Algérie / La guerre des langues : Distinguer l’essentiel du subsidiaire

 

       Learning another language is not only learning different words for the same things, but learning another way to think about things” (Flora Lewis, journaliste américaine).

Those who know no foreign language know nothing about their own” (Johann Wolfgang von Goethe).

You can never understand one language until you understand at least two” (Geoffrey Willans, écrivain anglais).

Education is the kidling of a flame, not the filing of a vessel” (Socrate, philosophe grec).

Par Arezki Ighemat


Il y a quasiment quatre ans, j’avais déjà, dans un article in El Watan intitulé «La langue de Molière ou la langue de Shakespeare : «Is that» la question ? (El Watan, 23 septembre 2019) où j’avais soulevé la question de savoir quelle(s) langue(s) doit/doivent être utilisée(s) dans l’éducation. J’avais écrit cet article à la suite de la décision du ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique de l’époque, Tayeb Bouzid, d’introduire la langue anglaise à l’université.

Quatre ans plus tard, presque jour pour jour, c’est un autre ministère, celui de l’Education Nationale, qui relance le débat avec sa décision d’introduire l’enseignement de l’Anglais dès le primaire, et dès la rentrée scolaire prochaine, conformément à la décision du Conseil des Ministres du 19 juin 2022. La question que beaucoup—spécialistes et non spécialistes—se posent est la suivante : «Pourquoi la question des langues est-elle reposée de façon quasi cyclique en Algérie ? La deuxième question, corollaire de celle-là, est : «Pourquoi ces langues sont-elles mises en compétition et sont-elles perçues comme un danger l’une pour l’autre» ? Ces questions—qui ont une certaine importance et qui doivent être résolues en leur temps—sont cependant subsidiaires par rapport à la question essentielle (voire existentielle) de la refonte du système éducatif dans son ensemble qui doit être résolue en priorité. Ainsi, après avoir fait l’état des lieux de la question de «guerre des langues», nous aborderons la question de fond : la refonte du système éducatif.

La guerre des langues : une question importante, mais subsidiaire
Comme nous l’avons indiqué en introduction, la mise en compétition des langues—ou la ‘guerre’ des langues comme on l’appelle aussi—n’a rien de nouveau en Algérie. En effet, le débat sur les langues et sur la primauté de l’une sur l’autre revient de façon quasi récurrente. Cette question est considérée par les responsables du système éducatif à la fois comme la cause et la solution du marasme dans lequel l’éducation se trouve aujourd’hui (et depuis déjà plusieurs décennies) et cela aux trois niveaux du système éducatif : primaire, secondaire et supérieur (auquel il faut ajouter la formation professionnelle). Par ailleurs, ce débat—qui semble, depuis quelques années, se focaliser sur les langues étrangères (français versus anglais) —occulte un autre débat, non moins important ou peut-être plus important sur les langues nationales (arabe versus Tamazight). Voyons brièvement les termes de ces deux débats, ou de ces deux guerres.

La guerre des langues étrangères
Le premier débat linguistique qui se pose en Algérie met en jeu les deux langues étrangères qui sont vues selon les responsables du secteur éducatif—le ministère de l’Education Nationale (qui coiffe les cycles primaire et secondaire) et le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (qui supervise les universités et les grandes écoles) —comme des langues concurrentes. Dans ce débat, deux groupes s’opposent. Il y a ceux qui sont en faveur de la primauté de la langue française sur la langue anglaise et il y a ceux qui—comme le ministère de l’Education Nationale et le gouvernement dans son ensemble—pour qui l’Anglais devrait devenir la première langue étrangère dans le pays.

Le premier groupe justifie la primauté du français en arguant que la langue française est un «butin de guerre» et que, pour cette raison, elle doit être consacrée comme langue étrangère primordiale en Algérie. Les partisans de cette thèse justifient aussi cette prééminence du français par le fait qu’il est usité dans toutes les sphères de la vie sociale du pays et par la grande majorité de la population algérienne. Ce groupe justifie aussi sa position en disant que même après l’arabisation du pays depuis les années 1970, le français demeure la langue dominante dans le pays et ce aussi bien dans le secteur éducatif que dans l’ensemble du pays. Enfin, les partisans de la primauté de la langue française disent que celle-ci est une langue internationale au même titre que l’anglais, étant la deuxième langue utilisée par les Nations-Unies et ses organisations spécialisées. Ils ajoutent que le français est une langue très riche et qu’elle est celle des grands auteurs littéraires (Molière, Voltaire, Rousseau et tant d’autres).

