Tunisie / Habib Ayeb : « Un pays alimentairement dépendant est un pays dont la souveraineté politique et économique est réduite »

21.06.20

Rompre avec un système mondial capitaliste et privilégier une production locale pour gagner en souveraineté alimentaire et atteindre la justice sociale et écologique, tel est le combat du géographe tunisien Habib Ayeb

Une Tunisienne récolte des raisins dans le vignoble de Neferis, dans la région viticole de Grombalia, à Tunis (AFP)
Par Safa Bannani   PARIS, France

À travers ses recherches et sa plume, Habib Ayeb plaide pour rompre avec la dépendance alimentaire et gagner ainsi en souveraineté. Sa colère contre « l’injustice et la dépossession » l’a emmené à réaliser plusieurs documentaires, produits en marge du circuit industriel, pour défendre la justice sociale et écologique. À l’instar de Couscous : les graines de la dignité, un film qui questionne le lien entre la dignité – une demande clé de la révolution de 2011 en Tunisie – et la souveraineté alimentaire.

Dans cet entretien accordé à Middle East Eye, Habib Ayeb revient sur le principe de la souveraineté alimentaire et le droit d’accès à l’eau, tout en dénonçant les politiques « d’exclusion et de déshumanisation ».

Middle East Eye : En quoi consiste la souveraineté alimentaire ? Et pourquoi est-elle si importante ?

Habib Ayeb : La souveraineté alimentaire est un concept né en 1996 [grâce à l’association Via Campesina] en réponse à celui de sécurité alimentaire. Ce dernier postule que chaque pays doit assurer à sa populations une quantité suffisante de produits alimentaires pour la nourrir, et ce via la production, les importations et/ou l’aide internationale.

Le concept de souveraineté alimentaire, en revanche, insiste sur la nécessité d’une agriculture paysanne et vivrière orientée vers la production des denrées alimentaires de base pour les marchés locaux (courtes distances de transport), en autonomie par rapport aux marchés alimentaires mondiaux (longues distances), qui protège les ressources naturelles, la biodiversité et les droits des générations futures.

Un ouvrier tunisien ramasse des oranges dans une ferme, à Menzel Bou Zelfa, dans la région de Nabul, au nord-est du pays (AFP)
Un ouvrier tunisien ramasse des oranges dans une ferme, à Menzel Bou Zelfa, dans la région de Nabul, au nord-est du pays (AFP)

La souveraineté alimentaire relève donc du droit humain fondamental à une alimentation saine, suffisante et de qualité grâce à une agriculture extensive paysanne et non capitaliste, qui vise la protection de la vie mais aussi la justice sociale et écologique et non pas l’accumulation de bénéfices et de capitaux.

L’accélération de l’épuisement des ressources via le concept de sécurité alimentaire et la production de dioxyde de carbone, responsables des changements climatiques, ont conduit à la dépossession de plusieurs millions de paysans et de paysannes de leurs ressources et de leur dignité, et ont donc privé les générations futures d’une grande partie des ressources.

En revanche, le concept de souveraineté alimentaire se base sur le principe simple de justice sociale, écologique et intergénérationnelle. La terre, l’eau et l’ensemble des ressources naturelles doivent servir à nourrir la population et non à accumuler les capitaux.

MEE : Comment un pays devient-il dépendant d’un point de vue alimentaire et agricole ?

HB : Ce n’est pas très compliqué. Un pays devient dépendant en poursuivant une politique agricole basée sur les avantages comparatifs qui consistent à produire pour exporter des produits agricoles hors saisons et/ou rares sur les marchés mondiaux, tels que les dattes, les agrumes et autres primeurs, et importer des produits alimentaires de base tels que les céréales.

