En quoi la France serait utile à l’Algérie ?

         

 Par Halim Benattallah, ancien ambassadeur

Je voudrais ici faire un survol rapide des données des relations entre l’Algérie et la France, telles que je les perçois, et en tirer quelques enseignements. D’abord, sur le plan intérieur, la France donne l’impression d’un pays qui se délite. Le président Macron détricote le modèle social français et accentue les fractures sociales. Ce modèle se dissout. Il n’est plus exportable. Quant au modèle administratif français, il est devenu singulièrement archaïque comparativement aux modèles allemand et belge, plus avancés ; c’est un logiciel de complexités non exportable. Sur un autre plan, un pays surendetté, qui peine à rester à flots, qui persécute ses infirmières et ses infirmiers, jetant les plus humbles dans la précarité, devrait se regarder dans un miroir au lieu d’agacer le monde extérieur de ses «bons» conseils.
Voyons à présent la place de la France sur la scène internationale. J’observe que le président Macron a accentué le déclassement de la France. La France n’est plus autonome de ses choix.
Ou alors serait-elle en manque de vision ? Le déclassement a commencé lorsque le président Mitterrand l’a mise dans le sillage des Américains (guerre du Golfe).
En Afrique, la France est huée, bat en retraite au Sahel (ce n’est pas la faute de la Russie, comme le prétend le Président français et la ministre Catherine Colonna) et entretient un rapport de type néocolonial (monétaire notamment) avec l’Afrique de l’Ouest et centrale. Au Moyen-Orient, elle n’est pas écoutée. Sur l’Ukraine, elle s’est mise sur le mode sujétion aux Américains et se fait ravir les contrats stratégiques d’armement par ces mêmes Américains auxquels elle est subordonnée. Dans l’espace eurasiatique, face à la Russie, elle ne pèse guère plus. Face à la Chine, c’est une joueuse de seconde division dans les enjeux de l’Indo-Pacifique. Enfin, en Europe, elle a besoin de l’Allemagne pour s’affirmer, laquelle Allemagne a décroché de l’attelage franco-allemand pour s’entendre avec l’Oncle Sam.
Il reste au Président français une carte à jouer, celle de l’arrogance, qu’il a lui-même déclinée devant le parterre des chefs d’État à Bangkok (forum des chefs d’État des pays Asie-Pacifique) quand, dans un grand moment d’inspiration, il voulut donner une leçon sur le sens du «non-alignement». A cette occasion, le banquier d’affaires devenu président fit la démonstration de son amateurisme dans la matière diplomatique.
Il lui reste aussi le Maghreb. C’est un des derniers espaces où la France tente de préserver son avantage de par les liens tissés avec une fraction des élites locales. Les citoyens algériens (africains en général) n’ont pas la France (officielle) dans leur cœur, surtout qu’elle se fait détester, tant par sa politique sur la circulation des personnes, par les outrances, sinon les outrages de son extrême droite, que par les propos d’une classe politique au pouvoir de faible consistance politique.
J’observe aussi que l’Algérie est prise d’assaut par des vagues de délégations françaises. La France reprend l’initiative pour réparer les dommages commis par les propos d’un président en déficit de culture historique. Le Maroc étant considéré par elle comme pays acquis, la Tunisie dans la tourmente ayant peu à lui offrir, mais plutôt en demande, l’Algérie, aux grandes potentialités, reste un objectif essentiel, un des derniers gisements à exploiter outre-Méditerranée. Gisement au sens large du terme, y compris pour y aspirer son élite (par ailleurs mal traitée sur le plan intérieur) par les mécanismes de l’immigration choisie et du système dit de «la mobilité». Une élite que la France acquiert à très faible coût, qui contribue au PNB et au rayonnement culturel de la France, tout en s’attirant son ingratitude. Cette saignée est un dommage collatéral immense causé à notre pays.
Pareille prise d’assaut est du déjà-vu. Elle aura l’effet, selon moi, de quelques doses de corticoïdes car, comme par le passé, c’est de France que surviendront de prochaines provocations (en général pour des raisons de politique intérieure, une constante française).
Et c’est de Paris que viendront ultérieurement les signes de «repentance» diplomatique afin de reprendre le cours des affaires, comme si rien ne s’était passé. Que de temps et d’énergie perdus à recoller les morceaux !
