Comment le Yemen a vaincu Trump et MBS !

Source : Proche & Moyen-Orient, Hedy Belhassine, 14-10-2019

À la façon de Geneviève Tabouis, l’auteur de ces lignes prédisait il y a quelques années que la coalition militaire saoudienne se casserait les dents au Yémen. Aujourd’hui, non seulement une armée de squelettes affamés a repoussé les légions de mercenaires conduites par des officiers repus, mais elle menace directement les infrastructures vitales de l’Arabie et fait trembler les marchés de Londres et de New York. Elle pourrait bien demain imposer ses conditions à la reddition des Saoudiens qui prétendaient hier encore la soumettre.

ASTERIX LE HOUTHI

La référence à Astérix n’est pas caricaturale quand on mesure l’écart entre les forces en présence. À l’origine on trouve d’un côté la résistance des Houthis soit environ cent mille combattants qui ont conquis la capitale Sanaa avant de fédérer la plupart des tribus du nord et du sud à l’exception de l’Hadramaout occupé par Al Qaïda. De l’autre côté à l’offensive, les forces armées d’Arabie et des Émirats Arabes Unis coalisées, servies par des régiments de mercenaires, le tout formé et équipé par les États Unis et l’Europe. Soit des centaines d’avions de combat, des milliers de chars et de canons, une puissance de feu en matériels conventionnels terrestres et aériens supérieure à celle de la France.

Depuis 42 mois, le Prince MBS héritier du Royaume d’Arabie tente de mettre à genoux ses voisins : 16 000 raids aériens selon les agences de renseignement soit un chapelet de bombes toutes les deux heures, des offensives de chars, des tirs de salves de missiles… Bilan : des centaines de milliers de civils tués ou mutilés, des millions d’affamés.Rares sont ceux qui avaient prédit que les agressés résisteraient jusqu’au dernier, mais aucun n’avait imaginé que les petits guerriers yéménites en jupe bariolé renverseraient la situation militaire en leur faveur. Tout comme le Hezbollah au Liban qui nargue Israel, les Houthis à la tête du Yémen défient l’Arabie Saoudite. Ces « ONG de résistance armée » mettent en échec les forces d’États puissants. Ce type de confrontation par procuration n’est pas inédit, mais ce qui est nouveau c’est que les armes du pauvre se révèlent bien plus dissuasives que celles du riche.

LA REVOLUTION DES ARMEMENTS

La couteuse quincaillerie exposée dans les salons internationaux de l’armement est frappée d’obsolescence. Les armes cybernétiques et téléguidées sont bien plus redoutables que les chasseurs bombardiers, les tanks, les frégates et même les portes-avions. Elle menacent désormais les infrastructures stratégiques et mettent en échec tous les systèmes de défense. La récente attaque qui a perturbé la production pétrolière saoudienne en est un récent exemple. Il faut savoir qu’avant d’être exporté, le pétrole d’Arabie doit être débarrassé de ses impuretés en passant dans de gigantesques « lessiveuses ». La principale d’entre elles, Abqaiq, a été bombardée le 14 septembre dernier ; paralysant le quart de la production de l’Arabie pour des mois voire des années, car on ne trouve pas sur étagère les pièces de rechanges pour ce type d’installations.

Le coup est très dur pour la Saudi Aramco qui était sur le point de lancer son offre de privatisation. Qui en ce moment voudra se porter acquéreur d’une entreprise ciblée ? C’est de surcroit un signe de malvenue pour Abdulaziz ben Salman, fils du roi et frère de MBS qui venait d’être fraichement nommé ministre de l’énergie.Cet attentat revendiqué par les Yéménites est un secret mystère. D’où ont ététirés les projectiles ? Les radars des avions AWACS, les satellites géostationnaires, les drones de haute altitude et autres observateurs d’alerte sophistiqués capables de détecter une taupe dans votre jardin n’ont rien vu venir. La confirmation de l’usage de projectiles furtifs à longue portée indétectables constituerait une révolution sans précédent dans le petit monde de l’armement car il conférerait à son possesseur une supériorité décisive sur tous les théâtres d’opérations.

Quel est le pays qui a mis au point le missile invisible ? Question qui taraude tous les États Majors militaires du monde au point que certains « spécialistes » préfèrent pour se rassurer, attribuer les frappes à un essaim de deux douzaines de petits drones téléguidés par des opérateurs à vue ou dissimulés à quelques kilomètres de la cible. Ils évoquent des engins aux composants disponibles dans le commerce pour cinq à dix mille euros qui auraient été astucieusement armés et bricolés par des émules de MacGyver.

