L’administration Biden et l’Amérique latine : continuités et changements

L’administration Trump, on en conviendra, a été calamiteuse pour tous les pays d’Amérique latine depuis le Mexique jusqu’au Brésil. Elle l’a surtout été pour les forces progressistes. Elle l’a été particulièrement pour Cuba, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. Et cela vaut aussi pour Haïti. Ces pays et leurs populations ont ainsi souffert de deux virus, du virus Trump d’abord à partir de 2017 (et de ses variants tels Jair Bolsonaro et Lenín Moreno qui se sont inféodés à Trump, à ses politiques néolibérales et hostiles à l’endroit de groupes sociaux et de nations), puis de la Covid-19 à partir de mars 2020.

Trump n’a eu que mépris pour l’Amérique latine : en témoignent ses propos sur les Mexicains (narcos et violeurs), les immigrants (criminels et terroristes) et sur Haïti (identifié parmi les « shithole countries »). Il n’y a pas mis les pieds pendant son mandat. Sa présidence s’est caractérisée par une rhétorique agressive, des discours de haine, un recours débridé aux sanctions, des menaces d’intervenir (« toutes les options sont sur la table » parlant du Venezuela). Il a ciblé des ennemis. John Bolton, son conseiller à la sécurité nationale, l’a invité à affronter la « troika of tyranny » : Cuba, Venezuela, Nicaragua. Il a fait du régime change son objectif. Contre Cuba, il a adopté plus de 240 mesures coercitives pour compléter l’arsenal du blocus en place depuis près de 60 ans. Contre le Venezuela, il s’est attaqué à sa jugulaire, la pétrolière PDVSA, afin d’étrangler l’économie et de priver le gouvernement de moyens dans un pays qui tire 95 % de ses revenus de la vente du pétrole. Il a saisi la filiale Citgo opérant aux États-Unis et utilisé les recettes pour financer la construction de sections de « son mur » sur la frontière avec le Mexique.

Trump a échoué sur toute la ligne. Il n’a réalisé aucun de ses objectifs : il n’a pu renverser Nicolás Maduro; la révolution cubaine maintient le cap résistant comme elle l’a fait depuis six décennies; Daniel Ortega a survécu à un mouvement de contestation animé par Washington en 2018. Le coup d’État en Bolivie a été renversé par des élections qui ont remis le MAS solidement au pouvoir face à une droite discréditée. En juillet 2018, le Mexique a élu le gouvernement le plus progressiste de son histoire, un gouvernement qui avait annoncé en campagne qu’il ne serait pas la piñata de personne et qu’il défendrait la souveraineté du pays.

Source de la photo : global-mx.news

Que peut attendre l’Amérique latine de l’administration Biden? Ce président qui a eu la plus forte exposition à la région: comme sénateur et vice-président, Biden y aura fait 16 visites. Son expérience et sa personnalité le disposent à la négociation et au multilatéralisme. Le changement le plus visible en sera un de style et de forme. On doit attendre un retour à la diplomatie. Le choix d’Antony Blinken au secrétariat d’État en témoigne initié qu’il est aux arcanes de la diplomatie depuis l’ère Clinton. Pompeo était à l’image de Trump, une brute, un cosaque.

On ne saurait toutefois entretenir des illusions. Les États-Unis demeureront eux-mêmes même sous une présidence démocrate et un Sénat paritaire. En politique étrangère, les démocrates sont plus internationalistes et prétendument idéalistes et les républicains plus isolationnistes et pragmatiques, mais tous deux ont une vue impériale des intérêts de leur pays dans le monde. Les administrations républicaines (Eisenhower, Nixon, Reagan, Bush) comme démocrates (Kennedy, Obama) ont dirigé des interventions militaires ou ont organisé des coups d’État en Amérique latine. Il leur est commun de considérer la région comme leur arrière-cour, d’y combattre les forces réformistes et nationalistes comme des menaces à leur hégémonie dans leur « hémisphère » ainsi qu’à leur crédibilité comme leader mondial. D’y voir un marché privilégié pour leurs produits et une source librement accessible de matières premières, d’y promouvoir les intérêts de leurs multinationales, de tenter de circonscrire l’intervention et le dirigisme des États dans l’économie, de promouvoir l’entreprise privée, l’investissement étranger et les prêts, de faire de l’assistance un canal pour l’ingérence dans les priorités de ces gouvernements et pour la cooptation des forces de sécurité à leur vision du monde. Depuis 1945, pourtant, l’Amérique latine n’a jamais figuré comme un espace prioritaire, sauf lorsqu’une crise la plaçait sur l’avant-scène (Cuba, Chili). Sa position subalterne a évolué en fonction des défis qui se posaient à l’échelle planétaire. Pendant un demi-siècle, ce fut la Guerre froide, dans le conflit qui opposait les États-Unis à l’URSS, au communisme. Aujourd’hui, c’est le conflit avec la Chine, à la fois commercial, pour l’accès aux ressources, et géopolitique, découlant des communications et des infrastructures liées à la nouvelle route de la soie (au projet « Une ceinture, une route »).

