France / Pour une économie républicaine après la crise

Source : Marianne, Christophe Ramaux

« Economie républicaine ». Encore un nouveau concept ? Non. L’économiste atterré Christophe Ramaux rappelle combien une économie équilibrée suppose le recours au marché pour satisfaire des besoins mais aussi l’intervention d’un État social au bénéfice du plus grand nombre. A méditer en ces temps de crise sanitaire.

A boy rides his bicycle past the Eiffel Tower in Paris on April 5, 2020, on the twentieth day of a lockdown in France aimed at curbing the spread of COVID-19 (novel coronavirus). (Photo by Philippe LOPEZ / AFP)

Emmanuel Macron l’a reconnu dans son Adresse aux Français du 12 mars 2020 : il convient d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». Le même type de propos ayant été tenu en réponse aux Gilets jaunes ou par Nicolas Sarkozy suite à la crise de 2008, comment s’assurer que l’adage de Tancredi, « que tout change pour que rien ne change », ne l’emporte pas à nouveau demain ?

La France est l’un des pays où les dépenses de santé ont le moins augmenté ces dernières années : 0,8 % par an depuis 2013, trois fois moins qu’en moyenne dans l’OCDE. L’investissement des hôpitaux a chuté. Simultanément, le dumping social, fiscal et environnemental constitutif de la mondialisation néolibérale a entraîné la délocalisation effrénée de productions, y compris de biens vitaux. Des lits et des stocks de masques suffisants ne rentrent pas dans les préceptes de la « production allégée » en flux tendus (lean production selon le globish des élites managériales). Le néolibéralisme n’a décidément pas l’efficacité dont il se targue. En 2008, c’est par la finance libéralisée, sa clé de voute, qu’il a entraîné le monde dans l’abîme, aujourd’hui, c’est par son second pilier, le libre-échange, sans que la première et sa puissance dévastatrice n’ait été remise en cause.

Caricature de Nedjmeddine Bendimerad

REPENSER LA FINALITÉ ASSIGNÉE À L’ÉCONOMIE

Il y a décidément bien lieu de repenser la finalité assignée à l’économie et son organisation d’ensemble. Avec quelle boussole ? C’est ici que le bât blesse. L’idée selon laquelle le modèle actuel sert les intérêts d’une infime minorité au détriment du plus grand nombre, loin de l’image d’Epinal des « premiers de cordée », est largement partagée. Mais il n’existe pas d’alternative cohérente à lui opposer. Pour construire celle-ci, la sagesse n’est-elle pas de s’appuyer sur ce qui fait le socle partagé de nos sociétés, la démocratie, afin de concevoir ce qu’on peut nommer une « économie républicaine » ?

La démocratie a un volet libéral : liberté de s’associer, de penser, de manifester, etc. Mais elle a aussi un volet proprement républicain qui n’est pas libéral, comme le souligne Marcel Gauchet : les citoyens placés sur un strict plan d’égalité – chacun ne compte que pour un – élisent des représentants qui votent des lois s’appliquant à tous, y compris ceux qui sont en désaccord. La crise en cours revivifie ce contrat social : chacun peut avoir son opinion sur les décisions sanitaires prises, mais, car il y a un temps pour tout, on se doit de les appliquer. Dans nos « sociétés d’individus », le mot société pèse de tout son poids. Nous aspirons à maîtriser nos vies, mais cela même n’est possible qu’en « faisant société ». Le tout n’est pas réductible au jeu des parties, la société a une consistante propre, et c’est pourquoi il y a besoin de règles, de lois, d’Etats.

Ce qui vaut pour le politique vaut pour l’économie. Dans les faits, nos économies sont d’ores et déjà mixtes. Mais nous ne l’assumons pas pleinement d’où notre désappointement.

L’économie a un pôle privé. Celui-ci a certes besoin de règles (fiscales, sociales…) afin de fonctionner. Il n’est pas nécessairement capitaliste puisqu’il comprend aussi le Tiers secteur (près de 10 % des emplois) avec les associations, mutuelles, coopératives, auxquelles on est libre d’adhérer ou pas. Il n’empêche, et c’est la part de vérité qu’il faut reconnaître aux libéraux afin de faire enfin bouger les lignes en profondeur : oui la concurrence, l’initiative privée, ont du bon. Le noyau dur du plaidoyer d’Adam Smith, selon lequel la concurrence a ses vertus en ce qu’elle contraint à œuvrer au mieux, a sa part de vérité. Est-ce suffisant ? L’histoire nous montre que non : la recherche par chacun de son intérêt personnel, égoïste, ne garantit en aucun cas que la richesse globale augmente ni a fortiori que cela profite à tous. Le capitalisme libéral engendre régulièrement des crises avec leurs cortèges de chômeurs, et donc de gâchis puisque d’immenses besoins demeurent insatisfaits, que l’on songe aujourd’hui à la santé mais aussi aux besoins écologiques (rénovation thermique du bâti, transport collectif, production électrique non carbonée, etc.). Il ne garantit en rien que l’accumulation sans fin de richesses des uns profite à tous. Il interdit de s’interroger en amont sur les productions à privilégier et celles à délaisser (charbon, SUV…). La stabilité financière, le plein emploi, la protection sociale, les services publics, l’écologie, etc. : sur tous ces domaines il y a besoin d’intervention publique. Celle-ci doit être correctement déployée et il n’en va pas spontanément de soi bien entendu. Mais pour mobiliser « ceux du public », encore faut-il leur offrir autre chose que l’opprobre et l’austérité. A l’instar de nos instituteurs, nos infirmières à l’hôpital sont parmi les moins bien payées des pays développés. Elles touchent 25 % de plus en Allemagne, 33 % en Espagne, 64 % au Pays-Bas.

