L’Algérie française – De 1830 à 1954 – Volet n° 2

       par Nicole Cheverney

Le proconsulat du Général Bugeaud.

Le 31 octobre 1838, les termes « possessions françaises dans le Nord de l’Afrique » sont supprimés au profit du nom de « Algérie ».

La nomination de Bugeaud au Gouvernement Général d’Alger n’est pas du goût de tout le monde, parmi les Français installés en Algérie. De vieux griefs contre lui remontent à la surface, des pétitions circulent, jusqu’à Paris. Bugeaud est attaqué avec virulence. Le comte de Franclieu « délégué des colons algériens », fait le bilan de l’action de Bugeaud, très controversée. Il s’empresse de préciser qu’il n’attaque pas l’homme, mais « l’administration Bugeaud ».

Monsieur Bugeaud personnifie en lui toutes les tendances funestes dont nous nous plaignons : il règne en Algérie plus que le roi de France ; il est l’âme, l’instigateur, l’agent direct de la plupart des mesures désastreuses qui nous accablent… Si j’en viens à blâmer son administration, son amour de l’absolutisme, sa soif insatiable de pouvoir, et l’acharnement qu’il apporte à faire triompher ses folles utopies, il est bien entendu que ce n’est pas à l’homme que je m’attaque et que l’homme public seul peut être mis en cause.

Cette critique particulièrement sévère contre Bugeaud avait comme destination l’opinion publique du moment, en dénonçant les « effets funestes » de la politique de Bugeaud.

Delpech de Saint-Guilhem est encore plus explicite, il publie en 1847 une brochure où il émet le vœu, « comme Français et colon », de participer aux débats et d’apporter le concours de leur expérience, reprochant à Bugeaud d’avoir mis « l’Algérie sous tutelle » [ militaire ].

Pour le duc de Valmy1 et Berthier de Sauvigny, Intendant d’Oran, il faut « donner à l’expédition d’Afrique le caractère d’un intérêt général ».

Il s’agit pour Berthier, de développer le port de Mers El Kébir, en lui accordant une importance stratégique et commerciale supérieure à celle de Gibraltar, [ le Détroit étant tenu par les Anglais ].

Il demande d’appliquer « une franchise générale pour tous les ports d’Alger ». Il émet l’hypothèse que sa solution serait bien plus bénéfique que toutes les « soumissions, razzias, guerres ruineuses et cruelles ».

Il faut aussi assumer la sauvegarde d’Oran, le déclarer port franc, sans pour autant « trop attirer les regards de l’Angleterre ». Contruire à Oran un port marchand « en modifiant les plans du Génie militaire sur Mers El Kébir, en particulier affecter au commerce les emplacements et bâtiments du port qui relèvent de l’autorité militaire  ».

Berthier de Sauvigny dénonce l’impuissance des autorités algériennes devant les projets énoncés. « Les hommes qui les composent, n’ont aucune idée politique ; habitués à un despotisme bureaucratique de bas-étage ; noyés dans les minutieux détails des écritures… employés, commis, n’ayant ni valeur, ni énergie qui convienne à un pays nouveau, on ne peut leur laisser une direction qui demande des mesures habiles, vigoureuses et surtout promptes… ».

Berthier de Sauvigny souhaite qu’Oran acquière une certaine autonomie, pour toute démarche administrative, sans avoir à passer nécessairement par Alger et ses « filières paperassières ». Son but : faire d’Oran un des ports les plus importants de la France en Méditerranée.

Bugeaud contrairement à l’image véhiculée par les Historiens du XXe siècle, fut un député anti-coloniste, déclaré.