L’ancienne puissance coloniale joue constamment le chaud et le froid. Son influence en reflux en Algérie dans la décennie 90 a reconstitué son potentiel au début des années 2000. C’est un paradoxe historique que l’ancienne puissance coloniale prétende, et insiste, pour conserver une place de choix. Le ministre des Affaires étrangères De Charrette n’était-il pas venu en mission spéciale à Alger pour exiger le dû de la France sur les marchés publics de l’Algérie, alors que l’Algérie était dans la tourmente et en cessation de paiement ? La place que revendique la France devrait (à la limite) revenir à ceux qui ont été aux côtés de l’Algérie dans les moments de souffrance et dans les périodes de tourmente, et non au pays qui l’a martyrisée.
Je rappelle à présent quelques positions diplomatiques respectives de l’Algérie et de la France. Sur le Sahara occidental, les positions sont diamétralement opposées.
La France joue sur ce dossier un rôle contre-productif qui empoisonne l’atmosphère dans le Maghreb. Sur la Libye, l’intervention militaire que le président Sarkozy a déclenchée est un désastre à la fois pour le peuple libyen et pour le Maghreb. La France y joue encore double jeu. Et c’est l’Algérie qui paye le prix de l’aventurisme militaire de la France en Libye. Nos intérêts ne rencontrent pas ceux de la France dans ce pays voisin et les effets de manche du président Macron sur ce dossier ne pourront pas masquer la divergence des positions. Sur l’attitude envers la Russie, les positions sont aussi très éloignées, la France se comportant en sous-traitant de la politique américaine (sur la plupart des crises et conflits diplomatiques d’ailleurs – nucléaire iranien, Syrie…).
Sur le dossier palestinien, la France est hors-jeu. Elle pratique un double langage douteux de soutien à Israël tout en affichant un semblant d’empathie envers le peuple palestinien livré aux massacres et crimes de guerre israéliens (elle se garde bien de demander leur traduction devant la justice internationale). La «politique arabe» d’antan a été dilapidée.
Sur le sujet du Sahel, de la stabilité, la sécurité dans la région et la lutte contre le terrorisme, nos perceptions et intérêts respectifs sont éloignés. L’Algérie est dans ce contexte totalement autonome par rapport au camp occidental (notamment l’UE), présent militairement en Afrique. Les Occidentaux sont d’ailleurs en échec dans leur «stratégie» d’appui à la France de sécurisation du Sahel. La France se replie du Sahel tandis que le terrorisme ne recule pas.
Au contraire, le danger s’est rapproché des frontières de l’Algérie. C’est la France qui est en demande sur les questions de sécurité et d’appui au Sahel. Néanmoins, admettons que les options nationales sont plutôt incompatibles avec les intérêts français, cela n’est pas pour autant incompatible avec un dialogue bilatéral et une certaine forme de coopération. Quant à la confiance mutuelle c’est, de mon point de vue, une tout autre question.
Sur le plan énergétique, les clients ne manquent pas, et là aussi la France est en demande.
Sur le dossier de la mémoire, j’observe que le Président français est à l’aise dans le jeu de l’illusionniste dans la matière historique (Rwanda, Algérie). Pour l’heure, je pense qu’il ne peut y avoir de lecture commune possible ; c’est un exercice contre-productif que la France propose, un peu pour noyer le poisson dans l’eau. Les historiens et spécialistes d’outre-mer devraient plutôt s’atteler à déboulonner les statues des criminels de guerre français qui continuent de narguer notre mémoire.
J’observe aussi l’usage de la délivrance au compte-gouttes des visas comme levier de pression, tant sur l’État que sur les citoyens algériens. Observée dans la durée, cette politique est une tendance unilatérale lourde, qui ne sera pas redressée de sitôt. Elle sanctionne les citoyens algériens (mais aussi marocains, tunisiens et africains en général) en lien avec leurs proches, se déplaçant pour leurs affaires ou pour d’autres considérations souvent impératives.
Selon moi, c’est une mesquinerie de grande-moyenne puissance.
Sur le plan commercial, là aussi la France est en demande car dans un contexte de globalisation et de circulation des connaissances, des marchandises, des services, des technologies, de la science, l’Algérie a le plus grand choix des partenaires. La France semble maintenir son avantage par le biais de la langue et de la facilité que celle-ci procure, sans compter le rôle (relatif) d’intérêts d’ordre privé.