Les drones auraient été acheminés en pièces détachées par des caravanes de dromadaires, puis assemblés discrètement sous des tentes qui auraient pareillement dissimulées les rampes de lancement. Pour échapper aux radars, les engins auraient volé en rase motte depuis les quelques kilomètre qui les séparaient de leurs cibles. Cette hypothèse est plausible, mais elle suppose de solides complicités locales et révèlerait alors l’existence d’une « cinquième colonne » d’insurgés maquisards saoudiens. Ce que nul penseur unique ne saurait admettre car en son royaume, MBS n’a plus d’ennemi encore en vie. Cet acte de guerre spectaculaire a secoué le prix du baril et effrayé les marchés qui se demandent avec colère quelles seront les prochaines cibles de ces yéménites qui ont désormais la folle audace de s’attaquer au pétrole sacré.

LES AMERICAINS PREDISENT LE PIRE

Pour connaître les prochains objectifs dans le collimateur des Yéménites, nul besoin d’être devin. Il suffit de parcourir l’excellent travail des chercheurs américains qui ont probablement quelques lecteurs dans les montagnes reculées du Yémen. Le 5 août dernier, sous le titre « Iran’s Threat to Saudi Critical Infrastructure » the Center for Strategic & International Studies qui est proche du Pentagone, publiait la liste des sites saoudiens vulnérables. Le talentueux CSIS rappelait que la production du pétrole d’Arabie est stabilisée dans des usines de stabilisation dont la plus vulnérable est Abqaiq ». « ...Abqaiq is the most vulnerable. It is the world’s largest oil processing facility and crude oil stabilization plant, with a capacity of more than 7 million barrels per day (bpd) ».

C’est précisément celle qui a été attaquée le 14 septembre. Autres maillons faibles pointés dans ce rapport, les deux stations de pompage de l’oléoduc de 1200 km reliant le golfe à la mer Rouge: Al-Duwadimi et d’Afi . Bien vu. Elles ont été attaquées et gravementendommagées en mai dernier. Pudiquement, le rapport ne dit pas que les boucliers d’interception Thaad acquis en 2017 pour 15 milliards de dollars et les 6 batteries de Patriot à un milliard pièce n’ont rien vu passer ! Il préconise même le renforcement de ces couteux équipements inopérants, alertant au surplus que des menaces d’attaques pèsent sur neuf raffineries et sur les trois terminaux du plus grand port pétrolier du monde, Ras Tanura.

Les conséquences internationales de leur neutralisation ne sont pas documentées, mais on imagine avec peine les conséquences d’un super choc pétrolier. Des observateurs se sont demandé à qui profiterait une soudaine flambée du prix du baril de pétrole ? À l’Iran, à la Russie, aux États Unis…. ? Et si tout simplement les Yéménites et un groupe de réfractaires saoudiens s’étaient alliés pour punir et chasser les Salman du trône ? Il est révélateur que ces attaques n’aient fait aucune victime : comme si on avait voulu épargner la fratrie et surtout, ne pas se comporter comme les sanguinaires que l’on combat.

L’ARME DE DISSUASION SUPRÊME

Sous la pression de cette avalanches de menaces, les négociations en coulisses vont bon train. Les Emirats Arabes Unis qui ont perdu des dizaines d’officiers dans les combats d’Aden et d’Hodeida sont terrorisés à l’idée d’une attaque sur Dubaï ou Abu Dhabi qui aurait des conséquences inimaginables sur leur devenir. Alors, ils ont préféré jeter l’éponge et se sont retirés du bourbier. Reste l’Arabie de Ben Salman et l’Amérique de Trump qui s’obstinent encore, croyant que quelques GI et rampes de missiles de plus pourront sauver leur dynastie d’une déchéance programmée. Dans ce contexte, il est probable que les Yéménites qui exigent en préalable l’arrêt des bombardements, feront encore monter la pression et réclameront des compensations et réparations pour dommages de guerre.

Le CSIS documente d’autres infrastructures vulnérables. Notamment les systèmes de contrôle et d’acquisition de données en temps réel (SCADA) qui a déjà été attaqué par des hackers, mais surtout il mentionne l’arme suprême, non encore été utilisée : celle de la soif. L’eau de mer désalinisée représente 70% de la consommation d’eau potable de l’Arabie. Il existe 7 500 usines de traitement sur le Golfe Persique. La plus gigantesque au monde est celle de Ras el Khair. C’est un otage en puissance. Le complexe industriel alimente en eau douce la ville de Riyad grâce à deux tubes d’acier de 2 mètres de diamètre et de 450km de long qui débitent 800 millions de m3 par jour ! L’attaque ou le sabotage des installations de Ras el Khair condamnerait à la débandade 6 millions d’habitants. Les prédicteurs savants ont calculé que la population aurait très exactement huit jours pour évacuer la capitale. Attendez-vous donc à savoir que le pire sera peut-être évité.

