D’Auschwitz à Jérusalem : itinéraire d’une récupération politique

l’Orient le Jour par Stéphanie KHOURI

L’événement marque l’apothéose d’un processus assumé de récupération de la mémoire de la Shoah, en partie au profit des intérêts stratégiques d’Israël.

La commémoration de la libération d’Auschwitz s’est tenue pour la première fois de l’histoire non en Pologne, mais en Israël. Cette délocalisation inédite est en partie liée à des enjeux géopolitiques en raison des relations tendues qu’entretiennent la Pologne et la Russie – Vladimir Poutine n’était pas le bienvenu au moment du 70e anniversaire il y a cinq ans, malgré le fait que l’Armée rouge a « libéré » le camp –, et Israël a clairement fait un choix entre Moscou et Varsovie.

Derrière le plus large rassemblement de dignitaires organisé en Israël se cache un inconnu du grand public : Moshe Kantor, milliardaire russe, proche du président russe et du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. « Sans le soutien financier de Kantor, la production de cet événement n’aurait jamais pu voir le jour », estime Aaron David Miller, ancien conseiller diplomatique américain. Outre le symbole d’une commémoration qui migre de l’autre côté de la Méditerranée sous financement russe, l’événement marque l’apothéose d’un processus assumé de récupération de la mémoire de la Shoah, en partie au profit des intérêts politiques d’Israël. Et particulièrement de Benjamin Netanyahu.

Certes, c’est le président israélien, et non le Premier ministre, qui a officiellement invité et reçu les représentants étrangers. Au dîner de réception mercredi, c’est même un critique de Benjamin Netanyahu, l’historien israélien Yehuda Bauer, qui a pris la parole devant la quarantaine de dirigeants réunis.

Mais si le Premier ministre n’était pas l’hôte officiel, il est certainement celui qui profite le plus de l’événement. Le programme dévoile un agenda politique qui, de fait, dépasse les enjeux de commémoration. Une poignée de rencontres ont permis à M. Netanyahu de consolider des amitiés diplomatiques autour de dossiers sensibles comme la menace nucléaire iranienne, l’intervention turque en Libye, l’armement du Hezbollah ou les accusations dont Israël fait l’objet pour crimes de guerre à la Cour pénale internationale. Un mois avant les élections législatives israéliennes, les rencontres bilatérales avec les présidents français et russe ont permis de « vernir la posture internationale de Netanyahu », estime Aaron David Miller. L’enjeu est d’autant plus important compte tenu des inculpations pour corruption dont fait l’objet le Premier ministre. « L’objectif premier de sa participation au forum est de contribuer à sa survie politique et judiciaire », estime Dominique Vidal, historien et spécialiste en relations internationales.

« Il blanchit les dirigeants antisémites européens »

La politisation des enjeux de mémoire est une constante de la narration politique en Israël qui, depuis sa création, associe fréquemment les questions de géopolitique et de sécurité nationale à la lutte mondiale contre l’antisémitisme. Mais jamais le pouvoir n’avait poussé cette logique au niveau d’aujourd’hui. Le discours israélien établit une continuité entre la mémoire identitaire juive et la géopolitique actuelle en employant la rhétorique de la citadelle constamment assiégée par une menace existentielle, alors même qu’Israël dispose d’un avantage militaire stratégique indéniable.En témoigne la sortie de Benjamin Netanyahu qui fait le parallèle, durant l’événement, entre le nazisme d’hier et l’actuelle menace iranienne. « Un tiers des juifs sont partis en flammes (dans les camps nazis)… Après la Shoah, l’État d’Israël a été mis sur pied, mais les tentatives pour détruire le peuple juif n’ont pas disparu. L’Iran déclare chaque jour qu’il veut rayer Israël de la face de la Terre », déclarait-il à Jérusalem cette semaine.

Alors qu’il se présente comme le chantre de la lutte contre l’antisémitisme, le Premier ministre entretient pourtant un réseau d’amitiés avec des dirigeants européens qui alimentent l’antisémitisme, au premier rang desquels le Premier ministre hongrois Viktor Orban. « Il blanchit les dirigeants antisémites européens, à la condition que ceux-ci soutiennent la politique antipalestinienne d’Israël », précise Dominique Vidal. Ces ambiguïtés évoquent les distorsions historiques dont « Bibi » a déjà fait preuve par le passé. En 2015, il déclarait que « Hitler ne voulait pas à l’époque exterminer les juifs » mais que la solution finale lui avait été inspirée par le grand mufti de Jérusalem.

Pour provocatrices, ces sorties ne sont pas prises au sérieux par la communauté internationale. Emmanuel Macron, qui défendait à Jérusalem l’idée que la « négation d’Israël comme État » représente une « forme contemporaine » d’antisémitisme, mettait toutefois en garde contre une instrumentalisation de la Shoah. « Nul n’a le droit de convoquer ses morts pour justifier quelque division ou quelque haine contemporaine car tous ceux qui sont tombés nous obligent à la vérité, à la mémoire, au dialogue, à l’amitié », déclarait-il jeudi.

Reconnaissance internationale

Cette instrumentalisation politique de la mémoire pèse toutefois lorsqu’il s’agit du conflit israélo-palestinien, où le discours israélien est parvenu à brouiller les lignes en introduisant un parallèle entre antisémitisme et critique d’Israël et en imposant, au moins partiellement, une nouvelle définition de l’antisionisme.

Dans un contexte de regain des crimes à caractère antisémite en Europe, cette ligne s’est notamment illustrée par un lobbying offensif incarné sur le Vieux Continent par l’action de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). En 2016, le Royaume-Uni adopte une définition de l’antisémitisme qui inclut la critique d’Israël, telle que défendue par l’IHRA, parvenant ainsi à discréditer une partie des composantes du mouvement de solidarité avec la Palestine. Cette stratégie joue du souvenir traumatique de la Shoah qui représente, jusqu’à aujourd’hui, un tabou certain pour les sociétés européennes. En visite à Jérusalem à l’occasion du forum, les déplacements et déclarations du président français sont symboliques du fait de l’importance que constitue aujourd’hui la question de la définition de l’antisémitisme dans le paysage politique français.

La nouveauté aujourd’hui ne réside donc pas dans l’instrumentalisation de la mémoire génocidaire, mais dans la reconnaisse internationale de cette récupération politique qui s’illustre par la large participation à la commémoration en Israël au détriment de celle d’Auschwitz. Ce glissement est plus que symbolique. Il représente un « détournement du génocide juif au service d’une politique qui n’a rien à voir avec le désir des victimes, en grande partie apolitiques, religieuses ou bien communistes », conclut Dominique Vidal.


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