L’administration Trump a invoqué la « doctrine Monroe » en vue d’affirmer le contrôle géopolitique sur la région. Je crois que Biden n’en fera pas mention, tant c’est une invocation éminemment offensante pour la sensibilité latino-américaine. Pendant près de deux siècles, elle a servi à justifier des invasions, des soutiens aux dictatures militaires, le financement de forces de sécurité impliquées dans des violations massives des droits de la personne, le chantage et le sabotage économiques (pensons au cuivre chilien sous Allende, à la spéculation contre le bolivar sous Maduro), le soutien à des coups d’État pour renverser des gouvernements dûment élus. Obama n’a pas invoqué la doctrine Monroe, mais cela ne l’a pas empêché d’accompagner des coups d’État d’un genre nouveau au Honduras (2009), au Paraguay (2012), au Brésil (2016), menés par des frondes parlementaires, judiciaires et médiatiques. C’est aussi Obama qui a décrété en mars 2015 que le Venezuela constituait une « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère », ouvrant la voie juridique à l’adoption de mesures coercitives contre ce pays. C’était le même Obama qui prenant acte de l’échec d’une politique agressive contre Cuba a entrepris une « normalisation » des relations en décembre 2014. Sa démarche, saluée en Occident comme un virage « historique », reposait sur un calcul non dépourvu d’arrière-pensées subversives : en appeler au soft power pour tenter de séduire et de ramener au capitalisme un pays socialiste.

Biden transporte de l’époque où il était un sénateur engagé en politique étrangère un passif qui lui est propre. N’a-t-il -justifié son choix comme coéquipier par le fait qu’Obama « manquait d’expérience en politique étrangère »? Biden s’est toujours retrouvé parmi les partisans des aventures militaires, y compris quand il fallut justifier la guerre en Irak par le mensonge sur les armes de destruction massive qu’aurait détenues Saddam Hussein. Concernant l’Amérique latine, il s’est dit fier d’avoir piloté au Sénat le plan Colombie. “I’m the guy who put together Plan Colombia » a-t-il dit en campagne au Des Moines Register. Or le plan Colombie était une réponse militaire à une crise politique et sociale. Sous le couvert de combattre le narcotrafic et les mouvements de guérilla il a renforcé la mainmise d’Álvaro Uribe sur la politique colombienne, a corrompu les militaires, a entraîné un désastre écologique (par les fumigations au glyphosate de deux millions d’hectares), a créé plus de trois millions de déplacés, fait des dizaines de milliers de victimes, dont plus de 6 000 morts (les « faux positifs » quand l’armée assassinait des civils pour gonfler ses statistiques et toucher des primes). Le plan Colombie a par la suite servi de modèle au Mexique sous Felipe Calderón (avec un bilan catastrophique en termes humains) et a aussi été implanté en Amérique centrale.

Biden appartient à cette école qui veut bien ignorer la corruption et la violation des droits de la personne en échange de résultats à court terme, qui favorise les prêts de banques de développement en les conditionnant à des mesures d’austérité et qui défend des projets liés à l’extraction des ressources naturelles au profit des sociétés états-uniennes. Dans son esprit, le développement passe par le secteur privé et l’investissement étranger. Le rôle des gouvernements est de créer les conditions propices pour ces deux piliers. Trump a imposé en fin de mandat l’élection de Mauricio Claver-Carone, un ultra-néolibéral, un ennemi des gouvernements progressistes, à la présidence du Banco Interamericano de Desarrollo (BID), un poste qui avait toujours été détenu par un Latino-américain. Les démocrates et plusieurs pays latino-américains s’opposaient à ce candidat clivant et demandaient le report de l’élection. Biden accompagnera-t-il un mouvement visant à le remplacer?

Quelle pourrait être la politique de l’administration Biden à l’égard de ces pays qui ont le plus souffert de l’animosité de l’administration Trump, une animosité que Trump a portée à son paroxysme en raison de calculs électoraux ou parce qu’il appliquait aux relations bilatérales une façon de faire qu’il a pratiquée comme homme d’affaires, soit négocier en usant de l’intimidation.

Cuba – Biden va-t-il restaurer la situation qui prévalait en janvier 2017, un Obama-redux?

Je rappelle que Trump a mis en place 240 mesures destinées à durcir le blocus instauré en février 1962. Ces mesures visaient à priver Cuba de revenus venant du tourisme (interdiction des croisières, réduction des vols au seul aéroport de La Havane, interdiction des voyages favorisant les contacts people-to-people), à réduire les transferts monétaires (par le biais de Western Union), à bloquer les livraisons du pétrole vénézuélien (en sanctionnant l’entreprise Cubametales), à gêner les investissements étrangers (par l’application du chapitre III de la loi Helms-Burton). Interdiction fut faite de faire affaire avec des sociétés cubaines liées aux forces armées ou au parti communiste. À défaut de fermer l’ambassade à La Havane, on retira presque tout le personnel sous prétexte qu’il était victime d’une attaque mystérieuse. Conscient que Cuba vendait des services médicaux et en tirait à la fois des revenus et un prestige, on a mené une campagne de dénigrement contre l’internationalisme médical et de pressions sur des pays pour qu’ils résilient des contrats les liant au ministère de la Santé cubaine. Les États-Unis ont cherché à profiter de la pandémie pour resserrer le garrot. Le blocus a fait que des équipements médicaux donnés à Cuba par la firme Alibaba n’ont pu être livrés parce qu’elle en avait confié le transport à une ligne colombienne rachetée par une ligne états-unienne. Et Pompeo de réinscrire Cuba sur la liste des pays soutenant le terrorisme afin de compliquer encore plus le démantèlement de ces mesures, une liste sur laquelle Cuba avait figuré de 1982 à 2015.

