Égypte 2020 : une course joyeuse vers l’abîme

    Les élections législatives de 2020 en Égypte seront bientôt achevées. Depuis des semaines, jusque dans le plus petit village, les rues et les places sont tapissées de portraits souriants des mêmes personnes, comme à chaque fois, avec les mêmes slogans, comme toujours, comme si rien n’avait changé dans ce pays depuis le soulèvement  qui a eu lieu voici bientôt une décennie

Inventaire rapide

• L’économie est au bord de l’effondrement, de la faillite, de l’incapacité à assurer le service de la dette, sans parler de la rembourser.

• Il n‘existe aucune stratégie pour faire face à la pénurie d’eau annoncée suite à l’échec complet des négociations sur la construction du « barrage de la Renaissance » en Éthiopie.

• À part la propagande et la manipulation des données, il n’existe aucune stratégie pour faire face à l’escalade de la crise due au coronavirus. Au contraire,  au moment où tous les pays touchés par le coronavirus tentent, au moyen de subventions et d’aides financières, d’atténuer le fardeau économique de la crise sur les couches inférieures de la société, le gouvernement égyptien augmente le prix de tous les articles,  frappant douloureusement les plus faibles : celui du pain, de l’électricité, des carburants, des transports en commun, et introduit un flot de nouvelles taxes et hausses de prix sur tous les services publics, l’éducation et les soins de santé. Même avant la pandémie, ceux-ci étaient déjà un privilège des riches.

Le rapport 2019 d’Amnesty International sur l’ Égypte commence par cette introduction :

« Les autorités ont mis en œuvre tout un éventail de mesures répressives contre les contestataires ou opposants supposés, en particulier après les manifestations contre le président du 20 septembre. Disparitions forcées, arrestations massives, torture et autres mauvais traitements, usage excessif de la force et mesures probatoires sévères figuraient au nombre des moyens utilisés. Les forces de sécurité ont arrêté et placé arbitrairement en détention au moins 20 journalistes pour la seule raison qu’ils avaient exprimé, pourtant pacifiquement, leurs opinions.

Les autorités ont continué d’imposer de sévères restrictions à la liberté d’association des organisations de défense des droits humains et des partis politiques. Des modifications de la Constitution ont étendu la possibilité pour les juridictions militaires de poursuivre des civils et compromis l’indépendance des magistrats. À la suite des manifestations du 20 septembre, le service du procureur général de la sûreté de l’État a ordonné le placement en détention de milliers de personnes dans le cadre d’enquêtes ouvertes sur la base de chefs de « terrorisme » définis en des termes vagues. De nombreux procès se sont tenus devant des tribunaux d’exception dans le cadre de procédures d’une flagrante iniquité ; certains ont débouché sur des condamnations à mort. Les exécutions se sont poursuivies. La torture restait une pratique courante dans les lieux de détention officiels et non officiels. Les conditions de détention étaient toujours très difficiles, ce qui a donné lieu à des mouvements massifs de grève de la faim. Les femmes continuaient de subir des discriminations dans la législation et dans la pratique. Les autorités ne protégeaient pas les femmes contre les violences sexuelles et les violences liées au genre, qui étaient extrêmement répandues. Des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou intersexes (LGBTI) placées en détention ont été soumises de force à des examens anaux et des examens de détermination du sexe invasifs.

Des dizaines de travailleuses et travailleurs et de militant·e·s syndicaux ont été arbitrairement arrêtés et poursuivis pour avoir exercé leur droit de faire la grève et de manifester. Les autorités ont restreint le droit des chrétiens de pratiquer leur foi en fermant 25 églises au moins et en ne délivrant pas les autorisations nécessaires pour construire ou réparer plusieurs milliers d’autres édifices chrétiens. Des personnes réfugiées, demandeuses d’asile ou migrantes ont été arbitrairement arrêtées et placées en détention pour entrée irrégulière sur le territoire égyptien ou sortie illégale du pays

• L’éducation est la base de tout développement. Le montant nécessaire pour résoudre le problème de la surpopulation scolaire est estimé à 150 milliards de livres [= 8 milliards d’€]. À quoi correspond ce montant en termes de dépenses publiques dans d’autres domaines ?

Le Premier ministre Madbouly a annoncé que des projets gouvernementaux d’un montant de plus de 4 mille milliards de livres [=214 milliards d’€] ont été mis en route sur six ans (journal Al-Borsa, 11 octobre 2020), ce qui signifie que le montant requis pour le développement de l’éducation ne représente que 0,004% de ces dépenses. Le problème n’est donc pas le manque de ressources, mais leur abus et leur gaspillage. Cela est dû à une politique économique et sociale qui favorise une classe particulière.

