Guerre en Ukraine : analyse militaire et perspectives

Recherches & Documents n°04/2023
Philippe GrosVincent Tourret,
6 avril 2023


                   Introduction

La guerre d’agression russe de l’Ukraine est entrée dans sa deuxième année. Des centaines de milliers de combattants y sont morts ou sont brisés à vie de part et d’autre. Des dizaines de villes et de villages ont été entièrement rasés comme ce fut le cas en Tchétchénie ou en Syrie. Au moins 7 000 civils, selon l’ONU, ont été tués dans les bombardements mais aussi dans les multiples « Oradour-sur-Glane » perpétrés par les forces russes. Des dizaines de milliers d’autres, en particulier des enfants, ont été déportés et plus encore vivent sous le joug d’une occupation où l’opposant est promis à la torture et à l’exécution. Enfin, 8 millions d’Ukrainiens ont dû fuir leur pays. Aucune analyse ne saurait rendre compte d’une telle dévastation ; la rationalité a ses limites et c’est le propre même de la guerre, car celle-ci est d’abord une éclipse des certitudes et de la raison.

Si l’on porte maintenant sur ce conflit le regard froid de l’analyste en stratégie, s’il fallait qualifier d’un terme l’année écoulée de ce conflit, ce serait sans doute de celui de surprise, voire parfois de stupeur, comme d’ailleurs dans la plupart des guerres du passé.

Surprise en premier lieu politique. Surprise de la majorité des Occidentaux, en particulier des Européens, qui pendant huit ans avaient relégué une guerre d’Ukraine censément « gelée » dans un coin de leur pensée, et plus généralement la guerre interétatique sur le continent au souvenir d’un passé révolu. Surprise également à Moscou. La guerre devait annihiler l’Ukraine comme État souverain et constituer de toute évidence la première marche triomphale vers la dissolution politique de l’Alliance atlantique. Aboutissement de plusieurs décennies d’auto-intoxication paranoïaque et d’un ego impérial blessé par la chute de l’Union soviétique, l’erreur d’appréciation colossale de Vladimir Poutine sur la réalité même de la nation ukrainienne et sur la faiblesse occidentale se solde en l’état par un fiasco sur les deux plans. Elle a achevé d’unir un peuple et provoqué un raidissement spectaculaire des Occidentaux. La surprise est en second lieu militaire. Bon nombre de fragilités de l’armée russe étaient suspectées avant-guerre par les experts des affaires militaires russes, mais bien peu avaient anticipé la profondeur des maux qui la rongent. Inversement, plus surprenantes encore auront été les aptitudes manifestées par les forces armées ukrainiennes qui ont fait mieux que résister à leur ennemi, au point qu’une victoire militaire de Kiev, il est vrai massivement soutenu par les Occidentaux, fait partie des futurs désormais crédibles.

Cette note vise à dégager tout à la fois un essai de bilan intermédiaire et à tenter de tracer quelques perspectives de ce conflit. Pour cette raison, elle est construite sur un schéma un peu particulier, dicté par les événements. Après un rappel de la situation, nous commençons par analyser les composantes de la stratégie des moyens russes dans la mesure où leur sort durant l’année passée explique dans une large mesure la situation présente. Le milieu aérien ne sera traité que succinctement dans la mesure où la puissance aérienne n’a pour l’instant pas d’impact déterminant dans ce conflit. Le travail se concentrera donc sur la dimension terrestre, qui reste le principal milieu de confrontation de cette guerre. Cette analyse revient tout d’abord sur la question des effectifs puis aborde ensuite celle des équipements. En sus des considérations générales, elle propose un focus sur les chars, catégorie d’équipement simple à appréhender, et sur l’artillerie, qui constitue historiquement l’effecteur principal de l’armée russe. La conclusion expose les choix tactiques opérés actuellement par l’armée russe, résultant des contraintes exposées concernant ces stratégies d’équipement. La question est ensuite de savoir si l’armée ukrainienne est en mesure de sortir victorieuse de l’affrontement. Pour y répondre, nous analysons tout d’abord la confrontation entre les deux forces dans différentes fonctions opérationnelles pour tenter de caractériser le niveau d’ascendant opérationnel dont jouissent les Ukrainiens : commandement, renseignement, soutien, engagement/combat. Symétriquement avec la première partie, ce travail développe enfin la question de la génération de la puissance de combat ukrainienne sous l’angle des personnels, des équipements et des munitions, ses développements et ses contraintes dans la perspective de la contre-offensive annoncée par Kiev. L’analyse se conclut sur une réflexion prospective quant aux différents facteurs clés qui détermineront pour une large part les événements de cette guerre et sur différentes catégories de scénarios.