Biden posera assurément – mais suivant quel calendrier? – des gestes pour détendre la relation. Il l’a annoncé dans sa campagne. À la différence de Trump, il n’a pas à satisfaire un électorat spécifique : la Floride semble devenue une cause perdue pour les démocrates. Mais tout indique que le dossier cubain ne sera pas prioritaire. Il voudra d’abord mener le combat contre la pandémie, relancer l’économie et recoudre les alliances en vue de mieux faire face aux défis qui se posent à l’échelle internationale au Moyen Orient et face à l’Iran et à la Chine. S’il veut obtenir l’accord du Sénat, il devra traiter avec le sénateur Robert Menendez (D-NJ), d’origine cubaine, revenu à la présidence du Comité des relations étrangères. Menendez voudra livrer bataille contre un revirement de politique à l’endroit de Cuba et du Venezuela. Simple sénateur au moment de l’ouverture d’Obama, il avait affiché son opposition au rapprochement avec La Havane.

Comme Trump a imposé la majorité des sanctions par décrets présidentiels, Biden pourrait les abroger de la même façon. Il annulera les mesures les plus agressives : celle touchant les transferts monétaires, les vols et croisières. Il voudra favoriser les exportations agricoles, stimuler le développement du secteur privé dans l’île.

Comme le retrait de Cuba de la liste sur le parrainage du terrorisme doit passer par le Congrès, il pourrait entreprendra les démarches préparatoires y menant car la présence sur cette liste affecte les transactions bancaires et financières.

Il devrait retourner le personnel à l’ambassade de La Havane et autoriser le retour du personnel cubain à l’ambassade à Washington.

Il cherchera des contreparties dans le domaine des droits de la personne, suivant la conception qu’on s’en fait aux États-Unis. Il voudra poursuivre la bataille entreprise sur le front culturel en finançant des groupes d’opposants à même les budgets significatifs attribués à la subversion via les radios et les médias sociaux. En deux décennies les administrations ont consacré 250 millions de dollars à des programmes de subversion contre Cuba. Ce financement n’a pas faibli sous Obama. Récemment les États-Unis ont payé des prétendus artistes cubains pour qu’ils organisent des actes de protestation contre le ministère de la Culture et contre des symboles cubains.

Biden s’est engagé à fermer la prison de Guantánamo qui renferme encore 40 prisonniers, en libérant certains prisonniers, en transférant d’autres à des pays qui les accepteront. Le problème est que les congressistes se sont toujours opposés à leur transfert aux États-Unis pour y être jugés et incarcérés.

Son premier acte concernant Cuba a consisté à reconduire le 24 février un décret de Clinton datant de mars 1996 déclarant une « urgence nationale » et interdisant l’entrée dans les eaux cubaines de tout vaisseau immatriculé aux ÉU afin de prévenir un exode massif.

Exigera-t-il des concessions de la part de Cuba? Cela n’a jamais fonctionné avec Cuba qui considère avec raison qu’elle n’a jamais menacé les États-Unis ni appliqué des sanctions. Cuba a toujours été la cible, la victime et les États-Unis l’agresseur. Une contrepartie serait de tenter d’enrôler Cuba dans une opération visant à obtenir le départ de Nicolás Maduro que Washington diabolise depuis 2013 comme il le faisant auparavant pour Chávez. Cela fait plus de cinq ans que Washington lie les dossiers cubain et vénézuélien. Cuba a été un intermédiaire essentiel dans le rapprochement entre le gouvernement colombien et les FARC, menant à un traité de paix en 2016. La Havane accueille les combattants de l’ELN, l’autre organisation des rebelles colombiens, pour la même raison. La collaboration de Cuba avec la révolution bolivarienne est d’une autre nature et Cuba demeure un allié indéfectible.

Agir sur Cuba rapporterait à l’administration Biden des dividendes politiques à l’échelle internationale, tant la politique cubaine de Washington a été décriée. Depuis près de 30 ans, les États-Unis se sont retrouvés seuls avec Israël et parfois un troisième pays à s’opposer à l’ONU à une résolution réclamant la levée de l’embargo, du « blocus » comme l’appellent les Cubains.

Pourrait-elle aller au-delà et s’engager à la levée de l’embargo? Le sénateur Ron Wyden (D, Ore), président du Comité des finances, a proposé le 6 février un projet de loi pour mettre fin au blocus. « The U.S.-Cuba Trade Act of 2021 would repeal the major statutes that codify sanctions against Cuba, including the Helms-Burton Act and the Cuban Democracy Act, as well as other provisions that affect trade, investment, and travel with Cuba. It would also establish normal trade relations with the country », a expliqué le sénateur dans un communiqué. Wyden reconnaît que le blocus constitue « un vestige des années 1960 ». « to continue this outdated, harmful policy of isolation would be a failure of American leadership », a-t-il ajouté. La loi éliminerait toute interdiction limitant les transferts annuels, autoriserait tous les citoyens à visiter Cuba, retirerait les restrictions touchant au commerce et autres relations avec Cuba et légaliserait les services de communications entre les deux nations. Le blocus aurait coûté à l’économie cubaine suivant les calculs conservateurs plus de 140 milliards $ depuis son instauration en 1962.