Le second groupe, les partisans de la primauté de la langue anglaise sur la langue française, justifie cette préséance en disant que c’est la langue internationale par excellence, qu’elle est pratiquée dans une plus large partie du monde, une sorte de «money language» qui jouerait un peu le même rôle que le dollar sur la scène financière internationale. Les partisans de la primauté de l’anglais ajoutent que la langue anglaise est celle de la recherche scientifique et du développement technologique. Ils soulignent encore que c’est la langue du business et des relations économiques internationales. Enfin, ils ajoutent que c’est la langue des grands noms de la littérature anglo-saxonne (Charles Dickens, Shakespeare, George Orwell, Edgar Allan Poe, Mark Twain, William Faulkner, etc.). A ce débat sur les langues étrangères, il y a un autre débat—qui se déroule en silence derrière le rideau, mais qui est aussi important—sur les langues nationales : l’arabe versus tamazight.

La guerre des langues nationales
Ce second débat n’occupe pas, comme nous l’avons évoqué ci-dessus, le devant de la scène ces dernières années, mais il est sous-jacent au débat sur les langues étrangères et se déroule, sans bruit (pour l’instant), derrière la scène. Il s’agit du débat : arabe versus tamazight. Ce débat est, en effet, occulté par le débat actuel sur les langues étrangères qui apparaît, aux yeux des responsables du secteur éducatif, comme prioritaire, voire urgent, aujourd’hui. La question posée est la même : laquelle, de la langue arabe ou de la langue amazigh, devrait avoir la primauté dans le système éducatif.

Le premier groupe (les partisans de la primauté de la langue arabe) : Pour les uns, l’Arabe est aussi, en quelque sorte, un «butin de guerre» hérité de plusieurs siècles de colonisation, et donc, doit être enseigné en priorité dans nos écoles et nos universités. Ce groupe justifie aussi la prééminence de l’Arabe par son usage dans tout le Moyen-Orient et les pays du Maghreb. Les partisans de la primauté de l’Arabe disent aussi que c’est la langue des grands noms de la littérature Arabe (loughet al shi3r wa el Adab) —Al Mutanabbi, Abu al-Alaa al Maarri, Naguib Mahfoud, Khalil Gibran, Nawal al Saadawi, etc.). Ils soulignent aussi que l’Arabe est la langue du livre sacré (le Coran) et que, par conséquent, la langue Arabe est aussi une langue sacrée.

Le deuxième groupe (les partisans de la primauté de tamazight) : Pour ce groupe, la langue Amazigh est la langue originelle en l’Algérie. Selon les défenseurs de la langue amazighe, celle-ci n’est pas, comme le prétendent certains, une langue purement locale, mais elle est usitée dans plusieurs régions en Algérie (Kabylie, région des Aurès, Mzab, Sud algérien) et dans plusieurs régions des pays du Maghreb (Tunisie, Maroc, Mauritanie, Libye, et même en Egypte). Ils soulignent aussi que la langue amazighe—contrairement à ceux qui affirment qu’elle ne s’écrit pas—a son propre alphabet (le Tifinagh) et qu’elle a été reconnue ces dernières décennies comme langue nationale et officielle par la Constitution du pays et que, à ce titre, elle devrait avoir une place importante dans le système éducatif. Certains disent à côté de la langue arabe, d’autres disent à la place de cette dernière.

Tous ces débats, cependant, s’ils ont une certaine importante, occultent la vraie question : celle de refonte—nous disons bien refonte et non réforme—du système éducatif lui-même.