Hedy Belhassine
14 octobre 2019

http://www.comite-valmy.org/spip.php?

https://blogs.mediapart.fr/hedy-belhassine/blog/010415/au-yemen-le-ciel-risque-de-nous-tomber-sur-la-tete

https://www.moonofalabama.org/2019/09/damage-at-saudi-oil-plant-points-to-well-targeted-swarm-attack.html

https://www.csis.org/analysis/irans-threat-saudi-critical-infrastructure-implications-us-iranian-escalation/

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Source : Proche & Moyen-Orient, Hedy Belhassine, 14-10-2019


Lire :

Pourquoi l’attaque contre le centre pétrolier Abqaiq a-t-elle eu lieu?

Quelles leçons les Etats-Unis devraient-ils en tirer?

par Gareth Porter, Etats-Unis*

Le succès retentissant de l’attaque par drone du 14 septembre contre le principal centre de traitement des exportations pétrolières de l’Arabie saoudite a amené la crise iranienne à un nouveau tournant. Elle a démontré que l’Iran a la capacité de faire pression sur les Etats-Unis pour qu’ils mettent fin à leur guerre contre l’économie iranienne ou alors qu’il aura la volonté [et la capacité, NdT] de la faire passer à un niveau supérieur. Un ensemble de questions complexes liées aux différents systèmes d’armes iraniens et houthis ainsi qu’aux preuves techniques entourant la destruction d’Abqaiq seront au centre de l’attention au cours des prochains jours. Ces preuves présentées par l’administration peuvent être faibles ou convaincantes mais, dans les deux cas, ce serait une erreur stratégique pour ceux qui s’opposent à la guerre au Yémen et à l’implication de l’Amérique dans cette guerre d’en faire l’affaire principale. Cela ne fera qu’obscurcir les enjeux de cette guerre et qu’éviter les questions politiques centrales devant être abordées maintenant: pourquoi cette attaque a-t-elle eu lieu? Et que laisse présager une telle situation dont le niveau était déjà celui d’une petite crise prompte à se transformer en une guerre très grave au Proche-Orient?