L’accélération de l’épuisement des ressources via le concept de sécurité alimentaire et la production de dioxyde de carbone, responsables des changements climatiques, ont conduit à la dépossession de plusieurs millions de paysans

Ainsi, non seulement on épuise les ressources locales, au détriment de la paysannerie et des populations locales, pour nourrir le marché mondial et les comptes bancaires des grands investisseurs, mais on se soumet aux mécanismes d’un système alimentaire mondial sur lequel la capacité d’influence d’un pays dépendant est pratiquement insignifiante.

La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 est due particulièrement à l’incapacité des pays dépendants à résister à la hausse vertigineuse des cours mondiaux des produits céréaliers. Incapables d’importer leurs besoins, certains de ces pays ont connu des crises graves.

Pendant cette crise mondiale qui a touché durement les pays du Sud, le nombre de décès par manque de nourriture a été considérable et dramatique. L’exemple de l’Irak est particulièrement édifiant.

Développant une politique basée sur l’exportation des hydrocarbures et l’importation des produits alimentaire, l’Irak de Saddam Hussein n’a pas résisté plus que quelques semaines à l’embargo draconien, notamment sur les produits alimentaires, que lui ont imposé les puissances occidentales en réaction à l’occupation du Koweït.

Un pays alimentairement dépendant est un pays dont la souveraineté politique et économique est réduite.

MEE : Vous avez axé vos recherches sur l’Égypte et la Tunisie, pourquoi ces deux pays ?

HB : En plus de raisons personnelles, l’Égypte et la Tunisie sont assez comparables, malgré de nombreuses différences. Les deux pays sont exportateurs agricoles et importateurs alimentaires. Leurs deux paysanneries sont pauvres et soumises à des mécanismes de dépossession et d’exclusion parfaitement similaires et leurs ressources naturelles sont surexploitées au profit d’une agriculture capitaliste, orientée vers l’export et destructrice de l’environnement, de la biodiversité et de la vie.

Les ouvrières agricoles, ces sacrifiées du modèle agricole tunisien

Le recours à l’irrigation intensive, aux semences industrielles, généralement importées, et aux pesticides et autres engrais chimiques est un autre élément de comparaison indéniable.

Dans les deux cas, il s’agit d’un modèle agricole dépendant et extractiviste, basé sur le concept d’accumulation par dépossession cher au géographe anglais David Harvey, qui en est l’inventeur.

Étudier ces deux agricultures similaires mais dont les échelles sont extrêmement différentes est très riche en enseignements. Mon engagement personnel pour l’environnement et la souveraineté alimentaire est en grande partie induit par l’étude de ces deux agricultures.

C’est en se promenant et en bavardant autour d’un thé avec un paysan ou une paysanne du Sud qu’on découvre l’ampleur des problématiques sociales et écologiques. C’est en sillonnant le monde de la campagne et de la paysannerie qu’on réalise l’énormité effrayante des dégâts humains et environnementaux causés par les modèles économiques dominants et qu’on se découvre « écologiste ».

MEE : La Tunisie et l’Égypte ont connu une révolution. La souveraineté alimentaire s’est-elle renforcée ou détériorée depuis ?

HB : Elle ne s’est pas renforcée, bien sûr. Mais la question n’est pas si la souveraineté alimentaire s’est améliorée ou non, mais si les nouveaux décideurs dans ces deux pays ont initié des politiques visant la réduction de la dépendance alimentaire ou non. La réponse est malheureusement négative.

[La Tunisie et l’Égypte] continuent à poursuivre les illusions du développement libéral et dépendant

La souveraineté alimentaire ne peut pas s’obtenir par une simple décision. C’est une vision et un projet à long terme dont la construction doit être méthodique et politiquement assumée dans une démarche de changement radical du modèle agricole.

Ce travail ne peut pas se faire en quelques jours. Dans les meilleurs des cas, et s’il existe une volonté politique de réformer radicalement la politique agricole vers plus de souveraineté alimentaire, cela peut prendre plusieurs années.

Pour le moment, la volonté politique n’est pas au rendez-vous. Les deux pays continuent donc à poursuivre les illusions du développement libéral et dépendant.