Nous sommes encore loin de ce pas essentiel en route vers une normalisation des relations avec Cuba. Mais des organismes s’y activent. Le Center for Democracy in the Americas (CDA) et le Washington Office on Latin America (WOLA) ont déposé en décembre 2020 un document pour une politique de rapprochement qui, au bout de deux ans, aboutirait à la levée de l’embargo. Le document fait état de 22 accords ou protocoles d’entente signés entre 2015 et 2017. Une des idées phares qui anime la proposition est que le rapprochement (engagement) est une stratégie plus efficace pour faire avancer la cause desdroits de la personne, des libertés politiques et de la réforme économique. Déjà plus de 15 villes des États-Unis, dont Chicago, réclament la normalisation des relations avec Cuba. Le 2 mars, 80 congressistes démocrates ont écrit une lettre  à Biden pour le presser à reprendre le chemin de la détente avec Cuba. Les signataires sont des membres influents au sein de comités de la Chambre.

Venezuela – Biden retirera-t-il des sanctions?

L’administration Trump s’est attaquée à Cuba, mais sa priorité régionale a été d’orchestrer un changement de régime au Venezuela. Cuba représente un défi idéologique : les États-Unis qui en avaient fait un satellite n’ont jamais accepté qu’elle s’extirpe de son orbite et choisissent la voie socialiste avec les alliances qu’elle impliquait. Le Venezuela constitue un défi géopolitique : les États-Unis veulent un accès libre et privilégié aux immenses ressources énergétiques (pétrole et gaz) et minières, alors même que la révolution bolivarienne a compris qu’elle devait pour progresser et survivre développer des alliances avec la Russie, la Chine, l’Iran.

L’administration Trump n’a pas inventé cet objectif de ramener le Venezuela dans le giron. Les États-Unis y travaillent depuis vingt ans. Ils ont cherché à contenir Chávez élu en décembre 1998. Ils ont encouragé et reconnu le coup d’État d’avril 2002. Ils ont financé, conseillé et protégé l’opposition antichaviste. Ils l’ont encouragée à boycotter les scrutins dans une tentative pour délégitimer le chavisme. Ils ont formé de jeunes leaders pour attaquer les institutions. Ils ont accueilli les opposants, dont beaucoup étaient poursuivis pour des actes de violence ou étaient des déserteurs. Ils ont peut-être eu un rôle à jouer dans le cancer qui a emporté Chávez en 2013 : son aide-de-camp Leamsy Salazar bénéficie de la protection en exil aux États-Unis. Ils ont vu une opportunité avec Maduro, un dirigeant qui n’avait ni le charisme ni l’habileté de Chávez. Ils ont dirigé la contestation des élections. Ils ont lancé une guerre économique contre le pétrole et la monnaie. Cette guerre a été portée à son paroxysme sous Trump par le biais de « sanctions ». L’objectif était de priver le gouvernement de moyens pour importer la nourriture et financer les programmes sociaux en vue de retourner la population contre le chavisme. C’était une variante du scénario appliqué contre Cuba depuis 1960. Or le chavisme a remporté tous les scrutins (sauf deux) depuis 1998, plus de vingt au total.

L’autoproclamation de Juan Guaidó, orchestrée par leurs soins, avec la collaboration du Canada, représentait l’amorce d’un gouvernement parallèle, une solution de rechange pendant que les États-Unis se chargeaient d’accélérer la dégradation des conditions de vie des Vénézuéliens. Washington a imposé cette voie à leurs alliés (Canada, Groupe de Lima, Union européenne). Maduro personnalisait la cible, mais le véritable objectif était d’en finir avec la révolution bolivarienne et de porter au pouvoir, si possible par la voie des élections, un gouvernement ami, voire fantoche. Washington espérait briser l’unité entre les forces armées et Maduro, faire basculer les FAB dans le camp de Guaidó en encourageant des désertions. Il y eut certes des défections. Mais l’unité n’a pas été brisée. Guaidó a échoué à rallier la population, promettant beaucoup plus qu’il ne pouvait réaliser, démontrant son incompétence et sombrant dans la corruption au point qu’une partie croissante de l’opposition l’a abandonné et s’est ralliée à une solution politique passant par la participation au dialogue interne et aux élections conformément à la constitution.

L’option Guaidó se retrouve dans un cul-de-sac. Elle n’a plus aucune base juridique, car l’Assemblée nationale dont il était l’émanation a terminé son mandat en janvier 2021. Une nouvelle Assemblée s’est mise en place. Une opposition en fait partie, celle qui a accepté de jouer la carte constitutionnelle, donc de reconnaître la validité des élections du 6 décembre. L’UE ne reconnaît plus Guaidó comme « président intérimaire », mais refuse de reconnaître la nouvelle Assemblée. Elle maintient des sanctions et vient de les étendre à 19 fonctionnaires du Conseil électoral et du Tribunal suprême. Un rapport demandé par Gregory Meeks, président du Comité des affaires étrangères de la Chambre, reconnaît que les sanctions ont eu un coût humain considérable, aggravé parl’ineptie de Maduro et par la pandémie. Une experte de l’ONU, Alena Douha, au terme d’un séjour au Venezuela en février dernier, a dénoncé les sanctions parce qu’elles visent à asphyxier l’économie et qu’elles constituent une violation flagrante du droit international, voire un « génocide ». L’agression viole le principe d’égalité souveraine des États et constitue une intervention dans les affaires internes du Venezuela en plus d’affecter ses relations régionales. Biden qui prétend défendre l’État de droit, la démocratie et les droits de la personne ne peut, s’il prétend à la cohérence, justifier le maintien d’une telle politique.Gregory Meeks a demandé à Biden de se distancer de la politique suivie par Trump, laquelle est un échec, et de travailler avec le Groupe de Lima et l’UE à une approche multilatérale plus efficace pour résoudre les crises multiples qui assaillent le Venezuela.

