Géopolitique des islamismes

       

À travers votre livre Géopolitique des islamismes, vous avez montré la complexité et la pluralité des formes qu’emprunte l’islamisme. Pour les appréhender, le travail sémantique est apparu comme la première étape de votre ouvrage. Islamisme, islamisme radical, islam ou islamisme politique, comment les définissez-vous ?

A.-C. Larroque : Le travail sémantique est le préalable obligatoire pour appréhender la réflexion sur ces idéologies, à savoir les islamismes dont le djihadisme ou de manière plus globale l’islamisme radical, font partie. L’islamisme est une idéologie qui place la valeur de l’islam, en tant que religion, au centre de toutes les préoccupations politiques et sociales. Dans l’ouvrage Géopolitique des islamismes, le titre est au pluriel car trois catégories — schématiques, qui ne sont pas hermétiques les unes aux autres — coexistent. Première catégorie : l’islamisme missionnaire, avec la prédication, reste le moteur d’action principal des salafistes ou des tablighis (1). La deuxième catégorie, l’islamisme politique, est portée par ceux qui accèdent au pouvoir politique par les urnes — les Frères musulmans au moment des printemps arabes par exemple — ou par la révolution — lors de la révolution iranienne de Khomeini en 1979. Avec l’action violente comme moteur d’action, l’islamisme radical s’impose comme troisième catégorie. Ses partisans mènent symboliquement une « guerre sainte » qui, dans nos États de droit, est interprétée comme un acte terroriste car elle vise des populations désignées comme ennemies. La violence est utilisée pour réussir à imposer l’islam dans le monde entier, comme cela a été le cas pour l’État islamique dans sa conception du califat entre 2014 et 2019 en Syrie et en Irak. Entre les groupes islamistes, des nuances sont à souligner : les talibans ne sont pas des djihadistes à proprement parler, alors que l’État islamique est un groupe de djihadistes comme les Shebabs en Somalie ou Al-Qaïda. Les deux branches sont dans une forme radicale, avec des hommes qui peuvent tuer pour l’idéologie ; en revanche, les organisations terroristes ont d’abord pour moteur d’action des méthodes terroristes soutenues par des motifs politiques.

La dimension politique de l’islam demeure intrinsèquement liée à cette religion révélée au prophète Muhammad. En effet, il endosse une mission politique avec la responsabilité de quitter son clan — les Qurayshites — pour partir à Médine, où il incarne celui qui représente une nouvelle révélation. La dimension politique de l’islam existe dans l’histoire de la révélation coranique, mais parler d’islam politique, c’est évoquer l’islamisme en rajoutant une confusion sémantique entre l’idéologie et la religion.

Quand et comment l’islamisme, en tant qu’idéologie, est-il devenu un mouvement politique ?

À partir du moment où l’islam devient un outil et un enjeu de pouvoir, l’islamisme est né. Il faut distinguer le moment où la dimension idéologique de l’islam apparaît et le moment où le mot « islamisme » est formé. Dans les premiers temps de l’islam, quatre écoles juridiques sunnites naissent progressivement (les madahib) : les Malikites, les Hanafites, les Chafi’ites et les Hanbalites. Ces écoles vont référencer des critères pour tirer des deux livres saints, le Coran et la Sunna, des préceptes produisant la nouvelle norme juridique alors demandée par les califes. Par l’interprétation qu’elles donnent des textes saints, le socle normatif constitue la loi islamique : la Charia. Les critères d’interprétation des quatre écoles sont différents et parmi elles, l’école hanbalite se caractérise par un rigorisme extrême et brutal. Malgré sa répression par certains califes, le hanbalisme a traversé les siècles et s’est renforcé, notamment après les croisades, au travers des écrits d’Ibn Taymiyya, au XIVe siècle.

Depuis le XVIIIe siècle, le wahhabisme, constitué de la rencontre entre Muhammad Ibn Abdel-Wahhab et le chef Muhammad Ibn Saoud, règne sur le territoire de la future Arabie saoudite. L’alliance entre les deux personnages a servi notamment de socle idéologique à la monarchie d’Arabie saoudite afin d’exporter son soft power à partir des années 1960, au sein d’une ONG, la Ligue islamique mondiale (LIM).

