces éléments ont connus l’un de ces deux sorts :

1) écrasés dans le sang. Tel fut le cas des révolutions les plus significatives : la Révolution française, dont la caste victorieuse jacobine, avec le « révolutionnaire » Robespierre, envoya à la guillotine les hébertistes, babouvistes et « enragés » ; la révolution russe, dont la caste victorieuse bolchevique, dirigée par Lénine et Trotski, envoya l’armée « rouge » massacrer les réels partisans des soviets à Kronstadt et en Ukraine ;

2)  étouffés par la bureaucratie,  appuyée sur la force militaire : ce fut le cas de l’autogestion ouvrière et paysanne en Algérie, après l’indépendance.

Par conséquent, toute invitation à poursuivre les marches hebdomadaires, en leur tressant les éloges les plus démagogiques, sans rappeler l’indispensable et vitale auto-organisation du mouvement, ces invitations sont-elles autre chose que des manières de pousser le mouvement dans l’impasse ? Cette tactique permet à des « experts » ou « militants » de terrain d’occuper une place dans les institutions étatiques, d’une part ; on le constate déjà. D’autre part, cette tactique pourrait créer un « chaos » susceptible de faire intervenir, pour établir la « démocratie », des armées étrangères qui installeraient leurs laquais comme nouvelle caste dominatrice dans le pays.

Constat.

Comme dit auparavant, une semaine après le déclenchement du Mouvement populaire en Algérie, l’auteur de ces lignes publiait un article dont le titre était on ne peut plus clair : « Du cri à l’organisation »(1). Il ne s’agissait ni d’une prophétie, ni d’une manière de prendre un désir pour réalité, ni de déclaration d’ « expert ». Le texte était simplement le résultat de plusieurs aspects de l’auteur : 1) il avait entrepris un doctorat de recherches en sociologie concernant le processus de transformation de révolutions en contre-révolution, examinant comparativement la Russie et l’Algérie (3) ; 2) il participa activement au Mouvement social de 1968 en France (2) ; 3) il passa des années à approfondir ses connaissances sur les mouvements populaires : surgissement, réussites et échecs, notamment concernant la révolution du XXè siècle la plus importante en terme de réalisations conformes à l’idéal proclamé (4) ; 4) enfin, il suivit avec attention les diverses soit disant « révolutions colorées » et leurs résultats ; 5) il participa sur le terrain au Mouvement populaire à Oran, en réalisant un documentaire sur les marches, et un second sur un forum citoyen (5).

Voici les éléments qui permettaient de comprendre, dès le surgissement du Mouvement populaire en Algérie, que les manifestations de rue, aussi grandioses qu’elles pouvaient être, restaient absolument insuffisantes si elles ne se dotaient pas de leur complément indispensable : une auto-organisation en force sociale significative, sous forme de comités (ou assemblées) de base territoriale, fédérés en un comité (assemblée) national, pour établir un programme d’action commun, à défendre par l’élection de représentants sur mandat impératif.

Depuis le 29 février 2019, l’auteur de ces lignes n’a jamais cessé de rappeler et de souligner la nécessité de l’auto-organisation telle que décrite ici (6). Progressivement, il devenait clair que ce genre de rappel était un « cri dans le désert », comme le reconnut l’auteur lui-même, en proposant des hypothèses d’explication de cet état de fait (7).

Ce qui est non pas surprenant, mais dans la logique autoritaire hiérarchique, c’est de constater le nombre de membres de ce qu’on appelle les « élites » algériennes qui ignorent ou occultent sciemment, depuis le début jusqu’à aujourd’hui, soit onze mois après, ce problème de l’auto-organisation d’un mouvement en agent social structuré de manière autonome, afin de constituer un réel poids dans le rapport de force social l’opposant à son adversaire étatique. Ils se contentaient, et continuent à se contenter, de débattre de problèmes secondaires, jusqu’à prêter attention à un chroniqueur, érigé en écrivain par une caste d’outre-méditerranée, pour examiner ses arguments, d’une superficialité que seuls des adorateurs d’institutions littéraires oligarchiques (8) peuvent considérer. Ignorent-ils ou ont-ils oublié comment les imposteurs de l’intellect se démasquent toujours par les organes soit disant d’information, en réalité de conditionnement, qui les paient ? (9)

L’important est de constater où en est le Mouvement populaire, en dépit de ceux qui prennent leur désir pour la réalité, par ignorance, même s’ils se présentent en « experts ». À propos de ces derniers, posons la question : en quoi consiste le soutien du peuple dans ses revendications légitimes ? Est-ce à chercher à régler ses propres comptes personnels d’ « expert » avec les membres du régime étatique, dans le but (inavoué, bien entendu) de prendre leur place, ou à aider le peuple à se doter de sa propre auto-organisation pour réaliser sa propre émancipation ?

Perspectives.

Est-ce à dire que le Mouvement populaire a échoué ?… Oui et non.

Oui, parce que ses revendications fondamentales n’ont pas été réalisées, tout au moins jusqu’à présent.

Non, si ce Mouvement populaire prend conscience de ce qui lui manquait et lui manque encore : cette auto-organisation le transformant en agent social doté d’un poids significatif dans le rapport de force avec l’institution étatique. Ce processus structurel exige des efforts, de l’intelligence, de la modestie, de la persévérance, du travail au quotidien, de l’étude, de la patience, de l’activité dans tous les domaines de la vie sociale, une transformation collective et individuelle dans les valeurs et les normes, en se basant sur le triptyque : liberté, égalité, solidarité, et en visant à l’autogestion (terme pour désigner le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple). N’est-ce pas là l’authentique changement social et individuel, l’authentique révolution, pour employer ce terme si ridiculement galvaudé ?

Alors, avec le temps et l’énergie indispensables, le Mouvement populaire surgi en février 2019 pourrait concrétiser finalement et réellement l’idéal revendiqué : une Algérie de démocratie gérée et au service du peuple.

Kaddour Naïmi

[email protected]

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(1) Voir « Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019 », https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-sur-intifadha-algerie-2019.html

(2) La présentation de thèse n’eut pas lieu, l’auteur préférant s’occuper d’autre chose que d’enseigner dans une université dont le rôle principal est de former les futurs membres des castes élitaires dominantes.

(3) La présentation de thèse n’eut pas lieu, l’auteur préférant s’occuper d’autre chose que d’enseigner dans une université dont le rôle principal est de former les futurs membres des castes élitaires dominantes.

(4) « La (méconnue) plus importante révolution du XXè siècle » in « Vers l’intifadha populaire en Algérie 2019 », https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-vers-intifadha-algerie-2019.html

(5) Voir respectivement https://www.youtube.com/watch?v=6syXIhNSXqQ et https://www.youtube.com/watch?v=CZgiMergUX0

(6) Reconnaissant qu’un petit Parti politique a toujours, lui aussi, appelé à l’auto-organisation : le Parti Socialiste des Travailleurs.

(7) « « Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019 », o. c.

(8) Par exemple, l’Académie Française refusa des sièges à des auteurs tels que Molière et Balzac, parce que leur « profil » personnel ainsi que leurs œuvres n’allaient pas dans le sens idéologique de l’oligarchie dominante.

(9) Le chroniqueur en question a publié sur deux organes connus comme porte-parole de l’oligarchie impérialiste états-unienne. Voir mes articles « Pourquoi le New York Times s’est payé un néo­harkisme ? » et « 19.2 Dans le « Washington Post », le néo­harkisme algérien » in « Contre l’idéologie harkie : pour la culture libre et solidaire », librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres_ideologie_harkie.html


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