MEE : Ces pays peuvent-ils devenir souverains d’un point de vue alimentaire ? Et si oui, comment ?

HB : Oui, tout pays peut viser et arriver à une souveraineté alimentaire. Être souverain, c’est être libre de ses choix et de ses décisions. Les pays du Sud pourraient arriver à la souveraineté alimentaire, dans un délai raisonnable de quelques années, s’il existait une volonté de suivre une politique qui rompt avec le système alimentaire mondial, l’Organisation mondiale du commerce et les accords et conventions de libre-échange.

Il s’agit d’adopter une politique de rupture que Samir Amin appelle « delinking » [consistant à se détacher de l’économie mondiale, c’est-à-dire à subordonner les relations mondiales aux priorités de développement nationale, créant ainsi un développement « autocentré »]. C’est possible et c’est souhaitable tant pour choisir ce qu’on produit et ce qu’on consomme, que pour respecter les équilibres écologiques et les droits des générations futures.

Certains confondent souveraineté alimentaire et autosuffisance alimentaire absolue et ceci est une erreur considérable qui nuit aux débats. La souveraineté alimentaire n’est en rien nationaliste et ne signifie pas la fermeture complète des frontières, mais des échanges équilibrés et libres entre partenaires égaux.

Des ouvriers égyptiens récoltent du raisin à Gizeh, en Égypte (AFP)
Des ouvriers égyptiens récoltent du raisin à Gizeh, en Égypte (AFP)

Aujourd’hui, les échanges ne sont pas libres et les partenariats sont toujours entre le Nord dominant et le Sud dominé. C’est notamment cette relation de dominant-dominé qui doit être cassée. Cela prend du temps, mais que sont dix ou vingt ans dans l’histoire d’une communauté ou d’un peuple ? Plus on retardera l’adoption d’un projet de souveraineté alimentaire, plus on prolongera et on consolidera les relations de dépendance.

Il est donc plus que temps d’initier cette politique de rupture pour davantage de justice, de souveraineté et de dignité. Le grand Sud dans ses diversités devrait s’engager dans cette politique de souveraineté alimentaire. C’est d’autant plus urgent que, à cause de la dépendance alimentaire et économique, c’est le Sud qui est le plus exposé aux conséquences destructrices des changements climatiques.

MEE : Dans votre documentaire, Couscous : les graines de la dignité, vous vous attaquez aux nouvelles semences importées par les États et l’impasse dans laquelle se trouvent les paysans locaux. Pourriez-vous nous en dire plus ?

HB : Les semences industrielles (ou nouvelles semences) sont l’un des outils de domination, d’accaparement et de destruction des ressources naturelles et de l’environnement.

Alors que les semences locales sont adaptées aux conditions climatiques et écologiques locales, les semences industrielles exigent des conditions particulièrement difficiles que les paysanneries locales ne peuvent assurer : un usage massif de pesticides et d’engrais, une technologie développée et des capacités financières considérables.

Des agriculteurs tunisiens récoltent un champ de blé dans les environs de Kalaat El-Andlous, près de la capitale Tunis (AFP)
Des agriculteurs tunisiens récoltent du blé dans les environs de Kalaat al-Andlous, près de la capitale Tunis (AFP)

Certes, au total, les semences industrielles permettent de produire plus, mais à un coût extrêmement élevé qui annule le bénéfice du volume produit.

Par ailleurs, les variétés et les semences locales et paysannes sont de bien meilleure qualité gustative et nutritionnelle, épuisent beaucoup moins les ressources locales et contribuent beaucoup moins à la production de dioxyde de carbone, responsable du dérèglement du climat.

MEE : Un nouveau documentaire, Om Layoun, ou la Mère des sources, est en chemin, dans lequel vous abordez l’accès à l’eau, un droit humain fondamental. Comment est né ce projet ? 