En tant qu’idéologies contemporaines, les islamismes se développent au XXe siècle à la chute des Ottomans et à la reconfiguration de l’Empire qui suit. La fin de l’Empire permet l’émergence de mouvements, comme celui de la Nahda — la « renaissance » — qui émerge au XIXe siècle et prône une réhabilitation de l’identité arabo-musulmane. Les Ottomans ont été les leaders des musulmans sunnites pendant quatre siècles ; ainsi, le besoin d’existence, de visibilité et de reconnaissance commence à poindre et explique pourquoi l’idéologie islamiste s’installe progressivement au Moyen-Orient, idem pour le panarabisme. Le panarabisme porté notamment par Nasser et le panislamisme porté par les Frères musulmans notamment, sont deux idéologies nées de la Nahda, mais dans un contexte de guerre froide, elles se concurrencent puis se dissocient entièrement.

Les ancrages territoriaux ainsi que les objectifs des acteurs du mouvement sont variés. Face à cette pluralité, qui sont les groupes islamistes qui occupent le devant de la scène ?

Dans la grande famille des islamistes, il y a deux mouvements connus du monde entier pour leur rigorisme et leur conservatisme : le wahhabisme et le salafisme. À côté, la confrérie des Frères musulmans — créée en 1928 par Hassan Al-Banna — prend différents visages : des associations de bienfaisance quand la confrérie n’a pas le droit d’exister politiquement, mais depuis 2011 et les printemps arabes, des partis politiques d’origine fréristes ont été constitués et élus en Tunisie, en Égypte, au Maroc, en Libye. Ces formations s’autonomisent et la confrérie reste très atomisée. Si son berceau est l’Égypte, l’actuel président Al-Sissi a déclaré la mouvance, alors démocratiquement élue aux élections législatives, « organisation terroriste » depuis fin 2013. De cette décision découle un exil massif de ses partisans vers le Qatar, lieu de domiciliation, et vers la Turquie, lieu de politisation, puisque Recep Tayyip Erdoğan accepte que les rassemblements se tiennent dans son pays. En revanche, les anciens Frères musulmans sont devenus des islamo-conservateurs. Ils se présentent avant tout comme des nationalistes et ne veulent plus être affiliés à la confrérie. On assiste ainsi à un détachement vis-à-vis de l’existence d’une internationale islamiste. Dorénavant, les Frères musulmans ressemblent plus à un système réticulaire qu’à une confrérie internationaliste. Une approche régionale peut paraitre néanmoins existante grâce notamment à l’action du président turc Erdoğan qui fait de l’entrisme en Libye, en Algérie ou au Maroc depuis 2019. En Égypte face à Al-Sissi, il a rompu la logique régionale en hébergeant les Frères musulmans.

La troisième catégorie, celle de l’islamisme radical, englobe les organisations terroristes islamistes, à savoir l’État islamique et Al-Qaïda. Ces mouvances djihadistes dépassent le terrorisme puisqu’elles portent une eschatologie — celle de la conquête de l’islam sur le monde — promue grâce à la propagande. Avec des moyens différents, leur objectif est identique à celui des Frères musulmans ou des salafistes. Pourtant, la Confrérie fait partie des principaux ennemis de l’État islamique. Par exemple, des élus du parti politique Ennahdha en Tunisie sont considérés comme des apostats. Côté wahhabite, l’Arabie saoudite est également visée. Au lendemain de la guerre en Afghanistan, en 1989, le royaume saoudien est accusé de trahison par les Frères musulmans depuis qu’il s’est affilié à la cause des Occidentaux, et des Américains en particulier. L’aide partagée aux moudjahidines afghans par les Américains et les Saoudiens a marqué une scission de la famille islamiste. Les djihadistes qaïdistes et de l’EI vouent une haine farouche à la famille saoudienne, qu’ils condamnent pour apostasie, estimant leur âme vendue aux mécréants.

Quels sont ceux qui montent en puissance ?

Toute la famille islamiste demeure actuellement en évolution. Depuis une trentaine d’années, les salafistes via la LIM ont étendu leur influence, dans le monde arabe comme en Occident. Cela conduit à une réislamisation visible de certains quartiers en Occident, ou des villes et campagnes dans le monde arabe. En même temps, les Frères musulmans, depuis les printemps arabes, ont une influence directe sur le dispositif démocratique en construction plus ou moins avancée dans les États d’Afrique du Nord. La Confrérie doit réorganiser ses structures au Qatar et en Turquie, et semble perdre une place stratégique qui est cependant compensée par l’action d’influence de Recep Tayyip Erdoğan.

