L’Égypte inaugure une base navale proche de la Libye: un cas d’école de «Hard power»

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L’Égypte a inauguré une nouvelle base navale non loin de la frontière libyenne. Militarisant la société égyptienne, le Président al-Sissi réaffirme l’influence croissante du Caire dans la résolution du conflit libyen. Un message martial destiné à ses adversaires «qu’ils soient externes ou internes», explique Alex Issa, chercheur à Science Po.

Le Caire montre ses muscles.

 

Lors de l’inauguration de sa nouvelle base navale en Méditerranée orientale le 3 juillet, le chef d’État égyptien a passé en revue l’armada égyptienne. Plus d’une cinquantaine de bâtiments étaient amarrés à quai. Parmi eux, les deux porte-hélicoptères Mistral français (initialement destinés à la marine russe), des frégates italiennes Bergamini, des sous-marins allemands 209 ainsi que des corvettes. Bref, de quoi ravir Abdel Fatah al-Sissi, militaire devenu Président. «C’est la dernière base militaire égyptienne en date sur la Méditerranée et elle sera axée sur la sécurisation du front nord et ouest du pays», a indiqué la présidence égyptienne dans un communiqué.

«Le Caire cherche à montrer qu’il est un acteur important du conflit» libyen

La cérémonie inaugurale s’est déroulée en présence du prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed ben Zayed al-Nahyane, et du président du Conseil présidentiel libyen, Mohamed al-Menfi. Ainsi, par cette inauguration en grande pompe, le pouvoir égyptien entend réaffirmer sa place centrale dans la région. «Une démonstration de force», résume Alex Issa, professeur et chercheur en science politique à Sciences Po Paris et spécialiste en politique et sociétés du Moyen-Orient, avant d’ajouter:

«C’est également une affirmation de l’Égypte comme puissance régionale. Il s’agit d’une manifestation par le Hard power traditionnel selon la théorie réaliste, à savoir la dimension militaire, de la puissance égyptienne. Un message politique qui vise à montrer que Le Caire n’autoriserait pas une atteinte à ses intérêts», souligne-t-il au micro de Sputnik.

Depuis le début de la crise libyenne en 2011, Le Caire a toujours été préoccupé par la stabilité à sa frontière. Le maréchal al-Sissi n’a jamais caché son soutien à l’opposant nationaliste Khalifa Haftar. À ce propos, face aux échecs militaires de son allié, l’Égypte s’était dite prête à intervenir militairement si les forces du Gouvernement d’union nationale (GNA) continuaient leur avancée à l’Est. Le Parlement égyptien avait en effet permis en juillet 2020 l’envoi «d’éléments de l’armée égyptienne dans des missions de combat hors des frontières de l’État égyptien, pour défendre la sécurité nationale égyptienne.»

Malgré l’amélioration de la situation sur place avec la fin des hostilités et la mise en place d’un cessez-le-feu en octobre 2020, l’installation de cette nouvelle base militaire égyptienne chercherait surtout à décourager les troupes libyennes de reprendre les combats.

«Bien évidemment, Le Caire cherche à montrer qu’il est un acteur important du conflit, d’une part, et à sécuriser ses frontières, d’autre part. Cette base navale permet à l’Égypte de dissuader un potentiel adversaire ou agresseur et à fournir au Caire une possibilité de préparation plus rapide pour réagir en cas d’attaque ou de menace», résume Alex Issa.

Le Président égyptien n’est pas à son coup d’essai. En 2017, l’Égypte avait annoncé l’ouverture de «la plus grande base militaire du Moyen-Orient et du Nord de l’Afrique», proche d’Alexandrie. Baptisée Mohamed Néguib, elle a la capacité de rassembler plus de 20.000 soldats. Outre l’inauguration de la nouvelle base intitulée «3 Juillet», Le Caire possède quatre autres bases navales à Alexandrie, Aboukir et Port-Saïd en Méditerranée et à Bérénice sur la mer Rouge. Cette dernière a été inaugurée en 2020 au bord de la mer Rouge avec la collaboration des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite.

L’Égypte veut envoyer 3 millions de travailleurs en Libye

Indépendamment de la réaffirmation de la puissance égyptienne, la nouvelle base navale se situe à seulement 150 kilomètres de la frontière libyenne, preuve de l’influence croissante de l’Égypte sur son voisin de l’ouest.

Hormis le volet militaire, l’Égypte miserait sur la reconstruction de la Libye pour éviter les troubles à sa frontière. Le Caire espère envoyer plus de trois millions de travailleurs égyptiens pour aider le pays à se relever après une décennie de conflit sanglant. C’est une initiative de juin dernier qui émane du ministre égyptien de la Main-d’œuvre en personne. Ayant fermé son ambassade à Tripoli depuis 2014, Le Caire multiplie les rencontres bilatérales depuis plusieurs mois, dans l’optique d’une reprise des échanges commerciaux et d’une stabilisation des frontières entre les deux pays.

Mais, pour le chercheur en science politique, la nouvelle base navale viserait également à envoyer un message politique fort aux adversaires «qu’ils soient externes ou internes».

Al-Sissi a une «approche militaire» du politique

 

Refusant l’islam politique sur son sol, l’Égypte a fait de la lutte contre l’organisation des Frères musulmans son principal objectif sécuritaire. Le pouvoir central ne lésinerait pas sur les moyens. Le Président al-Sissi n’hésite ainsi pas à militariser la société égyptienne pour durcir sa politique à l’égard de ses opposants politiques. «al-Sissi est militaire. Cette approche militaire est ancrée dans sa politique. En interne, cette politique est menée contre tout opposant, et particulièrement les Frères Musulmans qu’il essaie d’affaiblir», appuie Alex Issa. La justice égyptienne a confirmé le 14 juin la condamnation à mort de 12 membres de la confrérie, dont deux dirigeants. Une politique répressive soutenue par l’étranger:

«Cette militarisation est soutenue par les alliés de l’Égypte, à savoir notamment les Émirats et l’Arabie saoudite, pour des raisons d’équilibre de puissance et de rapport de forces. Il ne faut pas oublier les liens entre les Frères Musulmans et la Turquie, cette dernière possédant des relations assez tendues avec le pouvoir au Caire», précise le spécialiste du Moyen-Orient.

En dépit d’un timide rapprochement en mai dernier entre Ankara et Le Caire, les deux pays resteraient rivaux. Une rivalité qui serait également entretenue par l’Occident:

«L’Occident, et notamment l’UE, perçoit la Turquie comme la véritable menace en Méditerranée et n’hésiterait pas à soutenir l’Égypte, y compris en lui vendant des armes, pour établir un équilibre de puissance, empêchant ainsi Ankara d’agir librement en Méditerranée», conclut Alex Issa.

En témoignent les ventes de Rafale: un contrat portant sur 30 appareils vient de succéder en mai à une première commande de 24 avions multirôles de Dassault. La France a aussi vendu à l’Égypte une frégate, quatre corvettes et deux porte-hélicoptères. Berlin a fourni des sous-marins au Caire, l’Italie des frégates, tandis que Washington a approuvé en février dernier près de 200 millions de dollars de vente d’armes à l’Égypte, portant sur des missiles tactiques.


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