Rosey écrivait de lui : « Le général Bugeaud est parmi nous depuis trois jours… L’air qu’il a respiré en Afrique, semble avoir décuplé son antipathie pour notre pauvre colonie… il n’a vu que sables, rochers et broussailles incultivables.2 Ses allégations… n’en sont pas moins, en ce qui touche le sol, notoirement fausses. Il affirme que l’olivier même ne croît en Algérie qu’au moyen d’irrigations. Il va demain visiter la Mitidja. Les oliviers d’un à cinq pieds de diamètre qu’il rencontrera en multitudes sur les hauteurs du massif qu’il traversera, la plupart assis sur le roc recouvert de terre végétale et les terres productives qu’il parcourra dans sa course lui feront, nous n’en doutons pas, modifier son opinion…

La « Quotidienne », journal légitimiste, le 3 janvier 1841, l’attaque bille en tête.

«  Le nom de Bugeaud est le dernier qui devrait venir à la pensée des ministres… Politique sans intelligence, général sans renommée, diplomate en sabot, il ne s’est donné quelques consistance dans les partis, que par des discours de fier à bras, par des airs de matamore, par des harangues de paysan limousin et par un certain mélange de patois dynastique et de popularité gasconne…  »

Bugeaud n’en a pas fini d’être la cible de critiques sévères. Mais de son côté, il défend ses prérogatives avec forces. « Le moment viendra où la population européenne pourra et devra être régie par les institutions de la France, mais ce moment n’est pas venu ».

Baudicour prend en considération la nuance de ces propos. Il propose une véritable refonte des institutions algériennes, tout en favorisant l’implantation.

Baudicour propose « la séparation des pouvoirs » du Gouverneur Général et du Commandement militaire.

Une réorganisation provinciale pourrait remettre de l’ordre dans le gouvernement de l’Algérie, selon Baudicour. « Il faut pallier les effets des conflits par la double centralisation parisienne et algérienne ». En un mot que l’Algérie atteigne une autonomie.

Une quatrième province est envisagée, il s’agit de la Kabylie. Baudicour y pense depuis quelques temps et permettrait une décentralisation poussée qui prendrait le contrepied des mesures de Bugeaud.

Le gouvernement songe au Général Daumas.

Qui est Melchior-Joseph-Etienne Daumas (1803 – 1871)

Grand connaisseur du monde musulman, parent de l’Orientaliste Slane, traducteur d’Ibn-Khaldoun, il paraît bien plus qualifié pour diriger les affaires de l’Algérie. (L’action de Bugeaud étant jugée néfaste car trop centralisée sur Alger et paralysante pour l’agriculture et le commerce.)

Le Maréchal Soult, le 7 février 1841 place un administrateur civil à côté du gouverneur. Selon Baudicour, cette mesure aggrave la situation entre civils et militaires. Le poste d’intendant civil n’est pas rétabli devant l’échec, et en 1845, on instaure un poste de Directeur Général des Affaires Civiles aux attributions bien plus modestes. Mais on nomme en parallèle, un Directeur de l’Intérieur aux pouvoirs considérables.

Saint-Guilhem appelle de ses vœux « une implantation civile », « décentralisation de toutes les affaires administratives ». Il veut circonscrire le rôle de l’armée à un simple rôle de protection de la population. Réduire l’influence d’Alger et affirmer la personnalité des provinces, d’Oran et de Constantine.

L’attribution des terres aux candidats à l’implantation.

Le cantonnement des Musulmans.

Ce terme à l’origine militaire n’a rien à voir avec un « refoulement ». Par contre, « le territoire jusque là exclusivement occupé par les Musulmans, va alors se trouver partagé avec les Européens  ». Il correspond aux vues de l’administration militaire.

Les Musulmans 10 fois plus nombreux que les Européens, le « nombre de terres domaniales », proposées aux Européens diminue considérablement. La plupart de ces « attributions » sont de surfaces restreintes, car ils ne »peuvent obtenir des Musulmans la part de sol qui leur est nécessaire ». Devant les difficultés qui s’accumulent pour les Européens, l’administration militaire demande au gouvernement de se charger lui-même de la « répartition entre les Européens et les Musulmans ». Mais le gouvernement depuis Paris laisse aux colons, la « pleine liberté » de traiter avec les Musulmans.