En outre, le djihadisme en tant qu’idéologie gagne beaucoup de terrain à l’échelle mondiale, malgré le dispositif « Barkhane » au Sahel — en passe de se réduire —, la régulation des Kurdes en Syrie et en Irak, doublée de l’action des forces étatiques en Irak et en Syrie. La concurrence des organisations terroristes État islamique et Al-Qaïda démontre que le phénomène djihadiste s’étend dans le monde, du théâtre du Sahel jusqu’à l’Afrique australe, mais également en Asie centrale, en Afghanistan ou en Asie du Sud-Est méridionale. Jamais le djihadisme ne s’est implanté sur autant de territoires. Enfin, en Afghanistan, les talibans, force politique islamiste, sont parvenus à reprendre tout le territoire ou presque et s’imposent comme les nouveaux acteurs de la région.

Comment expliquer l’expansion de l’idéologie djihadiste ? Quelles sont les nouvelles conflictualités durables ?

Le djihadisme signifie « l’effort » et comprend le « grand djihad », qui correspond à l’effort à faire sur soi, et le « petit djihad », qui est l’utilisation de la guerre pour protéger « la mosquée ». Le mot « djihadisme » est un néologisme apparu au début des années 2000, puisqu’au moment du 11-Septembre, seuls les termes de « fous d’Allah », d’« Al-Qaïda », de « terrorisme » ou de « moudjahidines » sont utilisés. Ces terminologies sont la représentation des Occidentaux sur ce que sont les moudjahidines et les partisans du djihad. La presse arabe d’opposition s’est emparée des mots « islamisme », « djihadisme » ou « moudjahidine », bien qu’auparavant, ils n’existaient pas dans le vocabulaire arabe.

Le djihadisme international s’est structuré autour de l’alliance entre l’idée de résistance et celle de protection, qui se développent pendant la guerre d’Afghanistan. Ainsi, pour la mouvance, ce pays constitue un berceau symbolique, qui rappelle le moment de grâce que fut la victoire des Afghans face aux Soviétiques. La résistance de l’État s’est organisée et a trouvé sa force dans l’appel des moudjahidines du monde entier, qu’ils viennent d’Asie du Sud-Est, d’Algérie ou de France — comme un certain Djamel Loiseau. Ce dernier est mort en héros dans les montagnes afghanes. Aujourd’hui encore, il est encensé pour la bravoure dont il a fait preuve face aux Américains.

Malgré ces racines historiques afghanes, les deux grands théoriciens du djihadisme international viennent du Pakistan et de l’Égypte. Maulana Maududi (1903-1979) en créant les écoles déobandi, a servi de base idéologique aux talibans. Il développe une théorie radicale et façonne un islamisme nationaliste — son objectif était de créer et d’asseoir l’État pakistanais. L’Égyptien, intellectuel et journaliste Sayyid Qutb (1906-1966) était initialement un Frère musulman qui s’est radicalisé avec son ouvrage, À l’ombre du Coran. Il théorise le takfîrisme, précepte qui prône l’excommunication des impies opposés à l’islam. En Égypte, où il est emprisonné sous Nasser puis pendu, il s’est indigné de l’occupation anglaise et a désigné l’Occident comme l’ennemi qu’il fallait contrer en créant un califat mondial. Les bases idéologiques du djihadisme international se tirent de ces deux intellectuels et la première concrétisation à l’échelle internationale a eu lieu en Afghanistan. Sur place, on assiste à un véritable moment de fédération entre l’idée de résistance et l’idée du djihad.

L’organisation d’Al-Qaïda, née en 1987 à Peshawar au Pakistan, est l’œuvre d’un d’homme et de son disciple. Abddulah Azzam et Oussama Ben Laden développent ensemble cette structure, qui, pendant une vingtaine d’années, n’a cessé de s’agrandir sur des territoires distincts. Pour beaucoup, le 11-Septembre matérialise l’émergence du djihadisme international, alors que ces évènements marquent avant tout le début de la visibilité d’Al-Qaïda en tant qu’organisation terroriste. Le groupe a réussi à atteindre la première puissance mondiale, à la toucher dans son centre, à montrer que le nouvel ordre mondial n’était qu’une fable et qu’un mouvement de résistance existait. La portée est hautement symbolique : les écrans du monde entier sont braqués vers les Twin Towers, et l’impuissance américaine est projetée au grand jour. Dans mon ouvrage Le trou identitaire, j’explique cette volonté de surmonter les humiliations vécues à différents moments de l’histoire. Elles rejaillissent comme une haine de l’autre et expliquent en partie le succès des organisations djihadistes.

Comment se traduit concrètement l’ancrage géopolitique de ces mouvements ? Comment sont-ils amenés à se développer ?