La question de savoir si l’attaque d’Abqaiq était une opération combinée houthi-iranienne ou une opération complètement iranienne est d’une importance secondaire. Il est évident que, quelle que soit la nature précise de la frappe, l’Iran a probablement joué un rôle dans la création des drones et/ou des missiles de croisière impliqués et dans la justification stratégique de cette attaque. Mais on peut soutenir que les Houthis et l’Iran avaient des raisons légitimes de mener une telle attaque.
Pour les Houthis, il s’agit de forcer l’Arabie saoudite à cesser sa guerre systématique contre la population civile dans la zone du Yémen contrôlée par les Houthis et son blocus aérien et maritime des biens de première nécessité; pour les Iraniens, il s’agit de forcer les Etats-Unis à lever leur blocus économique en faisant pression sur les clients de l’Iran. L’Arabie saoudite a violé les principes les plus fondamentaux du droit international par sa guerre agressive pour changer le régime du Yémen, puisqu’elle n’était pas attaquée par les Houthis quand elle a lancé cette guerre. Les efforts visant à mettre fin au conflit par la résistance, la négociation et les frappes sur des cibles moins importantes en Arabie saoudite n’ont pas réussi à arrêter ce qui est largement considéré dans le monde entier comme une guerre criminelle.
Pour l’Iran, en revanche, la frappe contre Abqaiq est une étape absolument nécessaire pour signaler aux Etats-Unis qu’ils ne peuvent pas continuer leur attaque contre l’économie iranienne sans conséquences très graves. Et le moment de la frappe est presque certainement le résultat de la série de mesures agressives et offensives prises par les Etats-Unis contre les intérêts les plus vitaux de l’Iran depuis que l’administration Trump a quitté l’accord sur le programme nucléaire iranien et réimposé des sanctions américaines.
Depuis près d’un quart de siècle, les Etats-Unis pratiquent le boycott secondaire (sanctions contre les Etats commerçant avec un Etat que le gouvernement américain cible comme ennemi) pour faire pression sur la politique iranienne, à commencer par l’adoption de l’Iran Libya Sanctions Act (ILSA) en 1996. Aujourd’hui, l’administration Trump a poussé l’utilisation de cet instrument jusqu’à son extrême limite en cherchant à réduire les exportations de pétrole de l’Iran – sa principale source de recettes à l’exportation – à «zéro», comme l’a déclaré fièrement le secrétaire d’Etat Mike Pompeo en avril dernier. L’administration prévoit également de réduire au minimum les exportations iraniennes de gaz et de métaux (fer, acier, aluminium et cuivre). Dans sa présentation publique des fameuses «12 demandes» faites à l’Iran en mai 2018, Pompeo y déclarait que l’objectif réel de toute cette pression était de forcer le peuple iranien à débarrasser les Etats-Unis du régime qu’il honnit à Téhéran.
La politique trumpienne de «pression maximale» sur l’Iran représente donc la violation extrême du droit d’un Etat à participer à l’économie mondiale, sans laquelle un Etat moderne ne peut survivre. C’est l’équivalent, sur le plan commercial, d’un blocus naval pour affamer une nation, et il serait universellement reconnu comme un acte de guerre s’il était perpétré par tout autre Etat dans le monde. L’Iran appelle cela du «terrorisme économique».
Dans le contexte de ces questions juridiques et morales plus larges, la question des rôles respectifs de l’Iran et des Houthis dans la frappe n’est pas seulement une question d’importance tactique et de propagande, mais de principe fondamental. La fermeture d’Abqaiq est le signal le plus clair possible de la part de la République islamique, déclaré par elle-même à maintes reprises: si les Etats-Unis insistent pour la priver de la possibilité de vendre du pétrole, ils ne permettront pas au reste du pétrole mondial de passer par le détroit d’Ormuz.
L’attaque contre Abqaiq est aussi une démonstration dramatique de la capacité de l’Iran à surprendre stratégiquement les Etats-Unis et à bouleverser leurs plans politico-militaires. L’Iran a passé les deux dernières décennies à se préparer en vue d’une éventuelle confrontation avec les Etats-Unis, et le résultat est une nouvelle génération de drones et de missiles de croisière qui donne à l’Iran la capacité de contrer beaucoup plus efficacement tout effort américain, en cherchant à détruire ses ressources militaires et viser les bases américaines installées au Moyen-Orient.
Les Etats-Unis ont apparemment été pris par surprise lorsque l’Iran a abattu un prototype de variante navale américaine du drone de surveillance Global Hawk, drone de la taille d’un Boeing 737, avec un missile Khordad lancé par un système de missiles surface-air Ra’ad, déployé pour la première fois il y a quelques années. Et le système de défense aérienne de l’Iran a été continuellement mis à niveau, à commencer par le système russe S-300 qu’il a reçu en 2016. L’Iran vient également de dévoiler en 2019 son propre système de défense aérienne, le Bavar-373, qu’il considère comme plus proche du système russe S-400 convoité par l’Inde et la Turquie que du système S-300.
Ensuite, il y a le développement par l’Iran d’une flotte de drones militaires, ce qui a incité un analyste à qualifier l’Iran de «superpuissance de drones». Parmi ses réalisations en matière de drones, mentionnons le Shahed-171, un «drone furtif» doté de missiles guidés avec précision, et le Shahed-129, une copie hybride du Sentinel RQ-170 américain et du MQ-1 Predator américain.
L’Iran s’est fortement investi dans des réalisations technologiques et militaires ces dernières années, surtout parce qu’il se sentait dangereusement vulnérable. Mais les analystes prennent cette génération de systèmes iraniens très au sérieux, qui, selon eux, auront de profondes répercussions sur la politique américaine. Je doute cependant que quelqu’un ait briefé Trump sur cette réalité…
La tâche urgente des opposants à toute guerre à venir n’est pas de se laisser distraire par la question des preuves indiquant la responsabilité de l’Iran. Il s’agit de se concentrer sur l’urgent problème de la responsabilité américaine, balayée sous le tapis politique et médiatique.    •

(Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone)


* Gareth Porter, né en 1942, est historien américain, journaliste d’investigation, auteur et analyste spécialisé dans la politique de sécurité nationale des Etats-Unis. Il est un spécialiste du Vietnam et milita contre la guerre déjà pendant la guerre du Vietnam. Il a rédigé plusieurs publications sur les possibilités de résoudre de manière pacifique les conflits en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient.


Source originale: https://www.theamericanconservative.com/articles/evidence-of-irans-culpability-in-the-attack-isnt-important du 19/9/19


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