• Selon la banque centrale, la dette extérieure égyptienne a augmenté de près de 12,2% au cours des trois derniers mois de l’exercice 2019/2020, atteignant 123,49 milliards de dollars à la fin juin, contre 111,29 milliards de dollars en mars, soit une hausse de 12,2 milliards de dollars.

• En raison de la politique économique imposée par le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale, le taux de pauvreté est passé de 25,2% en 2010/2011 à 26,3% en 2012/2013 et 27,8% en 2015, puis à 32,5% en 2017/2018, ce qui signifie que 32,5 millions d’Égyptiens pauvres vivent sous le « seuil national de pauvreté » (736 livres par mois et par personne, environ 38 euros). Le seuil national de pauvreté représente environ 60% de la limite définie par l’ONU (Poverty Line).

• Le taux de pauvreté extrême (Severe Poverty Line) est également passé de 4,8% en 2010/2011 à 4,4% en 2012/2013, puis est passé à 5,3% en 2015 pour atteindre 6,2% en 2017/2018, ce qui signifie que 6,2 millions d’Égyptiens  sont extrêmement pauvres – gagnant moins de 491 livres égyptiennes (environ 25 €) par mois et par personne- et incapables de faire face à leurs besoins élémentaires.

• Selon la Banque mondiale, le pourcentage de pauvres dans le monde, calculé sur la base du seuil de pauvreté extrême de 1,9 dollar par personne et par jour, est passé de 36% en 1990 à 10% en 2015,. En revanche, le taux de pauvreté en Égypte n’a cessé d’augmenter, de sorte que le taux officiel de pauvreté déclaré en Égypte est actuellement plus de trois fois supérieur au taux mondial de pauvreté.

• À plusieurs reprises, l’Initiative égyptienne pour les Droits de la Personne (EIPR) a demandé au gouvernement égyptien de contrôler l’usage excessif de la peine de mort et  de se conformer à la proposition de la Mission égyptienne lors de la 36e  session du Conseil des Droits de l’homme de suspendre la peine de mort, même temporairement, dans l’attente d’un débat social élargi sur son abolition. Cependant, la réalité de la peine de mort en Égypte ne cesse d’empirer. Le nombre de personnes exécutées en octobre 2020 (53 personnes) dépasse le total des exécutions au cours des trois dernières années.

• Dans une escalade contre L’EIPR, le parquet ordonne la détention de son chef. M. Mohamed Bashseer a été arrêté à son domicile par une force de sécurité le dimanche 15 novembre 2020 après minuit et détenu pendant plus de 12 heures. La détention de Mohamed Basheer est une nouvelle étape dans une série de mesures d’intimidation ciblées contre les militants des droits humains. Ceci n’est pas indépendant du climat autoritaire et répressif global qui affecte tous les droits et libertés garantis par la Constitution et au niveau international. Les chefs d’inculpation reposent sur des notions générales, vagues et élastiques, inscrites dans la loi égyptienne.

La constitution de 2014

En janvier 2014, la nouvelle Constitution a été adoptée à une large majorité (98,1%) des électeurs (38,6% du corps électoral). Et bien que j’aie quelques réserves quant à certains articles de cette constitution (trop de place faite  au clergé et aux militaires), il faut admettre, par souci d’objectivité, que c’était la meilleure constitution que l’Égypte ait jamais eue. Celle-ci reflétait le rapport de force existant en 2014 entre la Révolution et la Contre-Révolution.

Ce rapport de forces, favorable à l’époque aux forces démocratiques, n’a malheureusement pas duré. Immédiatement après l’élection présidentielle, que Sissi a remportée pratiquement sans réels concurrents, les dirigeants de l’armée ont commencé à démanteler la Constitution. Après une vague révolutionnaire qui a commencé avec le soulèvement du 25 janvier 2011, la mise en place d’une dictature exige d’abord le mépris total de la Constitution. En particulier, les articles garantissant les libertés ont été bafoués.

À plusieurs reprises, le président Sissi a commenté cet état de fait avec cette fameuse phrase : « Cette constitution a été écrite avec des intentions naïves par des gens pleins de bonne volonté. » Deux ans de « travaux » ont été nécessaires à la « fabrication » dans les bureaux des services secrets d’un parlement apprivoisé. Sur 586 députés, seulement 16 ont refusé d’applaudir l’abolition totale des droits démocratiques restants.