Sur Internet, Al-Qaïda a profité de l’essor de sa chaine YouTube en 2005 pour démultiplier sa propagande tout en développant des succursales et des agences médiatiques dans plusieurs parties du monde. La chaîne Ansar al-Haqq [« la Vérité »] est un site francophone djihadiste qui a abreuvé toute l’Europe de l’Ouest avec des contenus traduits de l’arabe à l’anglais puis de l’anglais au français, entre 2002 et 2015. Si la vocation d’Al-Qaïda est donc mondiale, différents émirs sont répartis sur le territoire. Ainsi, la succursale Al-Qaïda en péninsule Arabique (2) est créée en 2009 et s’étend jusqu’au Yémen depuis 2011. Au Sahel, on retrouve la filiale Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), aujourd’hui appelée Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). Ce dernier compte dans son giron, depuis juillet 2017, plusieurs groupes djihadistes du Sahel tels qu’AQMI au Sahel ou Ansar Dine. En Asie du Sud-Est, la Jemaah Islamiyah, créée en 1993, est reliée à Al-Qaïda, elle a perpétré par exemple le très meurtrier attentat de 2002 sur l’île de Bali dans une boîte de nuit (3).

Ainsi, si aux yeux d’Al-Qaïda, le mécréant est l’ennemi premier, ce sont les chiites qui représentent le premier adversaire pour l’État islamique, bien qu’ils soient inclus dans l’Oumma. Par ces cibles différenciées, les deux groupes ne partagent pas la même vision du territoire. La vocation d’Al-Qaïda est mondiale. Ces derniers n’entreprennent pas de territorialisation propre comme l’État islamique a pu le faire entre 2014 et 2019 avec son Califat en Syrie et en Irak.

Par conséquent, les logiques stratégiques peuvent se confronter, comme au Sahel où l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) officialisé en 2015 est un concurrent du GSIM. Autre exemple, les Shebabs de Somalie ont prêté allégeance à Al-Qaïda ; pourtant, un de leurs chefs a quitté le groupe au profit de l’EI. Si l’EI est une créature d’Al-Qaïda, celui-ci a donc muté en une nouvelle mouvance, avec des doctrines et des ennemis différents. Cela s’observe actuellement en Afghanistan, où les talibans sont très fermement opposés à l’État islamique qui a perpétué un attentat le 26 août dernier à Kaboul pour les déstabiliser.

En tout état de cause, les populations africaines et afghanes organisées selon le système tribal sont confrontées à des guérillas en Somalie, au Nigéria ou au Sahel, ou à l’installation d’un nouveau gouvernement des talibans en Afghanistan. Les populations sont souvent protégées et sécurisées, mais aussi taxées par les mouvances islamistes en place qui imposent une application stricte de la charia.

Si certains groupes islamistes ont pris le contrôle d’États de manière démocratique, comment sont-ils appréhendés par la communauté internationale ?

Pour la communauté internationale, les dictatures sont, dans une certaine mesure, plus sécurisantes que les islamistes. En particulier depuis les événements du 11-Septembre. En effet, l’amalgame entre islamisme et terrorisme est immédiatement établi par les commentateurs.

Au Maroc, où les islamistes ont pris le pouvoir, le roi Mohammed VI s’est porté garant auprès de la communauté internationale, en particulier auprès des États-Unis et de la France, pour veiller à ce que les islamistes ne s’emparent pas de prérogatives qui perturberaient l’équilibre des pouvoirs. Au regard des printemps arabes pacifiques, il a concédé, dans la constitution de 2011, un certain nombre de points dont l’élaboration d’une constitution. Des élections législatives ont suivi et ont débouché sur l’élection du Parti de la justice et du développement, composé d’anciens Frères musulmans et resté au pouvoir jusqu’en septembre 2021.

En Tunisie, Rached Ghannouchi, le leader du parti politique Ennahdha, est un ancien islamiste qui avait été exilé et qui est revenu en janvier 2011 dans une posture de sauveur. À son arrivée à l’aéroport, il annonce qu’il représente Ennahdha, le parti islamo-conservateur, mouvement interdit et spolié pendant des années sous les dictatures. En se sachant perçu comme un individu dangereux au regard de son passé, c’est par la voie du législatif, du Parlement et de son habileté politique, qu’une normalisation d’Ennahdha a pu s’opérer et devenir la première force politique du pays. Face à cette montée en puissance, l’actuel président tunisien, Kaïs Saïed, a limité le pouvoir au sein du gouvernement et du Parlement depuis la fin juillet 2021. Il s’est arrogé de nouveaux pouvoirs, contraignant la position de leadership d’Ennhadha.