Sous Sarkozy, la France a fait la pire des politiques au sujet d’un pseudo «Islam de France», jouant la division entre Algériens et Marocains et supplantant la prestigieuse Grande Mosquée de Paris par un «machin» administratif «à la française» (le CFCM). Cette politique a causé le plus grand tort aux musulmans en France et à la communauté algérienne.
Par ailleurs, j’ai encore en mémoire le rôle peu constructif de la France au sein de l’UE sur le dossier Algérie dans la décennie 90. Un État se consolide par superpositions d’expériences historiques, non par occultation de la mémoire vive. C’est une des clés des réussites de l’Allemagne et du Japon, par exemple, ou du grand retour de la Chine. Il n’y a pas lieu de glisser la conjoncture des années 90 (pleine d’enseignements) et des atteintes répétées à l’honneur du pays dans la boîte des résiliences.
Pour qui a une pratique diplomatique des relations avec la France sait qu’elle fait bon usage de la science du double langage (pratique courante par ailleurs), mais cela pose un vrai problème de confiance mutuelle. J’ai plutôt noté la défiance mutuelle comme constante dans les relations entre l’Algérie et la France.
Le monde et le temps diplomatique ayant profondément changé ces dernières années, c’est une réflexion d’ordre stratégique dont l’Algérie a besoin pour dessiner une projection sur les vingt prochaines années. D’abord, c’est le langage qui devrait évoluer. Les termes de «partenariats stratégiques» (bilatéraux) et autre «partenariat préférentiel» (UE) devraient être mis au rebus parce qu’en décalage avec les réalités contemporaines. Ces termes pompeux devraient être prohibés du glossaire diplomatique, tant il est vrai que l’intérêt du jour peut varier quand les circonstances du lendemain le commandent.
Ensuite, le bilatéral devrait être le levier privilégié de coopération et d’échanges, surtout que le passage par les organismes multilatéraux (comme la Commission européenne) est très lourd, compliqué, conditionnel, sinon paternaliste, et généralement inadéquat. En termes d’options stratégiques, tous les pays partenaires devraient être mis sur la même ligne, tout en accordant des pondérations politiques aux puissances émergentes comme la Chine, la Turquie et certains pays arabes (pas tous), pays avec lesquels il n’y aurait pas (ou peu) de contentieux politiques ou diplomatiques potentiels. Une marge de pondération politique pourrait être aussi retenue en direction de partenaires «historiquement neutres» (tels que l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, la Suisse ou le Portugal). De même, les liens devraient être renforcés avec des pays émergents en Asie et en Afrique qui contribuent effectivement à corriger les déséquilibres hérités de système mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui ont fait un bond en avant et dont il y a beaucoup à apprendre.
Un pays comme la France, qui invective l’Algérie un jour et qui vient contrit tendre la main le lendemain, est un pays peu crédible, ni fiable. C’est d’ailleurs une constante depuis l’indépendance. Aussi, défaire l’arrogance française en dégradant sa place en Algérie relèverait d’une opération sur le long terme, qui n’empêchera pas toutefois une politique de bon voisinage sans relation préférentielle.
Pareille démarche ne devrait pas empêcher les sociétés civiles de part et d’autre de continuer sur leur chemin des échanges, au sens large du terme. La France reste utile à une frange d’Algériens (et de Français) qui alimentent les courants d’échange bilatéraux mais auxquels la France fait obstacle par une politique conçue par de petits esprits, alors même que les retombées de ces échanges sont tangibles pour la France.
Enfin, au plan géostratégique, en considérant les nouvelles tendances qui vont marquer les décennies à venir, je pense que la France sera peu utile à l’Algérie pour peu que notre pays se projette dans les grandes compétitions du XXIe siècle, s’ouvre au monde et exploite, à son profit, les atouts de la globalisation et l’ère du numérique. En tissant aussi dans pareille perspective des amitiés plus solides et durables. La France pourrait ressentir la tendance et demander la solidarité de ses partenaires européens. Or, au sein de l’UE, le temps n’est plus au «un pour tous, tous pour un» systématique au détriment de l’intérêt national. La conjoncture internationale est ainsi favorable pour décanter nombre de sujets diplomatiques dans un contexte de déclassement-reclassement des nations.
H. B.

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