HB : Om Layoun est une tentative de réponse aux discours dominants sur les problématiques de l’eau. Contrairement à ce que le mainstream prétend, je pense que la question de l’eau n’est pas un problème de disponibilité volumétrique et de raréfaction de la ressource, mais un problème de justice et de droit.

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L’accès à l’eau est un droit humain fondamental tout comme le droit à l’alimentation, à l’air et aux ressources naturelles, à ceci près que l’eau est à la fois une nécessité absolue pour la vie biologique et pour la vie sociale.

Le problème de l’eau est le résultat direct de la marchandisation et de la privatisation de cette ressource, dont personne ne peut se passer. Ainsi, pour continuer à vivre biologiquement (ne pas mourir) et socialement (ne pas être exclu), le consommateur voit son droit humain fondamental à l’eau soumis à des conditions financières et un système de tarification injuste, exclusif et marginalisant.

Celles et ceux qui se trouvent dans l’impossibilité matérielle de payer l’eau selon les tarifs imposés tombent dans la marginalité, l’exclusion et la pauvreté. Pour aller à une rencontre, inviter quelqu’un chez soi, chercher un travail et fréquenter les espaces publics, on a forcément besoin de se sentir propre et donc visible. Sans eau, cela devient impossible. Un couple ne se retrouve pas dans l’intimité physique si le manque d’eau le prive de ce droit fondamental à la propreté et à l’hygiène.

On sait que presque la moitié de l’humanité ne bénéficie pas d’un accès réel à l’eau. On sait aussi que plusieurs maladies sont causées par une consommation ou un usage d’eaux impropres à la consommation humaine. Toutes les recherches prouvent que le manque d’accès à une eau suffisante et de qualité est responsable d’une grande partie de la mortalité infantile. Pourtant, ceci n’est pas une fatalité mais une injustice caractérisée et le déni d’un droit humain fondamental.

Un homme marche sur une route inondée dans le gouvernorat côtier tunisien de Nabeul (AFP)
Un homme marche sur une route inondée dans le gouvernorat côtier tunisien de Nabeul (AFP)

Néanmoins, le manque prétendu des ressources hydrauliques n’empêche pas l’élargissement des surfaces irriguées, y compris sur des zones totalement désertiques avec des taux d’évaporation qui dépassent parfois les 40 %, au profit des investisseurs à la recherche d’opportunités pour accumuler davantage de capitaux.

Pour cela, l’eau est « marchandisée », elle est traitée comme n’importe quelle marchandise. En Australie, il existe désormais une Bourse de l’eau. Tu ne disposes pas d’argent pour payer l’eau au prix du marché libre et de la Bourse ? Tu crèves. Pas d’autres alternatives.

Les semences industrielles sont l’un des outils de domination, d’accaparement et de destruction des ressources naturelles et de l’environnement

Om Layoun est un documentaire qui essaie donc de déconstruire ces discours dominants et d’en montrer les dérives et les objectifs réels. C’est une tentative d’alerter sur les risques considérables des dépossessions massives du plus grand nombre pour le profit d’une poignée de profiteurs sans scrupules. C’est une alerte sur les conséquences de la marchandisation des ressources naturelles, particulièrement de l’eau, sur l’environnement et les droits des générations futures.

Parce que je ne peux pas me résoudre à de telles « fatalités » et parce qu’une colère contre l’injustice et la dépossession m’anime, mes documentaires se veulent des témoignages mais aussi des outils de débat et de lutte pour plus de justice sociale, économique et écologique et pour plus de dignité.

Chaque documentaire que je réalise est un acte d’accusation. Voilà pourquoi j’essaie de dénoncer ce que je sais des mécanismes d’exclusion et de déshumanisation, qui sont nombreux et visibles à toute personne qui ne refuse pas de regarder du « bon » côté. Je ne voudrais pas dire un jour : « Je ne savais pas ». Ce serait terrible.


 

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