Bien qu’on ne puisse rien occulter à l’ère numérique, il est nécessaire d’offrir une image « démocratique » au monde extérieur. Pour cela, par deux fois, les électeurs égyptiens ont été drivés vers les urnes à coups de fouet, tous les chiffres ont été trafiqués et tous les médias « publics » et privés ont été mobilisés pour le show, aussi bien en mars 2018 pour la réélection de Sissi qu’en avril 2019 pour le référendum sur les amendements constitutionnels.

Lors de la première mascarade appelée réélection, la décision politique du gouvernement fut d’empêcher tout débat politique, c’est-à-dire de mener une campagne électorale sans aucune discussion sur quelque sujet que ce soit, zéro débat dans toute la société, bien que de nombreuses questions aient déchiré la société. Cela ne peut se faire qu’en empêchant une véritable campagne électorale. Et c’est ce qui a été fait.

Les cinq braves candidats ont été éliminés immédiatement après avoir annoncé leur candidature, ayant été arrêtés et menacés. Puis Sissi a tiré de sa manche un candidat sur mesure qui l’avait appuyé dans sa campagne. Avec un taux de participation de 41,16%, Sissi a gagné avec 97,08%  des voix exprimées et a remercié le peuple.

La deuxième mascarade a été le référendum sur les amendements constitutionnels. Avec un taux de participation de 44,33%, les Égyptiens ont – prétendument – annulé les principales avancées inscrites dans leur constitution il y a cinq ans. Tout à coup, le président de la République peut non seulement rester en fonction pendant deux périodes législatives, mais jusqu’en 2030, le président nomme les juges de tous les tribunaux ainsi que le procureur général, renforce largement les pouvoirs de l’armée dans le gouvernement de l’État, dans l’économie et la justice militaire, instaurant y compris une immunité totalement infondée, … et bien plus encore.

Le scénario a été le suivant :

• Sissi s’est mis à critiquer la Constitution dans des déclarations étranges qui contredisaient totalement ses déclarations antérieures dans lesquelles il louait ladite Constitution.

• Les jeunes révolutionnaires de l’époque, ainsi que des personnalités publiques, furent soudain arrêtés sur des accusations de terrorisme et soumis aux pires traitements dans les prisons. Ces personnes n’avaient absolument rien à voir avec le terrorisme, mais le régime a décidé de les punir pour avoir eu le courage de s’exprimer. Le régime a poursuivi deux objectifs : premièrement, lancer une attaque préventive contre eux, afin qu’ils ne s’opposent pas à la manipulation de la Constitution, et deuxièmement, en faire un exemple pour ceux qui oseraient s’opposer à la volonté de Sissi de modifier la Constitution.

• Les services secrets contrôlant complètement les médias, seuls des hypocrites et des charlatans étaient présents sur les chaînes de télévision. Ils ont directement demandé la modification de la Constitution, d’autres ont supplié le président Sissi de rester en fonction plus longtemps, assez pour avoir le temps de parachever ses succès (!), tandis que le président lui-même annonçait que la Constitution n’était pas un livre sacré et qu’il était naturel qu’elle soit entièrement complétée ou modifiée.

• Le Parlement égyptien n’exprime pas la volonté du peuple, mais la volonté des officiers du renseignement qui l’ont mis en place. Par conséquent, les députés ont été invités à demander un changement de la Constitution afin que Sissi puisse reste au pouvoir indéfiniment.

• Sissi a annoncé à plusieurs reprises qu’il ne voulait pas rester au pouvoir plus de deux mandats, mais qu’il a été vraiment surpris du grand désir de la population de le garder et, bien sûr, il ne pouvait qu’obéir à la volonté du peuple.
Dans ce théâtre de l’absurde, les Égyptiens font feu de leur arme la plus puissante, l’humour. Tristement, même cela ne leur est   plus d’aucune aide dans leur malheur.

« Oui »

Les élections de 2020

Pour la première fois, des élections ont lieu en vertu de la nouvelle loi électorale adoptée après les modifications constitutionnelles de 2019. Le Parlement égyptien est composé de 568 membres, dont 284 sont élus directement et 284 sur des listes électorales bloquées. Le système de listes électorales bloquées signifie que si 4 à 5 listes s’affrontent dans une circonscription, la liste qui a le plus de voix remportera tous les sièges, peu importe le nombre des voix obtenues par les autres listes (The winner takes it all). Le président de la République a le droit de nommer jusqu’à 5% des membres du Parlement.

Les élections législatives, dont la première phase a débuté le 24 octobre et se sont poursuivies jusqu’à la mi-novembre 2020, ont coïncidé avec le déclenchement de la pandémie due au coronavirus et la stagnation de l’économie. Ce sera l’occasion de reconstituer le Fonds « Vive L’Égypte », créé par Sissi et qui sera renfloué d’environ 10 milliards de livres égyptiennes (environ 560 millions d’euros), grâce aux « dons » imposés aux candidats, qui reçoivent le soutien de l’appareil d’État qui leur garantit en retour un siège au Parlement et leur accorde l’immunité et les nombreux autres privilèges qui en découlent.