RÉVOLUTION DES REPRÉSENTATIONS

Au-delà du choc à déployer en faveur de la santé, il importe, y compris pour que ce choc ait vraiment lieu, d’opérer une véritable révolution en termes de représentation, en cessant de considérer le public comme une charge, un fardeau.

Les 6,2 millions d’agents du public (Fonction publique essentiellement mais aussi agents de la sécurité sociale…) ne sont pas des improductifs : au même titre que ceux du privé, ils créent de la valeur monétaire (18 % de la valeur ajoutée totale). Il est temps de le reconnaître. La part de l’emploi public (22 % de l’emploi total) n’a pas augmenté depuis 40 ans alors qu’une société riche devrait dépenser plus pour la santé – n’est-ce pas ? –, l’éducation, la culture, etc. Dans certains pays nordiques elle est plus élevée (près de 30 % au Danemark et en Suède) et ils s’en portent plutôt mieux.

Les prestations sociales en espèce – 458 milliards en retraites (en premier lieu), allocations familiales, chômage, etc. – et transferts sociaux – 360 milliards en soins remboursés, éducation, etc. – s’élèvent à 818 milliards, soit l’équivalent de la moitié du revenu global des ménages. C’est plus – chiffre souvent méconnu – que les revenus directs du travail (salaires nets et revenus des indépendants). C’est trop ressassent les libéraux. C’est oublier que la plus grande part de ces sommes répond à des besoins (retraite, santé…) mal pris en charge lorsqu’ils sont confiés au privé, tandis que d’autres prestations mériteraient certes d’être réduites, mais en s’attaquant aux lourdes fautes de nos sociétés, le chômage, la précarité, la pauvreté, qu’elles ne font que – fort insuffisamment – réparer. C’est oublier aussi que ces sommes soutiennent massivement la demande adressée aux entreprises privées et donc leur activité. Rien ne se perd : la moitié de la consommation globale est socialisée, directement, avec la consommation de services publics, et indirectement, les retraités, familles, chômeurs faisant leurs courses auprès du privé.

L’ÉCONOMIE RÉPUBLICAINE

Déficits et dette publics gonfleront demain. Mais il faut cesser de les fustiger. A l’instar du crédit pour le privé, ils ne sont pas des maux en eux-mêmes. Et le seul moyen de les réduire est de revenir au cercle vertueux combinant hausse de l’activité, et donc des recettes, et taxation des hauts revenus et patrimoines. C’est ainsi que les dettes publiques, très élevées à l’issue de la Seconde Guerre mondiale (plus de 200 % en France), ont fondues comme neige au soleil ensuite (20 % dans les années 1970).

Puisse ce souffle républicain servir aussi de boussole pour rebâtir l’économie

L’économie républicaine, c’est non seulement assumer l’imbrication du public et du privé (les trois quarts de la dépense publique le soutiennent directement, c’est aussi transformer chacun de ces deux pôles. Le public, en le rendant moins bureaucratique, plus à l’écoute des usagers. Le privé, en remettant en cause le pouvoir de la finance sur les grands groupes, et partant sur leurs sous-traitants, en réhabilitant les entreprises comme collectif de travail, associant les travailleurs à leur conduite comme cela se fait en Allemagne ou en Suède.

L’économie républicaine, enfin, c’est tourner le dos à l’illusion européenne. Partout dans le monde, la démocratie se déploie dans le cadre des nations. Il en va de même pour l’Etat social. Les prestations sociales, les services publics, le droit du travail, sont et resteront nationaux. Il faut demander beaucoup à l’Europe en un sens, mais en visant juste : la remise à plat de ses règles (budgétaires, monétaires, industrielles…), afin qu’elle soit au service des Etats sociaux nationaux et non plus l’instrument de leur détricotage.

Nous soutenons les soignants à nos fenêtres et y fredonnerons sans doute bientôt la Marseillaise comme à chaque grande heure de notre histoire. Puisse ce souffle républicain servir aussi de boussole pour rebâtir l’économie.

Source : Marianne, Christophe Ramaux


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