Crise de régime, mouvement populaire, où va l’Algérie?

Jacques Sapir

Les mouvements populaires en Algérie et en France sont-ils comparables? Pour Jacques Sapir, la comparaison est pertinente jusqu’à un certain point. Mais tant le contexte historique que politique ou économique dans lesquels s’inscrivent ces deux crises de régime diffèrent, ce qui est aussi le cas des résultats obtenus. L’analyse de Jacques Sapir.

Les manifestations qui depuis ces dernières semaines se succèdent en Algérie viennent de connaître un nouveau succès. Le général Ahmed Gaïd Salah, chef de l’armée algérienne, a appelé mardi à la destitution d’Abdelaziz Bouteflika pour inaptitude. Ce succès vient après la décision, prise il y a plusieurs jours, du Président Bouteflika de ne pas se représenter tout en en annulant l’élection présidentielle.

Un manifestant
© AP PHOTO / RYAD KRAMDI

Un «leader» de l’opposition en Algérie conteste la proposition de l’armée sur Bouteflika

La décision du Président Bouteflika, vieillard fort diminué, de se représenter pour un cinquième mandat avait humilié les Algériens. Cette décision de ce que l’on nomme le «pouvoir», un assemblage fragile de cliques hétéroclites, de vouloir faire réélire celui qu’ils appellent le «mort-vivant» avait un côté odieux comme un côté ridicule. 
Au-delà, se sont exprimées dans ces manifestations des aspirations à plus de liberté, à plus de démocratie. Il n’est pas absurde, même si les situations des deux pays diffèrent grandement, de comparer le grand mouvement pacifique qui touche actuellement toutes les villes d’Algérie au mouvement des Gilets jaunes en France.

Un mouvement massif

La première caractéristique du mouvement de protestation en Algérie a été son aspect massif, mais aussi très consensuel. Aucune force politique n’a réussi à se l’approprier. Ce mouvement s’est de plus déroulé, dans l’ensemble, sans violences majeures. Les forces de l’ordre algériennes ont fait preuve d’une grande retenue et le mouvement n’a jamais tourné à l’émeute. Cela signe la maturité de la population, qui vit toujours avec le souvenir de l’atroce guerre civile d’il y a deux décennies, mais aussi la retenue du «pouvoir», qui sent bien qu’il a affaire à un soulèvement général de la population.

Ce dernier a donc été impressionné par le caractère massif des démonstrations de rue, mais aussi des grèves qui ont paralysé le pays. Il n’a pas fait, du moins pour l’instant, le choix de la violence. Il a évité le pire en cédant sur le principe: le Président Bouteflika ne se représentera pas. Pourtant, l’annulation de l’élection présidentielle et la très imparfaite définition de la «période de transition» dans laquelle devait s’installer l’Algérie étaient autant de facteurs qui continuaient d’entretenir la mobilisation. C’est sans doute ce qui a décidé l’armée de sortir de sa réserve et de prendre position pour une destitution du Président, destitution qui ouvre la voie, normalement, à de nouvelles élections. Le fait que l’armée n’ait pas elle-même pris le pouvoir, et qu’elle appelle à une destitution légale par le biais de l’article 102 de la Constitution algérienne, est aussi un signe fort. Les processus légaux ne sont donc pas interrompus.

Presidential candidate Nekkaz talks with media outside the HUG in Geneva
© REUTERS / TOM MILES

Rachid Nekkaz: «Je lance un appel au peuple d’Algérie pour qu’il vienne me délivrer»

C’est ici qu’une première comparaison peut être faite avec la France. Le mouvement des Gilets jaunes, qui dure désormais depuis près de quatre mois, a vu ses manifestations constamment réprimées, et cela très durement. Le bilan français est lourd par comparaison à ce qui s’est passé en Algérie: un mort à Marseille, cinq personnes mutilées par perte d’une main, 22 personnes éborgnées, des milliers de blessés plus légers, des milliers d’arrestations et des centaines de condamnations, parfois très lourdes et souvent très injustes. Si l’on veut pousser la comparaison plus loin, les Algériens sont confrontés à une presse bien tenue en main, directement ou indirectement, par le pouvoir; nous avons une situation à peu près équivalente en France. Mais, ils s’informent, comme en France, sur les «réseaux sociaux» ou sur des chaînes d’informations étrangères. Pourtant, cela n’a pas entraîné, du moins en Algérie, de réaction violente du pouvoir…

La spécificité de la situation algérienne

Là où ces comparaisons s’arrêtent, c’est quand on en vient à l’histoire politique récente des deux pays et à leur situation économique. La guerre civile qui a eu lieu en Algérie, on l’a dit, continue d’imprégner les mémoires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce pays n’a été touché que très superficiellement par ce que l’on a appelé, bien à tort, les «Printemps arabes». Le système politique y est aussi différent. L’Algérie, depuis son indépendance, n’a jamais su trouver un équilibre démocratique et pluraliste. Le pouvoir y a été capturé par plusieurs groupes, qui s’entredéchirent de manière feutrée et parfois ouverte. Et l’on peut penser que c’est leur incapacité à aboutir à un accord sur le successeur de Bouteflika qui avait conduit à la situation qui a provoqué l’explosion.