La refonte du système éducatif : la question essentielle
Encore une fois, nous ne disons pas que le débat sur les langues n’est pas important. Nous disons seulement qu’il devrait venir après le débat plus important sur la refonte du système éducatif dans son ensemble. Certains considèrent, en effet, que la politique des langues en Algérie est la cause première du marasme que connaît le système éducatif en Algérie. Ils accusent, en particulier, la politique d’Arabisation du pays qui a commencé dans les années 1970 et qui, selon eux, a été la raison du faible niveau des sortants du système éducatif à tous les étages du système éducatif. Dans ce groupe, il y a ceux qui disent que le problème est dans la nature même de la langue Arabe (une langue qui, selon eux, n’encourage pas le développement scientifique et technologique) ; d’autres disent que c’est la manière dont le pays a arabisé le système éducatif qui en est responsable. D’autres affirment que c’est la dualité des langues Arabe et Française—le bilinguisme—qui a fait que nos étudiants (et nos enseignants) ne maîtrisent ni l’une, ni l’autre des deux langues, au point que certains les qualifient de «bilingues illettrés» ou «d’analphabètes bilingues». Ils disent que ce système a fait que, même après avoir appris les deux langues, les Algériens ne peuvent pas faire une phrase complète dans une seule d’entre elles (voir notre review du livre de Andrew Ferrand, The Algerian Dream : Youth and the Quest for Dignity, New Degree Press, 2022, dans Reporters.dz, 2 mars 2022). Si cela est vrai, dans une certaine mesure, la politique des langues n’est pas la seule cause du marasme du système éducatif. Les problèmes se trouvent ailleurs. Le premier problème est celui de la formation des enseignants à tous les niveaux (primaire, secondaire, et supérieur).

Jusqu’à maintenant, la primauté avait été donnée à la quantité au dépend de la qualité. En effet, la politique des autorités du pays depuis l’indépendance a été de remplir les écoles et les universités pour répondre à la croissance effrénée du nombre d’élèves et d’étudiants aspirant à l’éducation. La même politique est aussi appliquée pour les effectifs d’élèves et d’étudiants sortants, politique qui peut être caractérisée par l’équation «Entrées=Sorties». Le résultat, bien entendu, est que nos écoles et nos universités ont été un peu ce que j’avais appelé déjà en 2006, des «usines de production de chômeurs intellectuels» (voir mon article intitulé «Les universités algériennes : des usines de production de chômeurs intellectuels, El Watan, 27 septembre 2006). Le second problème est l’inadéquation Formation/Emploi. Ici, deux questions se posent : (1) le système éducatif doit-il former selon les besoins du marché national du travail ? Ou (2) doit-il former pour les seuls besoins du système éducatif (besoins en enseignants et chercheurs) ? Notre réponse à ces deux questions est que le système d’éducation doit satisfaire aussi bien le système éducatif (à tous les niveaux) que le marché national au sens large. Cette thèse va à l’encontre de ceux qui disent «We should not forget that the true purpose of education is to make minds, not careers” (Chris Hedges, journaliste américains) (Nous ne devrions pas oublier que le vrai but de l’éducation est de former des esprits, non des carrières). La réalité, selon nous, est que tout pays a besoin à la fois des «esprits» et des «carrières». Le problème en Algérie est que—en raison de la politique quantitativiste poursuivie par les autorités depuis l’indépendance—a abouti à former plus de diplômés que le marché ait pu absorber. Le résultat est que le chômage en général n’a fait qu’augmenter au fil des années, notamment le chômage des intellectuels.