La limite de ce travail, réalisé incrémentalement entre décembre 2022 et mars 2023, et non financé, est d’emblée évidente. Les auteurs ont fondé leur analyse sur quelques échanges et surtout sur l’exploitation de l’énorme masse de sources ouvertes disponibles, notamment l’abondante littérature technico-militaire russe relative à l’appareil de guerre de Moscou. Une telle analyse, menée à des milliers de kilomètres de l’événement, sans visite sur le terrain, est forcément affectée de biais. La propagande des deux camps, les informations erronées et plus encore le caractère lacunaire des données disponibles obligent ainsi à la plus grande prudence dans les hypothèses et conclusions formulées. Des enquêtes réalisées sur place par le RUSI britannique à l’automne 2022, portant sur le début de la campagne, ont bien montré combien l’appréciation élaborée avec trop peu de recul sur les sources ouvertes pouvait être distordue. Pleinement conscients de ces limites, les auteurs n’ont donc d’autre ambition que de proposer un modeste éclairage sur la situation en cours.

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par Daniel Larison

L’alliance continue de se déchirer sur l’adhésion future de Kiev, ignorant la dynamique qui nous a conduits là où nous sommes.

Les alliés européens font de nouveau pression pour que l’OTAN crée une « feuille de route » pour l’adhésion de l’Ukraine à l’alliance.

Selon le Financial Times, la Pologne et les États baltes font pression sur l’Alliance pour qu’elle prenne des mesures afin de rapprocher l’Ukraine de la future adhésion promise en 2008 lors du sommet de Bucarest. La nouvelle quelque peu surprenante de ce rapport est que l’administration Biden s’est jointe à l’Allemagne et à la Hongrie pour s’opposer à ces efforts « visant à offrir à Kiev des liens plus étroits avec l’OTAN et des déclarations claires de soutien à sa future adhésion ».

Les États-Unis ont été l’un des États les plus favorables à l’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN, de sorte que la réticence de l’administration sur cette question est un changement notable et bienvenu. Étant donné que ce sont les États-Unis, sous George W. Bush, qui ont demandé des plans d’action pour l’adhésion (MAP) pour la Géorgie et l’Ukraine en 2008, il est significatif que les États-Unis fassent partie de ceux qui préfèrent maintenir le statu quo pour l’instant.

Les alliés d’Europe de l’Est font pression depuis des mois pour que l’alliance progresse sur la demande d’adhésion de l’Ukraine. Unedélégation de législateurs polonais et lituaniens s’est rendue à Washington au début de l’année pour demander à l’administration Biden d’agir en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’alliance avant l’élection présidentielle américaine de l’année prochaine. La Pologne et les États baltes ont également cherché à utiliser le sommet de l’OTAN qui se tiendra en juillet à Vilnius pour promouvoir l’adhésion de l’Ukraine.

Selon le rapport du FT, ces gouvernements trouvent d’autres États alliés favorables à leurs arguments, mais les États-Unis « repoussent » les efforts visant à ouvrir une « voie politique » pour des liens plus étroits entre l’OTAN et l’Ukraine.

Il est important de comprendre que la position de l’administration Biden dans ce débat au sein de l’Alliance ne reflète pas un changement majeur dans sa vision de l’adhésion éventuelle de l’Ukraine. Elle montre que l’administration souhaite que l’alliance reste concentrée sur la nécessité immédiate de fournir une assistance militaire à l’Ukraine. Pour l’équipe Biden, discuter d’une voie d’adhésion future à l’alliance alors que la guerre fait toujours rage reviendrait à mettre la charrue avant les bœufs.

L’administration semble comprendre que le fait d’aborder une question aussi litigieuse lors du sommet créerait des dissensions au sein de l’alliance sur une question qui ne sera pas résolue dans un avenir proche. Politico Europe a rapport la récente réunion de la Commission OTAN-Ukraine, où les divisions entre les alliés de l’OTAN ont déjà été mises à nu : « La Hongrie, qui a longtemps empêché l’organe de se réunir, a assisté à contrecœur à la session, mais a juré de continuer à s’opposer à l’intégration de l’Ukraine ». Exposer ces divisions lors du sommet de l’OTAN ne serait guère propice à rallier davantage de soutien à l’Ukraine.