En fait, le premier jour des élections, le gouvernement a semblé prier , et même forcer les employés et les agents de l’appareil administratif de voter pour augmenter le pourcentage d’électeurs. L’Agence de Sécurité Nationale– ex Sécurité d’État – a ordonné à ses réseaux de familles élargies, de maires et de chefs de village de mobiliser les électeurs.

Le parti ultra-conservateur « Futur de la  Nation» détenait la part du lion des sièges au Parlement. Il a pris l’initiative d’offrir ses services aux candidats à l’élection directe et les candidats au scrutin de liste dans toutes les circonscriptions de la République, demandant à tous les candidats souhaitant bénéficier de son soutien de « faire une contribution » comprise entre 5 et 25 millions de livres égyptiennes, en fonction de leurs chances de succès. Dans la mêlée, beaucoup ont dû surenchérir sur ce  montant, bon gré mal gré.

Le seul critère d’admission dans le cercle des bénéficiaires étant le montant des contributions financières, une écrasante majorité de députés issus des rangs des riches et des super-riches s’est ainsi formée au détriment des dirigeants naturels et des personnalités publiques.

Parmi les candidats de la soi-disant « Alliance patriotique des partis »,  beaucoup sont des escrocs corrompus et mis en examen, qui ont besoin de l’immunité parlementaire pour pouvoir  poursuivre  leurs activités illégales.

L’argent de la politique

Dans presque toutes les circonscriptions, l’argent et l’achat des voix des pauvres ont joué un rôle politique décisif. Cela a été organisé à la vue de tous, avec la participation, de toutes les autorités compétentes, bien entendu. Lors de la deuxième phase des élections législatives, le prix d’un vote dans certains districts du Caire a atteint 500 livres (environ 26 euros), en hausse vers la fin du scrutin.

Au cours de ces deuxièmes élections législatives depuis le renversement de feu le président Morsi, selon les constatations de la presse et des partis, ainsi que sur des vidéos sur les réseaux sociaux, et aussi à partir de nos propres observations , il est confirmé que « l’argent politique » a dominé ces élections.

Cela prend plusieurs formes. La première : la distribution d’argent  à chaque électeur qui vote pour les candidats de la « Liste patriotique », qui comprend 12 partis dirigés par le parti gouvernemental « Futur de la Nation». Ce sont des sommes allant de 50 à 200 livres (de 3,2 à 8,8 $ US) de la part de personnes se disant représentantes d’un candidat.

La deuxième forme de cet achat d’électeurs consiste en une distribution de cartons de produits alimentaires (tels que riz, sucre, huile et thé) sur lesquels est écrit « Parti Futur de la  Nation». Cela a déjà eu lieu lors des élections législatives de 2015 et des dernières élections sénatoriales, ainsi que lors des élections présidentielles et du référendum sur les amendements constitutionnels.

Le magazine britannique The Economist a publié le 22 octobre un article intitulé  « Une nouvelle élection truquée illustre les problèmes de l’Égypte ». Le magazine expliquait que, même selon les normes égyptiennes, où des voix sont couramment achetées et où des candidats de l’opposition ont été emprisonnés, l’ « émulation » qui a eu lieu lors de ces élections semble totalement antidémocratique. Le régime a éliminé la plupart de ses détracteurs, les candidats ne se disputent plus que pour savoir qui soutient le plus le régime, tandis que de riches hommes d’affaires déversent de l’argent dans les caisses des partis soutenus par l’État.

The Economist ajoutait que « certaines places sur les listes électorales se sont vendues pour des millions de livres égyptiennes (des dizaines de milliers de dollars), de sorte que même un des journaux pro-gouvernementaux s’est moqué de cette pratique vénale dans une caricature représentant un député apportant son propre fauteuil au Parlement parce que les sièges y sont trop chers pour lui. »

Le parti « Futur de la Nation » est le plus susceptible de remporter les élections à la Chambre des représentants. En août de cette année, ce parti a remporté près des trois quarts des sièges au Sénat, la deuxième chambre créée par la révision constitutionnelle et composée de 300 membres, dont 200 ont été élus et 100 ont été nommés.

La rivalité politique bien connue qui a eu lieu à l’époque, lors des élections du « Parlement de la Révolution » (2011), n’a rien à voir avec les élections de 2020, et il n’y a plus de vives manifestations, plus de concurrence, après que les vrais partis ont été interdits ou sévèrement réprimés, que leurs membres ont été arrêtés et qu’un « parti du régime » a été créé.