Emmanuel Macron
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Macron explique la prudence de la France et ce qu’elle peut faire dans la crise en Algérie

La France, elle, a eu un régime démocratique même si, depuis 2005, les dérives se font toujours plus sentir vers un régime non-démocratique et autoritaire. De ce point de vue, l’élection d’Emmanuel Macron a certainement marqué un moment important dans la constitution d’un bloc soudé par l’argent et le pouvoir économique, ce que l’on peut appeler une ploutocratie et dans la dérive autoritaire de ce dernier. Le vote de la fameuse loi dite «anticasseurs», qui se fit sous l’émotion, parfois feinte, des exactions des «Black Blocs» constitue un important saut en arrière en matière de droits démocratiques. Les propos et l’attitude du Président Macron confirment cette dérive autoritaire du pouvoir en France, dont témoignent la brutalité et la violence de la répression dont les Gilets jaunes ont souffert.

Une économie en panne

Alors, c’est évidemment sur l’économie que les différences sont les plus marquantes. L’Algérie reste aujourd’hui, essentiellement, un pays dont l’économie est dépendante de la rente des matières premières, gaz et pétrole. Elle n’a pas su gérer sainement cette ressource et elle a beaucoup tardée à mettre en place ce que l’on appelle un «fonds souverain» afin de se prémunir contre les fluctuations, parfois brutales, des cours du gaz et du pétrole.
Elle n’a pas su, depuis son indépendance, faire évoluer son économie, comme l’ont fait d’autres pays. Les tentatives d’industrialisation de la fin des années soixante et des années soixante-dix, conçues sur le modèle de l’économie soviétique, se sont avérées des échecs coûteux. L’inexistence d’une distinction claire entre propriété publique et propriété privée, ce que les économistes appellent les «droits de propriété», entretient un flou constant entre les deux sphères. Ce flou qui permet tout à la fois des prédations sur la propriété publique par des «oligarques», et c’est à dessein que l’on emploie ce mot, que l’empiètement constant de la propriété privée par les acteurs de la propriété publique dans des actes qui relèvent plus aujourd’hui du racket et de l’extorsion que d’autre chose.

Situation en Algérie
© SPUTNIK .

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Cette situation, où les Algériens voient les richesses accumulées alors qu’ils vivent toujours eux-mêmes en majorité dans la pauvreté, est une cause évidente de colère dans la population. Le chômage, et en particulier celui des jeunes, résultant de la combinaison d’une politique ouvertement nataliste avec la stagnation relative de l’économie, est ce qui rend cette colère potentiellement explosive. Car la jeunesse algérienne a eu accès à l’éducation, assurément pas assez, assurément pas dans la qualité qui eut été souhaitable, mais cela est un fait. Il y a désormais en Algérie la présence massive de jeunes, femmes et hommes, avec un excellent niveau d’éducation. Or, même quand ils trouvent du travail dans leur pays, ils sont contenus, brimés, par une ancienne génération qui n’a pas leurs compétences. C’est aussi l’un des ressorts de la crise algérienne, et ce ressort pourrait bien être décisif.

Une situation explosive?

La mobilisation continue donc en Algérie. Les manifestants demandent désormais des garanties sur le processus dit de «transition» et généralement plus de liberté et de démocratie. Ils reçoivent le soutien des différentes catégories de la société, et en particulier des avocats. Jusqu’à maintenant, ces manifestations ont été globalement pacifiques. Mais combien de temps encore cela pourra-t-il durer sans que le gouvernement algérien ne fasse de concessions majeures, que ces concessions soient politiques ou économiques? C’est bien aujourd’hui la question qui se pose.
Mais, cette question se pose aussi en France. Car, nous voyons là un pouvoir autiste qui, lui, a fait de manière délibérée le choix de la violence.

27.03.2019

Voir aussi vidéo/débat :
« Bouteflika lâché par l’armée… et après ? #cdanslair

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