Or l’opposition de Washington au Venezuela chaviste est bipartisane. Elle a reposé sur un consensus. Mais la version Trump s’est révélée inefficiente. Cela a été reconnu en Chambre. Biden doit envisager un recalibrage. Maduro a toujours été ouvert à une négociation. Il a même dit en décembre qu’il accepterait de se soumettre à un referendum révocatoire à mi-mandat (donc à l’automne 2021) comme le permet la constitution. La Norvège qui œuvre depuis deux ans à rapprocher le gouvernement et l’opposition (celle qui dépend de Washington a maintes fois boudé les rencontres) a réalisé une mission en janvier pour évaluer l’ouverture au dialogue entre les parties. Toute négociation suppose une phase de mise en confiance des intervenants. Les États-Unis doivent être disposés à jeter du lest, à retirer des sanctions, notamment celles qui frappent le secteur énergétique et celles qui affectent directement la population.

Rien n’indique que Biden bougera à court terme. Il vient de renouveler pour une autre année le décret signé par Obama en mars 2015 et de prolonger de 18 mois le statut TPS des quelque 200 000 immigrants vénézuéliens et le permis de travail afférent. Ses déclarations attestent que l’objectif n’a pas changé : obtenir une transition « démocratique » par le biais de nouvelles élections parlementaires et présidentielles. Ned Price, porte-parole du State Department, le 4 février, a qualifié Maduro de « dictateur » et Guaidó de « président intérimaire ». Tout au plus a-t-il déclaré que la Maison Blanche privilégiait le dialogue et la négociation par l’entremise de tiers, alors que Trump répétait que « toutes les options étaient sur la table ».

Washington n’a plus d’ambassade à Caracas depuis 2019, gérant ses intérêts depuis Bogotá. La Colombie et le président Duque servent de base et de mercenaire contre le chavisme. Carlos Vecchio, un ancien avocat pour Exxon et représentant de Guaidó aux États-Unis, a même été invité à l’investiture de Biden. Le scandale est qu’il a été accusé d’avoir incité à l’attaque contre le siège du Procureur général à Caracas en 2014 qui a été incendié et a fait deux morts. Il a été le protagoniste des guarimbas, ces violences de rue qui firent 49 morts et 10 milliards $ de dommages la même année. Il a échappé à la justice en s’enfuyant aux États-Unis. Il aurait donc participé à une opération de même nature que l’attaque contre le Capitole du 6 janvier.

Bolivie – l’échec d’un coup d’État et le retour d’un gouvernement progressiste

Nul doute que les États-Unis ont joué le rôle de chef d’orchestre dans le coup d’État en novembre 2019, en collaboration avec le secrétaire-général de l’OÉA. La marche vers le coup d’État correspondait à un plan : dénoncer la victoire de Morales comme frauduleuse, inciter aux manifestations violentes, retourner les forces de sécurité et l’armée et pousser Morales à la démission, puis former un gouvernement de transition. Trump a salué la démission de Morales comme « un moment significatif pour la démocratie dans l’hémisphère occidental ». Pour ensuite exprimer tout son soutien à l’équipe des putschistes dont le mandat était d’organiser des élections transparentes. Or celle-ci a outrepassé son mandat en déconstruisant les acquis populaires pour leur substituer des mesures inspirées du néolibéralisme et en s’attaquant au MAS comme si elle dirigeait une vendetta. Elle a rompu avec Cuba, le Venezuela et s’est alignée sur Washington et ses alliés. Le gouvernement Áñez a fait preuve de népotisme, de corruption, d’incompétence, puis d’irresponsabilité dans sa gestion de la pandémie. Ce coup d’État avait aussi une composante géopolitique : accéder aux immenses réserves de lithium afin de les exploiter au profit des transnationales. Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs. Or des minières chinoises travaillaient à un partenariat avec la société d’État YLB dans le but de produire des batteries en Bolivie même. Les États-Unis ne pouvaient supporter que la Chine ait accès à cette ressource stratégique. Rappelons le tweet d’Elon Musk : « We will coup whoever we want. Deal with it. »

La population n’a pas été dupe. L’électorat a chassé magistralement les putschistes répressifs, incompétents et corrompus et confié le pouvoir à un gouvernement efficace et populaire. Luis Arce a désigné une équipe ministérielle compétente. Le MAS détient la majorité du pouvoir législatif. La Bolivie contrôlera ses ressources, a même remboursé le prêt du FMI afin d’échapper aux conditions onéreuses acceptées par les putschistes. Le gouvernement Arce annule leurs décisions et reprend sa marche vers un développement favorable à un État défini comme plurinational. Washington a dû prendre acte de sa défaite. À court terme, il cherchera à protéger ses collaborateurs contre des procès qui sont annoncés contre les crimes qu’ils ont commis pendant l’année où ils ont exercé un pouvoir de façon vindicative et répressive.