Si la candidature n’existe que pour les plus riches, que le vote des plus pauvres n’existe que quand il est acheté par des dons ou des pots-de-vin, et que la classe moyenne est absente ou de plus en plus réduite, ce  parlement, avec ses  deux chambres, apparaît comme l’expression du déséquilibre de la politique gouvernementale, qui creuse considérablement le  fossé entre riches et pauvres. La seule source de richesse est la proximité avec le pouvoir politique.  Pour les pauvres, c’est la marginalisation et l’exclusion.

En corrompant le système juridique, plus juste, initialement prévu par la nouvelle Constitution, les nouveaux dirigeants ont créé une situation désespérée, aux plans social, politique, économique et juridique. L’Égypte est au bord de l’abîme.


      Égypte : quand l’armée tente d’habiller la jeunesse en kaki

Abdel Fattah al-Sissi l’a répété à de nombreuses reprises lors de ses interventions publiques : l’Égypte a besoin d’un homme fort comme ­Gamal Abdel Nasser (1954-1970), officier devenu président en 1956, qui fonda les bases de l’Égypte indépendante postmonarchique. Le 6 janvier 2015, lors d’une conférence de presse à la suite de sa visite au Koweït, le président Al-Sissi (depuis 2014) a souligné que « les médias doivent jouer un rôle crucial pour soutenir la mobilisation de tout le peuple derrière [le chef] et l’armée pour sauver les institutions de l’État ». Pour lui, cette mobilisation exige que tous les Égyptiens doivent faire preuve d’unité et se soumettre à la discipline imposée par les dirigeants pour affronter les menaces qui se profilent.

La défiance des jeunes envers l’institution militaire

Près de cinquante ans après l’ère Nasser et le culte de la personnalité qui l’a caractérisée, le peuple n’est peut-être plus aussi malléable et docile. La jeunesse en particulier a vécu avec la révolution de 2011 un événement fondateur qui, s’il n’a pas éclairci l’horizon politique, a libéré les mentalités. L’éviction de Hosni Moubarak (1981-2011) en seulement 18 jours et les manifestations qui se sont ensuivies pendant trois ans – contre le Conseil suprême des Forces armées durant la transition (2011-2012), l’exécutif Frères musulmans de Mohamed Morsi (2012-2013), le putsch de juillet 2013 – ont alimenté la défiance générale d’une jeunesse – aux opinions et situations variées – vis-à-vis des figures traditionnelles de l’autorité.

L’armée a conscience de l’ampleur de la tâche qu’elle doit accomplir pour regagner l’estime des jeunes. Le 24 septembre 2017, le directeur d’une école de Tahya Masr, la fondation de l’armée, expulse des enfants qui ne portent pas l’uniforme le jour de la rentrée. Une décision prise devant le ministre de la Production militaire, Mohamed al-Assar, qui assiste à l’ouverture des classes. Cet incident crée la polémique sur les réseaux sociaux. Beaucoup critiquent la volonté de l’armée d’imposer sa discipline à la jeunesse.

Le 6 août 2015, quinze présidents et dirigeants du monde entier, dont l’ancien président français François Hollande (2012-2017), étaient invités à célébrer l’inauguration du nouveau tronçon du canal de Suez. Pour l’occasion, Abdel Fatah al-Sissi a revêtu son uniforme de maréchal, et est apparu sur le bateau Mahrousa, un invité inattendu à ses côtés : un enfant habillé en soldat saluant les participants d’une main et portant le drapeau égyptien de l’autre. Plus tard, les hôtes se sont assis pour écouter la chanson Vive l’Égypte !, interprétée par une chorale d’enfants en uniforme de la marine (1). Un chant patriotique qui loue ce grand nouveau projet et le rôle joué par le peuple et l’armée pour construire le canal. Pendant le spectacle, les enfants chantent en français : « Venez voir le cadeau que l’Égypte offre au monde entier », alors que la caméra insiste sur Abdel Fattah al-Sissi et François Hollande, assis côte à côte.

L’expérience ne restera pas inédite. Deux mois plus tard, pendant le 42e anniversaire commémorant la guerre de 1973 contre Israël, le président égyptien accompagné de son homologue tunisien, Béji Caïd Essebsi (depuis 2014), écoute une autre chorale, qui présente sur un camion des fillettes en uniforme. Elles chantent : « À tous les soldats qui ont sacrifié et donné leur âme à notre pays. Un grand salut. Vous êtes fidèles. Qui peut oublier le jour où le Sinaï nous a été rendu ? Quand le drapeau de notre pays flottait au-dessus de nos têtes ? Nous étions ivres de joie et fiers de cette victoire ».

