Faut-il désirer un monde sans frontière ?

 Par Laura Raim | 

Faut-il désirer un monde sans frontière ?

L’abolition des frontières (et des États) est une aspiration ancienne dans le camp humaniste… mais aussi dans celui du capitalisme. En réalité, tout dépend de ce qu’elles séparent et de ce que l’on veut faire circuler librement entre elles.

La gauche condamne les frontières fermées, la chose est entendue. Mais quel terme pose problème, au juste : « fermées » ou « frontières » ? Plus radical encore que le titre de la chanson culte de Tiken Jah Fakoly, « Ouvrez les frontières », le nom des activistes No border dessine un horizon d’abolition pure et simple des frontières nationales, et donc des nations.

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Une perspective qui semble salvatrice, tant les politiques migratoires de la forteresse européenne donnent aujourd’hui aux frontières des apparences de cimetière marin. Il faut applaudir l’action de ces militants qui se donnent pour but de « construire la résistance face aux agressions policières, d’éveiller les consciences sur la situation calaisienne, de montrer notre solidarité avec les migrants, et tout simplement d’essayer de rendre la vie des gens un peu plus facile ». On peut néanmoins contester le postulat que les frontières seraient intrinsèquement nocives et douter du fait que leur suppression soit une piste politique réalisable, ou désirable.

Pour avoir une idée de ce qu’est une « bonne » frontière, disons tout de suite ce qu’elle n’est pas : un mur, qui protège unilatéralement un côté de toutes ses craintes : l’immigration, le terrorisme, la pauvreté… Là où « le mur interdit le passage, la frontière le régule », écrit Regis Debray dans son Éloge des frontières, où il liste les caractéristiques de la frontière « honnête » : objet d’un accord, elle doit pouvoir être traversée des deux côtés. Ainsi, elle est un vis-à-vis, un « égalisateur de puissance », une séparation qui permet l’hospitalité ainsi que l’asile. Une porte que l’on peut ouvrir à un réfugié politique et fermer à la tête de la police qui le traque. Sans frontière, c’est « la loi du plus fort, qui est chez lui partout », juge l’écrivain. Et de rappeler que « les Palestiniens n’aspirent qu’à une chose, avoir une frontière », faute de quoi ils se retrouvent derrière une citadelle barbelée, vulnérables face aux incursions israéliennes. La frontière nationale n’implique pas non plus une obligation de loyauté chauvine. Nul besoin de la supprimer, donc, pour se désolidariser avec son propre gouvernement, ou pour soutenir un autre peuple. Cela s’appelle l’internationalisme.

Un rêve libéral

Séduisante sur le papier, la suppression des frontières n’est pas la panacée, on le constate assez là où elles ont déjà été affaiblies, par exemple à l’intérieur des diverses zones de libre-échange ou au sein de l’Union européenne. Lorsque Bernie Sanders, partisan de la régularisation massive des immigrés clandestins, est interrogé sur l’option d’ouvrir complètement les frontières, sa réponse est nette : « C’est une proposition des frères Koch [les plus grands financeurs des Républicains] […] C’est une proposition de droite. » Car les No border ne sont pas les seuls à rêver d’un monde sans frontière. Les capitalistes sont les premiers à œuvrer au renforcement de la mobilité des facteurs de production – les travailleurs et les capitaux, appelés à fluidifier en temps réel l’offre et la demande mondiale. Leur mot d’ordre : « Laissez faire, laissez passer ».

Ainsi, dans la très libérale construction européenne, l’élimination des contrôles de capitaux depuis 1986 facilite aussi bien la spéculation sur les marchés de capitaux mondiaux et les crises financières que l’évasion fiscale, privant les États des moyens nécessaires à la préservation de leur modèle social. Quant à la disparition des barrières douanières consécutives à la réalisation du Marché unique en 1993, elle empêche de taxer les produits dont la fabrication viole certaines normes sociales, sanitaires ou environnementales.

Certes, dans la version libérale, il importe que les frontières ne soient que partiellement dissoutes : pour tirer le maximum de bénéfices d’un vaste marché mondial, il doit rester suffisamment d’États hétérogènes pour faire jouer la concurrence entre les systèmes fiscaux et sociaux nationaux. Et en pratique, l’application des « quatre libertés » (biens, services, capitaux, personnes) voulues par les pères fondateurs de l’Europe s’est avérée à géométrie variable.

Intransigeantes sur la liberté totale des mouvements de capitaux, condition préalable imposée par l’Allemagne en 1988 pour envisager le principe d’une union monétaire européenne, les autorités sont plus conciliantes sur la circulation des hommes. Le droit de séjour des citoyens européens au-delà de trois mois dans un État membre de l’UE est en effet soumis à de strictes conditions.

Quant au droit d’accéder aux allocations familiales, aux formations professionnelles, à l’éducation, à la sécurité sociale et aux allocations-chômage dont bénéficient les nationaux, il fait régulièrement l’objet de dérogations. Par exemple, en 2016 sous la pression du parti anti-immigration de Nigel Farage, le premier ministre conservateur David Cameron a obtenu de Bruxelles, où l’on était prêt à tout à tout pour éviter un « Brexit », la possibilité de suspendre pendant sept ans le versement des allocations sociales aux nouveaux venus européens.