Le troisième problème est le manque de coordination au sein du système éducatif. Cette absence de coordination se manifeste aux trois niveaux du système éducatif : (1) le ministère de l’Education Nationale ; (2) le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique ; et (3) le ministère de la Formation Professionnelle. Tout d’abord, il n’y a pas de coordination entre les trois ministères pour planifier et suivre les effectifs d’élèves et d’étudiants des trois secteurs. Le résultat est qu’une bonne partie des bacheliers ne trouvent pas une place dans les universités algériennes et dans les centres de formation professionnelle. Dans ce cas, ou bien ils rejoignent la réserve de chômeurs qui est déjà très importante, ou bien ils tentent leurs chances dans les universités étrangères, ou encore ils rejoignent le secteur informel. Le manque de coordination réside aussi au sein de chacun des trois ministères. Concernant le ministère de l’Education Nationale, il n’y a pas—ou très peu—de coordination entre les cycles primaire et secondaire. Le résultat est qu’un pourcentage assez significatif des sortants du primaire ne sont pas admis dans le cycle secondaire, soit en raison de leurs faibles résultats, soit en raison du manque de places dans les lycées. S’agissant du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, le manque de coordination est observé à plusieurs niveaux : (a) entre la Direction de l’Enseignement Supérieur et celle de la Recherche Scientifique ; (b) entre les différentes universités du pays, dont certaines sont totalement déshéritées. Les universités se plaignent aussi du manque d’autonomie et du poids très lourd de la tutelle sur leurs décisions. Concernant le ministère de la Formation Professionnelle, le manque de coordination est visible entre les différentes filières de la formation professionnelle. Le résultat est qu’une pénurie substantielle de techniciens existe dans pratiquement toutes les spécialités, mais elle est encore plus accentuée dans certaines d’entre elles, au point que l’on entend souvent dire qu’en Algérie, il est plus facile de trouver un médecin qu’un plombier ou un électricien.

Conclusion
Ainsi que nous l’avons dit précédemment, le problème du choix de ou des langues d’enseignement a son importance, mais il n’est pas le plus important. Concernant le choix des langues d’éducation, nous pensons que si l’Algérie veut avoir une place dans la compétition féroce qui a lieu à tous les niveaux dans le contexte de la globalisation de l’économie mondiale, elle doit arrêter de se focaliser sur la question du choix des langues étrangères et de basculer entre les deux langues étrangères (le Français et l’Anglais) et marcher, plutôt, sur les deux pieds en utilisant simultanément les deux langues. Cela ne peut qu’élargir le champ d’action de notre système éducatif et renforcer les capacités de formation et de recherche de nos enseignants et étudiants. Il ne s’agit donc pas de choisir l’une ou l’autre langue, mais d’utiliser l’une et l’autre de façon complémentaire. S’agissant des langues nationales (Arabe et Tamazight), même politique : utiliser les deux langues simultanément et cesser la guerre «fratricide» entre ces deux langues qui font partie du patrimoine linguistique, culturel et historique du pays.

Concernant le vrai problème qui se pose au système éducatif—notamment le manque de coordination intra- et inter-ministères—il nécessite une étude approfondie des relations existant entre les ministères concernés. Car si on laissait la situation actuelle du système éducatif perdurer, les effets sur la quantité et la qualité de l’éducation atteindraient un point tel que le système éducatif, dans toutes ses dimensions évoquées plus haut, ne pourrait plus remplir la fonction qui est la sienne : satisfaire les besoins quantitatifs et qualitatifs du pays en compétences nécessaires, «esprits» et «carrières» inclus. Une telle étude doit viser à améliorer la coordination entre les trois ministères et la cohérence interne à chacun d’eux. Ce n’est qu’en s’attaquant et en s’attachant au véritable problème—la refonte du système éducatif dans son ensemble—et non au problème subsidiaire des langues d’éducation (qu’il faudra, bien sûr, régler au moment voulu), que le système éducatif pourra jouer son rôle de pourvoyeur de compétences nécessaires au fonctionnement efficient de l’économie nationale et faire face, en même temps, aux challenges posés par la globalisation. Laisser le système éducatif dans l’état où il est aujourd’hui et utiliser les outils périmés utilisés dans nos écoles et universités, c’est ne pas se doter des moyens humains nécessaires pour se préparer au futur. C’est ce que confirme le mot du célèbre théoricien américain de l’éducation, John Dewey : «If we teach today’s students as we taught yesterday’s, we rob them of tomorrow” (Si nous enseignons à nos étudiants avec les mêmes méthodes et moyens que ceux d’hier, nous leur volerons leur futur) (John Dewey).


*Ph. D in economics. Master of Francophone Literature (Purdue University, USA)


 

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