L’utilisation d’enfants pour entonner des chansons militaires symbolise le retour en force de l’armée après la destitution de Mohamed Morsi, essayant de répandre sa popularité dans la société pour faire face aux manifestations pro-Frères musulmans. L’armée a trouvé dans la voix douce des enfants un nouvel outil.

La figure de l’enfant en uniforme et « sissimania »

En octobre 2013, l’Autorité des affaires morales, l’un des principaux appareils de l’armée, sort un album interprété par des mineurs pour louer la discipline et l’exemplarité de l’armée ainsi que son rôle dans la protection du pays. Le titre On nous a appris à l’école commence par une phrase en anglais interprétée par une petite fille habillée en soldat : « Un message au monde entier ». Les enfants chantent ensuite la dévotion militaire et le rêve de tout petit du pays de devenir un membre de « cette institution prestigieuse ». Dans les vidéos de ces chansons, on voit des enfants qui portent un uniforme kaki et une arme de type MB5 imitant des entraînements militaires. Par exemple, dans le clip d’On nous a appris à l’école, un ­enfant-soldat tire avec son arme alors qu’il monte sur une moto conduite par un autre.

« Ces chansons s’inscrivent dans une série de tentatives de militariser la société en Égypte après juin 2013. L’intervention directe de l’armée dans la vie politique a mis l’institution au centre des critiques. Elle essaie donc de trouver des moyens pour défendre son image. L’un d’eux est d’imposer son éthique sur la société », explique Ahmed Mefreh, chercheur pour Alkarama, association de défense des Droits de l’homme dans le monde arabe basée à Genève (2). Il ajoute : « En 2016, le gouvernement oblige les étudiants du supérieur à saluer le drapeau le jour de la rentrée. L’objectif est d’imposer le caractère militaire sur la vie universitaire ». S’ils refusent, ils risquent un an de prison et près de 1 200 euros d’amende.

Cet appétit militaire pour dominer la mentalité des plus jeunes se retrouve aussi dans les magazines. Le très populaire Samir, semblable au Journal de Mickey, publie régulièrement des histoires à la gloire de l’armée. Ainsi, dans la mini-BD Teslam al-Aiadi, un enfant regarde une photographie d’Al-Sissi faisant le salut national. Une bulle le montre pensant à « l’armée et [à] la police [qui] protègent le pays et maintiennent l’ordre » et se demandant ce que « les autres citoyens égyptiens font de leur côté ? ! ». Il va effacer avec ses amis slogans et graffiti « impudents », selon le terme utilisé dans le magazine, écrits sur les murs. On le voit ensuite se rendre devant des mosquées pour les protéger et reconstruire des églises.

Depuis l’élection d’Abdel Fattah al-Sissi à la présidence, en juin 2014, des poupées à son effigie ainsi que celles de soldats ont fait leur apparition dans les magasins de jouets. De larges pans de la population ont soutenu la destitution de Mohamed Morsi par l’armée et voient dans l’ancien ministre de la Défense (2012-2014) le sauveur de la nation. « Les familles frappées par la “sissimania” ont acheté en masse ses poupées, promues dans les médias, utilisées pour la propagande du régime », critique Ahmed Chehab al-Deen, du site d’information libanais Raseef22 (3). En 2016, elles étaient au top des ventes durant le mois de ramadan.

Par ailleurs, l’armée lance des prix scientifiques, culturels et artistiques visant à lui associer une image positive. Le 27 septembre 2017, l’Autorité des affaires morales organise deux concours pour les enfants à l’occasion de l’anniversaire de la guerre de 1973 contre Israël. Le premier, « Les valeurs et l’héroïsme militaire égyptien », comprend 30 questions sur 30 histoires militaires diffusées chaque jour pendant un mois sur des chaînes nationales. Le second est un concours de poésie et d’écriture de nouvelles ; l’auteur doit aborder le sujet : « La guerre d’octobre est un héroïsme du peuple », et l’intrigue évoquer « l’héroïsme et les sacrifices militaires ». Pour Ahmed Mefreh, « ce ne sont plus seulement des tentatives de militarisation des esprits. L’Autorité des affaires morales a réussi, car ces outils ont fait de l’armée un porte-parole de la société ».

Sur YouTube et les chaînes de divertissement, des chanteurs vedettes s’activent pour diffuser de la propagande militaire. On trouve, par exemple, des chansons produites pour élever la morale de l’armée, la soutenir et la remercier, comme la chanson Boukra Ahla, de Mohamed Heluo, ou Tahya Masr, d’Ahmed Gamal.