Dans ce cas, la distinction entre territoire civil et territoire militaire disparaitrait, ce que l’administration militaire refuse, elle y perdrait trop de son autorité.

La question du « cantonnement ».

Elle s’inscrit dans les relations entre les Européens et les Musulmans. Baudicour oppose à Bugeaud « la méconnaissance des différences fondamentales entre Européens et Musulmans. »

Des rapports arrivent sur la table de l’administration comme cet exemple, concernant les aménagements agricoles des Européens, (extrait).

« Nos plantations les séduisent si peu qu’ils coupent, pour s’en faire des bâtons de voyage, les arbres dont nous bordons les routes, ils préfèrent le plus souvent à ces routes leurs vieux chemins, si rocailleurs et si dégradés qu’ils soient ».

En traitant directement avec les Européens, cela leur permettrait de conserver leurs traditions. La question du « cantonnement », ne peut non plus être abordée sans se pencher sur le régime foncier, en vigueur en Algérie, chez les Musulmans.

L’acquéreur européen se trouve confronté à des « co-indivisaires  » (co-indivis) musulmans répartis dans tout le pays », car « l’indivision se fait par « couches superposées de générations, c’est la règle générale. »

Par exemple, les « co-indivisaires » viennent réclamer la reprise de droits indivis vendus à un étranger à l’indivision. A cela s’ajoute dans beaucoup de cas la question des terres « habous », c’est-à-dire la propriété religieuse frappée d’inaliénabilité, et dont les dévolutaires ne possèdent que la jouissance.

En conséquence, devant la complexité des lois notariales musulmanes, et les imbroglio en découlant, dans certaines régions, l’administration fait interdire les transactions immobilières entre Européens et Musulmans.

De plus, en 1858, une réunion a lieu entre administrateurs civils, fins connaisseurs de l’Algérie pour examiner les « aspects humains, techniques et matériels ». Ils constatent un tout petit nombre de terres allouées ou achetées aux Musulmans. » Les arrivants attendent des mois, voire des années à la porte des bureaux. Devant les lenteurs administratives, les primo-arrivants retraversent la Méditerranée, « à bout de patience et de ressources ». Pourtant des petites propriétés se créent, qui voisinent avec de plus grosses, Musulmans et Européens.

Baudicour plaide pour une cohabitation entre les deux communautés sur la même terre. Si l’idée du cantonnement de Bugeaud était appliquée, « nous assisterions à un véritable partage entre Chrétiens et Musulmans, ce qui serait une très mauvaise chose… Le fait de cantonner séparément les Arabes, aboutirait à former deux camps ennemis en présence l’un de l’autre », pense Baudicour. « L’honneur de la France est de leur assurer des moyens d’existence  ».

Baudicour dénonce également les lourdeurs militaires. Chez les Légitimistes, comme chez les autres, les méthodes Bugeaud sont fortement dénoncées. « Son désir d’administrer et de créer des colonies militaires, sans admettre qu’aucune barrière ne vienne enfermer son autorité lui aliène de nombreux colons  ».

…/…

NB : Les extraits de texte que j’emprunte pour les besoins de cet article, ainsi que pour les articles précédents, à Charles-André Julien – professeur à la Sorbonne, « Histoire de l’Afrique du Nord – Tunisie – Algérie – Maroc – de la conquête arabe à 1830 » – Éditions Payot Paris – 1952 » sont retranscrits en italique, ou entre guillemets.

Tous les extraits de texte empruntés (avec son aimable autorisation) à la thèse de Pierre Gourinard, historien, professeur docteur en Histoire-Géographie, sont retranscrits pour les besoins de l’article, en italique ou entre guillemets.

Idem pour les autres sources.

1Duc de Valmy (1802-1868), petit-fils du général Kellerman.

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