Équateur – empêcher l’élection d’un gouvernement progressiste?

Un autre dossier chaud a l’Équateur comme théâtre. Un gouvernement progressiste pourrait triompher et modifier l’équilibre des forces en Amérique du Sud, renforçant l’aile gauche et redonnant vie à l’Union des nations sud-américaines qui avait son siège à Quito. Et surtout il mettrait fin à une parenthèse inattendue quand Lenín Moreno, ancien vice-président et héritier apparent de Rafael Correa, a trahi le programme qu’il avait annoncé et les électeurs qui l’avaient porté au pouvoir en 2017. Sitôt élu, il a pactisé avec les ennemis de Correa, a changé les titulaires de nombreux postes, a organisé un plébiscite afin, entre autres, de faire annuler des mesures anti-corruption et de faire interdire tout futur mandat présidentiel pour Correa. Il a entrepris une persécution juridique contre l’ancien président et ses principaux fonctionnaires au nom d’une lutte contre la corruption plus fantasmée que réelle. Il s’est employé à défaire les avancées démocratiques réalisées sous la présidence de Correa. Chambardant les alliances bâties par son devancier, il récupéra le bâtiment qui abritait le siège d’UNASUR. Il expulsa Julian Assange, pourtant citoyen équatorien, de l’ambassade à Londres pour satisfaire aux demandes des États-Unis et leur rendit la base aérienne de Manta. L’OÉA et les gouvernements qui veulent abattre Maduro et la révolution bolivarienne n’ont rien trouvé à redire contre cet assaut porté contre les institutions équatoriennes. Des mesures néolibérales ont réduit les ressources fiscales de l’État, le conduisant à réclamer un prêt de 4 milliards $ du FMI qui a imposé ses conditions. Moreno a échoué lamentablement dans la gestion de la pandémie. Faute de pouvoir être traités dans les hôpitaux de Guayaquil, les malades mouraient à la maison et leurs cadavres jonchaient des rues dans l’attente de leur transport aux cimetières.

Désavoué par la population, Moreno a renoncé à briguer un second mandat. Il a cherché à organiser des élections qui ne ramèneraient pas le corréisme au pouvoir. Le Conseil national électoral qu’il avait désigné a bien tenté de bloquer la candidature de l’UNES (Union pour l’espoir) mené par Andrés Arauz que les sondages plaçaient largement en tête. Moreno s’est rendu à Washington en janvier pour prendre des instructions. Le 7 février, Arauz a fini en tête avec 32,7 % devant le banquier Guillermo Lasso, le candidat de droite, crédité de 19,7 %.

L’autre candidat que semblait soutenir Washington, Yaku Pérez, à la tête de Pachacutic, a fini troisième, à 35 000 voix de Lasso. Il prétendait défendre une option « écosocialiste ». Il s’est fait connaître pour son opposition à Correa et à ses projets extractionnistes. Partisan d’un indigénisme ethnique, il n’a pas le soutien de plusieurs militants et organisations qui défendent un indigénisme de classe en alliance avec d’autres mouvements sociaux. Il a tout fait pour gagner le soutien de l’ambassade yankee, qualifiant Correa de « dictateur », dénonçant Evo Morales et Maduro. Sa conjointe franco-brésilienne, Manuela Picq, universitaire au service d’ONG, est une critique acerbe des gouvernements de gauche. Criant à la fraude, il a tenté d’arracher un recomptage des votes. Washington a soutenu sa démarche, applaudissant ce qui s’annonçait comme un pacte entre Lasso et Pérez, mais le candidat Lasso a fait marche arrière. La candidature de Pérez aura fait son œuvre : elle aura servi à diviser le vote indigène, à capter des votes des jeunes sensibles à la cause écologiste et à empêcher Arauz d’obtenir ces 40 % qui lui auraient accordé la victoire dès le premier tour.

Les adversaires du ballotage pourraient encore changer. La procureure générale, une protégée de Moreno à qui elle doit sa nomination controversée – elle est affublée du sobriquet « Fiscal 10/20 » pour la note obtenue à l’examen écrit – a ordonné la saisie d’une base de données en vue d’une vérification qui ne relève pas de sa compétence. Diana Salazar a même reçu des mains de son vis-à-vis colombien des documents saisis sur les appareils que possédait Urielabattu par l’armée colombienne le 25 octobre dernier. Le commandant de la guérilla ELN y parlerait d’un prêt consenti à la campagne d’UNES. Salazar pourrait exclure le parti UNES du ballotage sur la foi de documents fabriqués par le renseignement colombien comme cela s’était produit en 2008 quand l’armée avait abattu un chef des FARC, Raúl Reyes, et avait tenté avec le même type de sources d’impliquer Correa et Cuba. Ce serait la seule façon d’empêcher la victoire du binôme Arauz-Rabascall au deuxième tour prévu pour le 11 avril. Les électeurs ne peuvent oublier que Lasso s’est enrichi à la faveur de la crise financière de 1999 et qu’il possède plusieurs comptes dans les paradis fiscaux. Il en est à sa quatrième tentative d’accéder à la présidence.