Révision des programmes et des manuels scolaires

Le régime militaire n’utilise pas que l’art ; il intervient aussi dans les écoles et les programmes scolaires. En décembre 2013, Abdel Fattah al-Sissi, alors vice-Premier ministre et ministre de la Défense, lance un appel pour recenser les enfants des rues et les inscrire dans des écoles militaires, suscitant une vive polémique en Égypte. Des experts se succèdent pour appuyer l’initiative et présenter la discipline et le patriotisme comme les « pilules » adéquates pour l’éducation des enfants. Ainsi, Yahia Rakhaui, professeur de psychologie à l’université du Caire, recommande de « militariser l’État afin de faire grandir les nouvelles générations entre les mains des militaires » et de créer des maternelles appelées « Army 1 » et « Army 2 ». Et, en septembre 2016, la Badr International School, dirigée par le chef d’état-major Sami Asckar, est inaugurée, alors que d’autres hauts gradés occupent des postes clés de l’administration centrale. Ainsi, Hossam Aboul Maged, surnommé « le général », a été le directeur du bureau du ministre de l’Éducation jusqu’à août 2017. Tous les changements et les importantes décisions du ministère ces dernières années sont sortis des tiroirs d’un homme ayant été vice-président des services de renseignement égyptien. Le général Mohamed Halawani a également présidé le département de l’éducation professionnelle de 2015 au 30 juillet 2017.

Ces nominations se sont accompagnées de changements drastiques dans les programmes scolaires afin d’effacer toute référence aux Frères musulmans ou aux jeunes lors de la révolution du 25 janvier 2011. Les livres d’histoire amplifient le rôle de l’armée, décrivant Al-Sissi comme le « sauveur de la révolution ». « L’armée est résolue à se répandre dans les matières scolaires, à broder ses victoires et à réduire les effets néfastes de ses défaites, comme celle de la guerre des Six Jours », explique Ammar Ali ­Hassan, professeur d’histoire à l’université de Helwan (4). « L’intervention militaire dans les matières scolaires depuis l’arrivée au pouvoir d’Al-Sissi est sans précédent. L’armée a réussi à résumer l’histoire de l’Égypte en une histoire militaire qui se concentre sur les guerres et les batailles et non sur une histoire qui montre la lutte du peuple égyptien pour la liberté et la justice », ajoute-t-il.

Dans les chapitres consacrés à la révolution de 2011 dans les livres d’histoire pour l’école primaire, on peut lire : « Le peuple pense avoir réalisé les objectifs de la révolution, dont la chute du régime de Hosni Moubarak. Le Conseil supérieur des forces armées a annoncé qu’il protège la révolution et qu’il la soutient jusqu’à ce que tous les objectifs soient achevés. » Le manuel d’histoire de terminale présente en des termes néfastes et négatifs la période Morsi, qui aurait dirigé le pays avec un « parti unique » et de façon clientéliste, nommant des membres de son parti dans la plupart des institutions de l’État. Ainsi, la « révolution » du 30 juin 2013 est présentée comme ayant ramené l’Égypte sur le droit chemin pour appliquer la démocratie et la volonté du peuple et permettre le progrès, la prospérité et le bien-être. En juin 2017, l’épreuve du baccalauréat d’histoire était : « Qu’est-ce qui se passerait si Al-Sissi n’avait pas prononcé le discours de 30 juin 2013 ? ».

En parallèle, en septembre 2016, le ministère de l’Éducation entérine le Règlement de discipline scolaire, qui impose des sanctions sévères contre tout élève portant atteinte à l’image du pays ou dénonçant les symboles de l’État. Il applique des mesures strictes sur l’absentéisme et le désordre ainsi que sur l’insoumission aux ordres de l’enseignant. « L’implication accrue de l’armée dans la vie sociale a contaminé la bureaucratie égyptienne. Les valeurs militaires s’enracinent massivement dans la société. La soumission et la promotion de l’allégeance, incarnées dans les valeurs militaires, deviennent les caractères essentiels de direction des institutions égyptiennes », dénonce Amar Ali Hassan. Selon lui, les pratiques visant à militariser la jeunesse ont pour but d’éviter l’apparition d’une génération qui pourrait suivre les pas de celle du 25 janvier 2011, qui a renversé en quelques jours un ancien général resté au pouvoir pendant trente ans. « Le régime comprend qu’il est impossible d’obtenir l’allégeance de cette génération dont l’objectif est de renverser les structures de l’État fondé en 1952 par les militaires et renforcé par les régimes successifs jusqu’à l’ère Moubarak », précise-t-il.