èNous devrions nous rappeler que les déclarations malavisées lors des sommets de l’OTAN sont l’un des éléments qui ont conduit à la situation actuelle. Il y a quinze ans, lors du sommet de Bucarest, l’alliance avait annoncé : « Nous sommes convenus aujourd’hui que ces pays [l’Ukraine et la Géorgie] deviendront membres de l’OTAN ». L’engagement de l’alliance à Bucarest était une grave erreur qui aurait dû être corrigée il y a de nombreuses années. La promesse d’intégrer l’Ukraine dans l’alliance à l’avenir a créé une situation dangereuse dans laquelle l’Ukraine était exposée à une hostilité accrue de la part de la Russie sans aucune garantie réelle de protection.

En tant que compromis entre les États-Unis et les alliés européens opposés à l’adhésion de l’Ukraine, il a produit le pire des deux mondes. Il aurait été préférable pour toutes les parties concernées que l’alliance ne dise rien. Quinze ans plus tard, l’Ukraine cherche toujours à entrer par la porte dite ouverte. L’alliance devrait être franche avec l’Ukraine et admettre qu’elle ne peut pas entrer.

L’adhésion de l’Ukraine à l’alliance n’a jamais eu de sens pour l’OTAN ou pour les États-Unis, et c’est l’une des raisons pour lesquelles elle a été reportée si longtemps. S’il est préférable de reporter la décision plutôt que de se précipiter dans un nouveau cycle d’expansion malavisée de l’alliance, il est également injuste de continuer à faire miroiter à l’Ukraine le faux espoir d’une adhésion. Entretenir l’illusion que l’adhésion à l’alliance est une perspective réaliste ne rend service à personne.

Le débat sur l’adhésion future de l’Ukraine est le symptôme d’une alliance trop vaste aux intérêts trop divergents. Si les voisins immédiats de l’Ukraine peuvent penser qu’il est urgent d’intégrer l’Ukraine dans l’alliance, la plupart des autres membres ne ressentent pas cette urgence et ne voient que les inconvénients de l’ajout d’un nouvel engagement en matière de sécurité. Une nouvelle expansion ne ferait que renforcer les forces qui tirent l’alliance dans des directions opposées.

L’historien Michael Kimmage a un jourqualifié l’OTAN de « monstre lâche et encombrant » en raison de ses nombreux membres et de ses intérêts divergents. Depuis lors, l’OTAN est devenue encore plus lâche, et un nouveau cycle d’expansion est déjà en cours. Ajouter l’Ukraine à tout cela serait un pont trop loin, et qui plus est, presque tous les membres de l’alliance doivent le savoir à présent.

Les États-Unis ont déjà plus que suffisamment d’engagements en matière de sécurité en Europe, et ils ne devraient pas envisager d’en ajouter d’autres. La recommandation formulée par M. Kimmage au début de l’année 2022 est toujours d’actualité : « L’OTAN doit changer de cap en refusant publiquement et explicitement d’ajouter de nouveaux États membres ». Nous ne saurons jamais quelle différence, le cas échéant, un tel engagement aurait pu faire si l’OTAN avait agi de la sorte des années plus tôt, mais c’est la bonne chose à faire pour l’Alliance aujourd’hui, dans son propre intérêt.

Personne ne doit s’attendre à ce que le sommet de Vilnius procède à l’une de ces révisions majeures, mais nous pouvons au moins espérer que les dirigeants alliés ne commettront plus d’erreurs imprévues, comme l’ont fait leurs prédécesseurs il y a quinze ans.

Des responsables de l’OTAN ont évoqué la possibilité d’utiliser la déclaration de Bucarest comme base d’une nouvelle déclaration sur les relations de l’Ukraine avec l’OTAN, mais cela reviendrait à aggraver l’erreur initiale commise à l’époque. L’alliance ne doit pas répéter des promesses qu’elle ne va pas honorer, et elle ne doit pas en faire de nouvelles qu’elle ne peut pas soutenir. Par-dessus tout, l’alliance doit éviter de dire quoi que ce soit qui brouille la frontière entre les membres de l’alliance et les partenaires non alliés. Si l’OTAN a appris quelque chose de ses erreurs passées, elle devrait choisir de ne rien dire sur ce sujet plutôt que de faire des déclarations qu’elle regrettera.

Notre politique étrangère souffre de la réticence de nos dirigeants à fixer des limites. Le soutien à l’expansion continue de l’OTAN est un excellent exemple du refus de limiter les nouvelles obligations que notre gouvernement est prêt à assumer. Les États-Unis étant déjà surchargés par de trop nombreux engagements dans le monde, la nécessité de fixer des limites et de fermer la porte à de nouvelles obligations est évidente.

Fermer la porte à une nouvelle expansion de l’OTAN constituerait une étape importante vers une politique étrangère moins ambitieuse et clairement axée sur les intérêts vitaux des États-Unis.


source : Responsible Statecraft via Arrêt sur info


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