Tensions franco-algériennes : entre fausse susceptibilité et vraie diversion

02.06.2020

En rappelant son ambassadeur à Paris à cause de la diffusion de documentaires jugés hostiles, le pouvoir algérien fait montre de sa susceptibilité légendaire. Pour le chercheur Adlene Mohammedi, il faut surtout y voir une énième diversion. Il semblerait que le pouvoir algérien n’ait pas apprécié les documentaires de France 5 et de La Chaîne parlementaire (LCP) sur la jeunesse algérienne et – jusqu’à un certain point – sur le Hirak [mouvement populaire] qui secoue l’Algérie depuis bientôt un an et demi. Adlene Mohammedi est chercheur en géopolitique et spécialiste du monde arabe.

  A la fois comploteurs et complotistes, les dirigeants algériens y ont vu une attaque «en apparence spontanée» contre le peuple algérien et contre l’armée algérienne «sous le prétexte de la liberté d’expression». Ils imaginent ainsi la liberté d’expression comme une ruse au service d’un vaste complot mené par «certains milieux qui ne souhaitent pas l’avènement de relations apaisées entre l’Algérie et la France». Au-delà du ton emphatique et grotesque (largement prévisible) utilisé par la diplomatie algérienne, cette réaction officielle est surtout ambiguë : de vagues «milieux» difficilement identifiables sont montrés du doigt et l’on semble reprocher au gouvernement français une forme de passivité. La cryptocratie algérienne regrette sans doute que certains programmes ne soient pas censurés. La relative bienveillance du gouvernement français à son égard ne lui suffit pas. Des documentaires inoffensifs, une réaction disproportionnée Mais le pouvoir algérien n’est pas le seul à avoir réagi. «Algérie, mon amour», le documentaire de Mustapha Kessous diffusé par France 5, a suscité de très nombreuses réactions indignées. Le journaliste a donné la parole à trois hommes et deux femmes qui ont participé au Hirak et évoquent aussi bien le soulèvement contre le système politique que les contraintes sociales et culturelles qui les brident au quotidien. Certains conservateurs (et il en faut peu pour les heurter) ont été estomaqués par les références à l’alcool et à la sexualité. Les partisans du Hirak, dans leur diversité, n’ont pas apprécié l’absence de représentativité des cinq jeunes (francophones et issus des classes moyennes) et la place, somme toute mineure, du soulèvement populaire et de la lutte politique contre le régime algérien dans ce film. Cette colère disproportionnée (ce n’est qu’un documentaire parmi d’autres sur ce que vit l’Algérie) est à la fois gênante, révélatrice et rassurante. Elle est gênante parce qu’elle fait fi de la subjectivité et de la liberté du journaliste. Un film ne s’impose à personne et celui qui le fait a le droit d’être partiel et partial. Elle est gênante parce que ces jeunes existent et représentent bien une partie de la société algérienne (pas la plus épanouie quand on connaît les mœurs du pays), même s’ils sont loin de la représenter complètement. Plus généralement, cette colère révèle le véritable poids de la France en Algérie : le regard français ne laisse jamais indifférent. Il laisse d’autant moins indifférent qu’il se substitue à un regard que les Algériens ne sont pas autorisés à porter sur leur propre pays. Mais cette déception est aussi compréhensible dans la mesure où elle est à la hauteur des attentes suscitées par ce type de travaux. Elle est même rassurante puisqu’elle montre à quel point le peuple algérien qui s’est soulevé demeure attentif s’agissant de l’écriture de son histoire.

Une fausse querelle diplomatique

Revenons à cette querelle – qui n’en est pas une – entre Paris et Alger. Au message ambigu du pouvoir algérien (sur ces «milieux» qui agiraient contre l’amitié franco-algérienne) le Quai d’Orsay a répondu poliment sur trois points : l’importance accordée à «l’indépendance rédactionnelle», le respect de la souveraineté algérienne et la volonté de poursuivre de bonnes relations bilatérales. Le pouvoir algérien a-t-il de bonnes raisons de rappeler son ambassadeur et d’exiger des explications ? Non. Le Hirak algérien a pâti du statut particulier dont jouit la cryptocratie algérienne sur la scène internationale : appréciée de tous. Il n’a bénéficié d’aucun appui officiel de France. Mais quand les dirigeants algériens se permettent de conseiller le recours à la censure, ils sont assurément dans leur rôle. En Algérie, donner son avis (même sur les réseaux sociaux) peut conduire à la prison. Les opposants, les journalistes et les anonymes qui croupissent aujourd’hui en prison en savent quelque chose. Le pouvoir algérien se contente d’agiter cette «main étrangère» qu’il affectionne tant et d’entretenir superficiellement, et sans trop y croire, un sentiment antifrançais. Il offre un triste exemple d’utilisation de l’identité contre la souveraineté. Tandis qu’il constitue le principal obstacle à la souveraineté populaire en Algérie, il multiplie les distractions identitaires. Parmi ces dernières, l’amazighité et tout ce qui a trait à la France tiennent une place de choix. Seulement, les Algériens ont réussi à résister à ces diversions depuis le début de leur révolution. Quand les manifestations reprendront, les termes de la lutte seront les mêmes : un peuple désarmé face à un pouvoir clandestin qui s’est imposé à lui.


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