Une victoire d’Arauz mettrait fin à quatre années de mesures néolibérales et de servilisme envers Washington. L’État équatorien retrouverait avec lui le chemin des mesures redistributives pour combattre le chômage, redresser les systèmes de santé et d’éducation mis à mal par les coupures effectuées sous Moreno, favoriser les jeunes et combattre l’évasion fiscale dont Lasso et Moreno ont profité. Sa victoire ajouterait un gouvernement progressiste à l’équation régionale. Or, de manière à contrer ses politiques, Moreno manœuvre pour privatiser la Banque centrale. La loi aurait été écrite à Washington et serait adoptée à l’insu de l’Assemblée. Le 23 février, le secrétariat d’État a fait de Diana Salazar une des « champions de la lutte anti-corruption ». Son tableau de chasse compte avant tout des corréistes. Et Interpol a refusé d’émettre les alertes rouges qu’elle réclamait contre ceux qu’elle poursuivait à l’étranger. Et elle n’a ouvert aucune enquête sur Moreno et Lasso.

Il faut craindre dans les circonstances que l’administration Biden ne participe à une opération visant à exclure l’UNES du ballotage. La complicité de la Colombie est évidente. C’est un hebdomadaire colombien appartenant à un magnat de la droite, Semana, qui a publié le reportage reliant l’ELN à Arauz. La fabrication et la diffusion médiatique de faux est une spécialité de la CIA. Et la Colombie est la plaque tournante dans la région pour la stratégie d’agressions contre le Venezuela et contre toute autre menace représentée par une gauche. Iván Duque y poursuit l’œuvre de son parrain, Álvaro Uribe, d’être le relais et le pivot régional au service des intérêts de Washington qu’il identifie aux siens. Un ballotage entre Lasso et Pérez est encore possible de même qu’une annulation du premier tour.

Haïti – les braises d’une révolte qui couve

Je ne peux conclure sans évoquer un autre dossier chaud qui appelle à un changement de politique. Celle suivie envers Haïti par le Core Group (formé des ambassadeurs de plusieurs pays dont ceux des États-Unis et du Canada) est en nette contradiction dans les faits avec les principes de promotion de l’État de droit, de la démocratie, des droits de la personne, de la stabilité et de la lutte contre la corruption et le narcotrafic. Voilà autant de causes qui sont invoquées pour justifier sans fondement la politique de sanctions appliquée contre le Venezuela. Je ne vois pas comment Jovenel Moïse pourrait conserver un pouvoirqui n’a plus aucune base légale alors que lui et son devancier n’ont jamais disposé d’une légitimité, étant à l’évidence des fantoches mis en place par les nations tutélaires au moyen d’élections truquées et boudées par le peuple haïtien. L’usurpation patronnée de l’extérieur devra prendre fin. Elle n’a servi qu’à installer et à maintenir des dirigeants incompétents, corrompus et répressifs. « Les États-Unis ne sont pas les seuls à s’inquiéter de l’érosion continue de la démocratie en Haïti, de l’absence d’élections législatives et de la gouvernance par décrets », a affirmé, le 14 décembre 2020, dans un tweet, Michael Kozak, secrétaire adjoint par intérim du Bureau des affaires de l’hémisphère occidental du Département d’État. Une inquiétude qui n’est exprimée que lorsque le risque d’une insurrection menace d’emporter un régime qui n’a cessé d’opprimer un peuple avec la complicité intéressée de ses élites et de leurs maîtresinternationaux.

Conclusions

« America is back. Diplomacy is back at the center of our foreign policy », de déclarer Joe Biden dans son premier discours consacré à la politique étrangère le 4 février dernier. Après quatre années à entendre les propos, à lire les tweets et à voir en action le président Trump, il faisait bon de lire la transcription de ce discours de Biden. L’essentiel de ses propos lénifiants participait d’une rhétorique progressiste. La politique intérieure et la politique étrangère forment un couple. Les valeurs qui déterminent la première doivent s’appliquer à l’autre. Biden croit au devoir et à la capacité des États-Unis d’agir dans le monde par l’exercice d’un leadership que les alliés leur reconnaîtraient. Le retour au multilatéralisme est la voie dont il célèbre les vertus. La défense des droits de la personne sera la bannière sous laquelle les États-Unis entendent diriger une nouvelle croisade contre l’autoritarisme. La Chine et la Russie sont dans le collimateur. Mais avec une ouverture à discuter avec eux d’autres dossiers d’intérêt mutuel tels ceux de l’environnement et du contrôle des armes stratégiques.

Biden, comme ses devanciers, considère que les États-Unis sont justifiés d’exercer la double fonction de juge et de gendarme planétaires. C’est un attribut dérivé de l’exceptionnalisme, un dogme profondément ancré dans l’identité et la culture politique états-uniennes, et fondé avant tout sur leur puissance militaire. Un rôle que plusieurs gouvernements sont prêts à leur reconnaître comme par délégation non sans parfois faire valoir des intérêts divergents.