Enfin en Égypte, où le Parti de la liberté et de la justice — formation issue des Frères musulmans — a remporté les élections présidentielles de 2011, le gouvernement Morsi n’a proposé aucune solution face aux revendications des jeunesses libérales pour obtenir plus de projections dans les débouchés sociaux économiques. La révolution égyptienne émerge de cette demande. Les printemps arabes n’ont jamais été des printemps islamistes. Ce sont les islamistes qui ont saisi l’opportunité de s’intégrer.

Le mécanisme fut similaire en Algérie, où des groupements politiques islamistes, interdits depuis les décennies sanglantes (4), soutiennent aujourd’hui le mouvement du Hirak. Le cas de la Libye montre de son côté qu’il n’y a pas d’homogénéité au sein de la communauté internationale, puisque l’ONU a soutenu Fayez al-Sarraj, proche de la branche islamiste, quand les Saoudiens, les Égyptiens — et les Français partiellement — soutenaient le maréchal Khalifa Haftar.

Dans votre ouvrage, vous concluez par l’échec de l’islamisme politique en précisant que l’islamisme social aurait eu raison de l’islamisme politique, qu’entendez-vous par cette conclusion ?

Depuis une vingtaine d’années, le monde arabe s’est profondément salafisé. En effet, depuis les années 1970, l’Arabie saoudite exporte un soft power basé sur le salafisme. Par exemple, les dialectes arabes ou kabyles font face à la concurrence de l’arabe littéraire du Coran que les Saoudiens ont voulu exporter à coup d’instituts de langue ou d’écoles coraniques. Leur entrisme au niveau de l’acculturation a eu des conséquences sociales. En parallèle, les Frères musulmans obtenaient un domaine, celui de la bienfaisance. Sous Hosni Moubarak en Égypte (1981-2011), ils se rendaient dans les campagnes pour faire de l’alphabétisation et obtenir une dimension sociale. Adrien Candiard, islamologue et membre de l’Institut dominicain des études orientales au Caire, défend que plus la salafisation s’installe dans les sociétés, plus le nombre d’athées augmente. L’islam tient ainsi une place plus compliquée qu’auparavant : des mutations quant au rapport à la religion s’opèrent dans le monde arabo-musulman. C’est sur le plan social que l’islamisme a occupé l’espace, plus que sur le plan politique où les oppositions l’ont poussé à normaliser son discours et à se transformer. Il est visible et reconnu, alors que l’islamisme djihadiste est une « maladie de la non-reconnaissance et de l’humiliation ».

Auteure : Anne-Clémentine Larroque, Analyste-historienne pour la Justice, chargée de cours à Sciences Po en questions internationales.

Propos recueillis par Alicia Piveteau, le 10 septembre 2021

* Auteure de : Géopolitique des islamismes (PUF, 2021, 3e édition), Le trou identitaire : sur la mémoire refoulée des mercenaires de l’Islam (PUF, 2021) et L’islamisme au pouvoir : Tunisie, Égypte, Maroc (PUF, 2018).

Le « califat » de Daech de sa création en 2014 à sa disparition en 2019

Notes

(1) Mouvement créé en 1927 par le théologien indien Muhammad Ilyas. Le mouvement repose sur le besoin de faire « revenir » le musulman à l’islam grâce au missionnariat religieux.

(2) Elle est notamment la commanditaire de l’attentat de Charlie Hebdo en 2015.

(3) Le 12 octobre 2002, la ville de Kuta à Bali est frappée par un double attentat à la bombe revendiqué par Jemaah Islamiyah. La plupart des victimes (202 personnes tuées et 209 autres blessées) étaient des touristes étrangers, principalement australiens.

(4) Également appelée « les décennies noires » (1991-2002), cette période correspond aux années de conflit entre l’Armée nationale populaire et les groupes révolutionnaires islamistes. Des dizaines de milliers d’Algériens périssent, disparaissent, ou sont exilés.

Légende de la photo en en vedette : Panneau de l’État islamique exposé au musée militaire de Téhéran, en 2019. En septembre 2021, vingt ans après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair déclarait que « l’islamisme radical est une menace sécuritaire de premier ordre, hors de contrôle » qui « opère dans de nombreuses arènes et dimensions différentes ». Il a exhorté les dirigeants du monde entier, incluant la Chine et la Russie, à se réunir pour développer une stratégie commune face à cette menace qui pèse sur leurs sociétés. (© Shutterstock)

Pour aller plus loin…
Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°64, « Géopolitique de l’islam », Octobre-Novembre 2021.


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