Sur les pas de Nasser

Les tentatives de militariser la jeunesse en Égypte ne sont pas nouvelles. Abdel Fattah al-Sissi s’inspire en grande partie de Gamal Abdel Nasser. Après le renversement de la monarchie en 1952, ce dernier installe des officiers dans toutes les institutions de l’État, chose acceptée par la majorité des Égyptiens qui considéraient Nasser et l’armée comme les libérateurs d’une monarchie corrompue. Rapidement, Gamal Abdel Nasser domine tous les dispositifs de l’État. Les programmes scolaires sont établis par l’armée, qui efface tout souvenir de l’ancien régime. Un contrôle de l’information est imposé afin que les médias deviennent le porte-parole du nouvel exécutif. Personne ne peut dire un mot à la télévision ou écrire dans la presse sans avoir reçu l’approbation de l’armée. Le cinéma, la musique, la littérature…, partout, on chante le « sauveur de l’Égypte ».

Mais la défaite de la guerre des Six Jours en 1967 contre Israël crée une fissure dans cette unanimité. Le peuple commence alors à s’interroger sur l’utilité de soutenir l’armée tant glorifiée et qui a échoué à défendre le pays. En 1970, Anouar el-Sadate (1970-1981) arrive au pouvoir et lance de grands changements pour chasser les nasséristes militaires des institutions, œuvrant à réduire l’intervention militaire dans la vie politique et sociale du pays. Il ouvre même l’espace à la critique de la période ­Nasser au cinéma et dans les journaux. Ainsi, plusieurs films produits pendant les années 1970 critiquent la main de fer et la répression adoptées par Nasser. « El-Sadate a essayé d’alléger l’influence de l’armée sur la vie sociale. Son objectif était de se protéger de l’armée, qui s’est opposée à sa politique étrangère concernant son rapprochement avec Israël et les États-Unis », note Amar Ali Hassan.

En 1981, Hosni Moubarak hérite d’une élite civile naissante. Il suit la ligne d’El-Sadate concernant l’éloignement de l’armée de la vie politique. Cela offre plus de place au développement de l’éducation, ce qui a indirectement produit des générations libres qui ne voient pas l’armée comme modèle. Mais dominer la mentalité de la jeunesse n’est pas seulement un enjeu pour l’armée. « L’éducation civile et l’ouverture depuis El-­Sadate ont aussi permis aux islamistes d’entrer dans la bataille pour manipuler la mentalité des enfants. Plusieurs écoles islamiques sont construites dès les années 1980 », explique ­Michael Wahid Hanna, chercheur à l’association américaine The Century Foundation (5).

Au début de l’année 2016, Al-Sissi lance des rencontres mensuelles avec des jeunes. L’objectif est de montrer un homme « soutenu par les jeunes alors que ce n’est pas vrai. Ces jeunes qui participent aux conférences sont choisis par les appareils de sécurité pour leur allégeance et pas pour leurs compétences. Il s’agit aussi de préparer des individus compatibles avec l’autorité militaire pour devenir, à l’avenir, les collaborateurs du pouvoir », analyse Michael Wahid Hanna. Le 28 août 2017, Abdel Fattah al-Sissi ordonne la fondation de l’Académie pour l’apprentissage et la qualification des jeunes. Ce désir d’imposer l’éthique militaire sur la jeunesse par l’éducation et les divertissements ne trouve que trop peu ou pas de contestation. Car dans un pays où la population souffre de la pauvreté, le corps de l’armée incarne l’espoir d’une vie meilleure, une possibilité d’ascension sociale.

Auteur : Hossam Rabie

Notes

(1) On peut regarder le spectacle sur : www​.youtube​.com/​w​a​t​c​h​?​v​=​0​0​o​W​X​5​r​j​ds0

(2) Entretien avec l’auteur, octobre 2017.

(3) Voir : https://​raseef22​.com/​p​o​l​i​t​i​c​s​/​2​0​1​5​/​0​6​/​1​8​/​g​e​t​t​i​n​g​-​t​o​-​k​n​o​w​-​e​g​y​p​t​i​a​n​-​p​u​b​l​i​c​-​o​p​i​n​i​o​n​-​t​h​r​o​u​g​h​-​l​a​n​t​e​r​ns/

(4) Entretien avec l’auteur, octobre 2017.

(5) Entretien avec l’auteur, octobre 2017.


Légende de la photo en vedette: L’armée est omniprésente dans le paysage égyptien, et peut représenter un ascenseur social pour les jeunes. © Shutterstock/VadimBa


 

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