Il ne fait pas de doute que l’autorité morale des États-Unis à juger de situations étrangères et à intervenir est affectée par les défauts qu’ils affichent dans leur propre fonctionnement interne. Le racisme systémique corrode la société et la justice. Le pays abrite la plus forte population carcérale avec une surreprésentation des non-Blancs. Des mesures vicieuses cherchent à bloquer le vote des gens de couleur, des latinos, des ex-détenus. Les campagnes électorales coutent de plus en plus cher. Les législations sont soumises aux pressions des lobbys et des puissants qui sont les principaux donateurs. Les inégalités se sont accrues avec les réformes fiscales qui avantagent les nantis. Des dizaines de millions n’ont pas accès à des soins de santé. Et l’on pourrait allonger la liste. Ce sont autant de démentis à l’existence d’une démocratie qui ne satisfait même pas aux critères de la démocratie procédurale, encore moins d’une démocratie sociale.

Le recours aux sanctions est également un instrument dont abuse Washington. L’appel aux sanctions contre les militaires birmans peut être bien accueilli. C’est ignorer que l’application de sanctions par Washington obéit à une géométrie variable. Elles frappent les régimes qu’il condamne, mais épargnent les régimes alliés qu’il tolère. L’Arabie saoudite ne peut pas être traité comme un État « paria » en dépit de son oppression des femmes et de sa conduite au Yémen. Mohammed ben Salmane échappe aux conséquences du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi. Les sanctionsdécidées par les États-Unis, même si d’autres pays les appliquent sous la pression de Washington, contreviennent souvent au droit international parce qu’elles frappent en réalité tout un peuple et particulièrement les classes les plus vulnérables. On a beau prétendre qu’elles sont ciblées. Dans les faits, les gouvernants et les élites peuvent plus facilement les contourner, leur résister et en atténuer l’impact, alors que le peuple subit de plein fouet le chômage, les pénuries alimentaires et l’hyperinflation. L’objectif secret est de prendre le peuple en otage pour que le gouvernement cède aux pressions ou qu’une « révolution de couleur » renverse le gouvernement dans le cadre d’une « guerre hybride ».

Richard Nephew que Biden vient de nommer émissaire adjoint pour l’Iran fut le coordinateur des sanctions contre l’Iran sous Obama. Dans son ouvrage The Art of Sanctions : A View from the Field, il livre la clé du succès. Infliger des souffrances aux secteurs les plus vulnérables afin de briser la détermination sociale et politique d’un État et le pousser à se soumettre aux demandes de Washington. Veut-on des exemples de pressions efficaces : par des attaques contre la monnaie faire grimper le prix du poulet ou rendre les médicaments hors de portée des gagnepetits tout en facilitant l’accès aux communications pour que les gens puissent échanger sur leurs conditions déplorables? Bref, faire crier l’économie et utiliser la population affligée comme levier contre le gouvernement cible.

C’est une politique semblable qui est appliquée depuis plusieurs années contre le Venezuela. Contrairement à ce que pouvaient croire les concepteurs, la population a souffert et continue de souffrir, mais seule une minorité est descendue dans la rue pour protester contre le gouvernement Maduro. D’autres ont choisi d’émigrer ou de s’abstenir lors des élections. Les mobilisations ont été avant tout le fait des chavistes, en appui au gouvernement. Celui-ci tient bon grâce à la solidité de l’union civico-militaire, aux efforts considérables pour atténuer les crises, à sa gestion de la pandémie – la meilleure performance des grands États d’Amérique du Sud – et à l’aide venue d’alliés, soit la Russie, la Chine, Cuba et l’Iran. Les sanctions font mal, mais le Venezuela résiste.

L’invention d’un « président intérimaire » a été un pétard mouillé. L’expédient n’avait aucune base juridique. Selon Jost Delbrück, expert allemand en droit public international, ce qui détermine la légitimité d’un gouvernement, c’est sa constitution. Or Juan Guaidó, à la différence de Nicolás Maduro, ne tire pas sa légitimité de la constitution. De plus, il n’a jamais disposé d’un pouvoir effectif à l’intérieur du pays. Il s’était proclamé « président » en tant que président temporaire d’une Assemblée nationale en infraction aux règles de fonctionnement depuis 2016. L’ingérence étrangère et la reconnaissance internationale n’ychangeaient rien. Au contraire, elles constituaient une violation du pouvoir étatique légitime. Il faudra bien qu’un jour Washington rompe avec cette fiction.

Pour conclure, l’Amérique latine peut espérer bénéficier d’une plus grande autonomie sous l’administration Biden. Elle le devra plus à la personnalité de Biden qu’à une mutation au sein des structures de pouvoir. Biden m’apparaît comme le plus progressiste des présidents, celui que les origines, les drames personnels et les expériences de la vie politique ont préparé à exercer le pouvoir avec compassion, du moins à l’endroit de ses concitoyens. Pourra-t-il ou saura-t-il faire de même en politique étrangère? La politique étrangère résulte de l’interaction de plusieurs facteurs et agents depuis la bureaucratie dans les différents appareils, les lobbys, les experts au sein des think tanks, etc. L’État profond n’est pas qu’une invention des complotistes. Le Bureau ovale prend la décision finale, mais le chemin qui y mène est soumis à plusieurs évaluations et avis.

Pour m’en tenir à deux pays visés par cet article, aux deux principales victimes des agressions états-uniennes, je crois que la conjoncture est propice pour que Cuba profite d’une détente et que le Venezuela bénéficie d’une accalmie. Ne serait-ce parce que d’autres dossiers plus brûlants accapareront l’attention d’une puissance qui ne dispose plus des mêmes moyens d’intervention.

Claude Morin


Claude Morin : professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, Université de Montréal, et chercheur associé au CRM.

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