Quelle communauté politique ?

Pourquoi ne pas imaginer une politique humaniste – au sens propre du terme – strictement inverse, qui consisterait à resserrer les contrôles sur les biens et capitaux, tout en ouvrant grand les frontières aux hommes ? N’est-ce pas cela, faire de la politique ? Rejeter les mécanismes automatiques ou immuables, les barrières en permanence fermées ou en permanence ouvertes, pour se donner la possibilité de débattre et de décider collectivement, au cas par cas, et le plus régulièrement possible, de ce que la communauté politique laisse entrer et sortir.

C’est cela la souveraineté populaire, ou la démocratie, au choix. Il se trouve qu’elle ne peut s’exercer qu’à l’intérieur d’une communauté politique nécessairement circonscrite, autrement dit d’un territoire défini par une frontière. Jusqu’à présent, c’est dans le cadre de l’État-nation que la souveraineté s’est réalisée, même si elle a été considérablement érodée par la mondialisation. En matière économique surtout, la capacité des peuples à décider des politiques menées a en effet été en grande partie dissoute dans des traités de libre-échange, des institutions supranationales non élues et des marchés financiers dérégulés. Rien n’interdit de penser les conditions de la réactivation de la démocratie à l’échelle nationale, ou de son redéploiement à une échelle plus large, par exemple européenne. Plus vaste, cette nouvelle entité n’en conserverait pas moins des frontières.

Reste donc à savoir si l’avènement d’un monde sans frontière est possible. De fait, un gouvernement mondial serait plus adapté à l’activité des puissances privées qui, elles, n’ont attendu personne pour survoler les frontières, de paradis fiscal en organisations internationales. Le monde entier est leur terrain de jeu. Dans son livre Demain, qui gouvernera le monde ?, Jacques Attali est optimiste. « Un jour, l’humanité comprendra qu’elle a tout à gagner à se rassembler autour d’un gouvernement démocratique du monde, dépassant les intérêts des nations les plus puissantes, protégeant l’identité de chaque civilisation et gérant au mieux les intérêts de l’humanité. Un tel gouvernement existera un jour. Après un désastre, ou à sa place. Il est urgent d’oser y penser, pour le meilleur du monde. »

Muni de son habituelle armature conceptuelle spinoziste, Frédéric Lordon a relevé le défi. Dans Imperium, le philosophe pose la question de la possibilité d’une telle communauté politique unifiée. Sa conclusion est négative : les forces passionnelles rivent l’humanité dans une configuration fragmentée. D’une part, les hommes se regroupent sous le coup d’affects tels que la compassion, mais aussi par nécessité vitale : la survie commandant de ne pas être seul, la division du travail conduit au rapprochement. D’autre part, d’autres affects comme la haine, la jalousie ou la rivalité exercent une pression inverse, à l’éloignement et la sécession. « La pluralité des groupements finis distincts s’impose donc comme la solution d’équilibre entre tendances centripètes et tendances centrifuges. »

Une politique des frontières

A supposer, avec les No border, que la possibilité d’un État unique mondial soit théoriquement possible un jour, ce jour semble pour le moins lointain. En réalité, on observe au contraire un regain du sentiment national, les mouvements indépendantistes en Écosse ou en Catalogne l’ont récemment illustré. Tandis qu’une certaine élite ne se lasse de prédire la fin de la nation, la balkanisation se poursuit : 27.000 kilomètres de frontières « nouvelles » ont été dessinés depuis 1991 selon Regis Debray, qui interprète cette « furie d’appartenance » comme une réaction à une mondialisation qui cherche, précisément, à abattre les frontières et uniformiser la planète.

Plutôt que de construire un projet sur l’hypothèse fragile et ambivalente d’une dissolution future des frontières, il appartient à la gauche de définir une politique des frontières qui reflète ses valeurs. Ni bonne ni mauvaise en soi, la frontière est à l’image de la nation qu’elle délimite : fermée et odieuse quand la communauté politique est repliée sur une base ethnique excluante, ouverte et aimable quand elle est fondée sur un principe inclusif de citoyenneté et d’égalité lié au droit du sol. On peut alors aller loin dans la défense d’une ouverture inconditionnelle à tous les hommes résidant sur le territoire. Dans le sillage des théories de la justice globale, le chercheur américain Joseph Carens estime que « la citoyenneté dans les démocraties libérales occidentales est l’équivalent moderne du privilège féodal : un statut héréditaire qui accroît considérablement les possibilités de vie d’une personne ». L’auteur de Ethics of immigration affirme par conséquent que « les frontières devraient généralement être ouvertes et que les individus devraient normalement être libres de quitter leur pays d’origine et de s’installer dans un autre sans y être soumis à d’autres contraintes que celles qui pèsent sur les citoyens de ce pays ». Encore faut-il que les représentants de la gauche radicale surmontent leurs réticences à affirmer haut et fort ce genre de position.

Laura Raim


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