Il y a trop de gens qui écrivent des livres (et on ne les voit pas)

Clea Chakraverty — 12 novembre 2019

Plus de la moitié de la population française aimerait se tourner vers l’écriture. Pourtant, le livre est un produit en déclin et son marché, ultra-concurrentiel.

Ce jour, vous l’attendiez depuis des mois, peut-être des années. Vous avez raturé, corrigé, relu, bu des litres de vin, de thé ou de café en butant sur un mot, une expression; vous avez compulsé religieusement, voire fanatiquement votre dictionnaire des synonymes, inversé l’ordre de vos chapitres, rêvé de votre personnage principal et de la situation affreuse que vous alliez lui faire subir; vous avez assommé votre partenaire ou vos proches de vos questions et de vos doutes.

Et puis est enfin arrivé ce jour où, trépignant de fierté et d’impatience, vous avez compté vos 400 pages recto verso encore chaudes sous le regard impassible d’un imprimeur d’une rue estudiantine. Il ne sait pas encore, lui, le pauvre, que ces pages formeront le prochain prix Goncourt; mais vous, vous en êtes secrètement persuadé·e.

Quelques jours, quelques mois plus tard, toujours rien.

Pire que le refus, le silence

Vous avez ouvert votre boîte aux lettres plusieurs fois par jour, vérifié encore et encore les adresses où vous avez envoyé vos précieux écrits. Pourtant rien, jusqu’à cette lettre assez impersonnelle dont les quelques lignes froides vous renvoient à l’implacable réalité de l’anonymat littéraire: le produit de votre labeur ne sera jamais reconnu tandis que s’affichent ici et là les noms des derniers prix du moment.

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«C’est très déstabilisant, confie Sylvia Rozelier, autrice de DouceMême si on sait de façon très rationnelle que les chances d’être publié sont infimes, on croit au conte de fées. On espère toujours être reconnu, célébré, et en même temps on doute de soi en permanence. Le refus non argumenté, et peut-être encore pire, le silence, peuvent être extrêmement douloureux à gérer. Mais cela ne se cantonne pas aux premiers romans: c’est un processus récurrent pour tous les auteurs, y compris ceux qui publient.»

«Le manque de réponse vient toucher directement à notre narcissisme, analyse Caroline Bernard, psychologue à Paris. Cela nous renvoie à un vide abyssal, réveille cette angoisse profonde qui nous hante sous la forme d’un “on ne veut pas de moi”. Cela peut aussi toucher à un vécu ou à l’image de soi, c’est encore plus vrai pour les personnes qui “sortent d’elles”, c’est-à-dire qui, dans le processus d’écriture, se livrent vraiment à l’extérieur, affrontent l’idée de partager un moment de leur intimité.»

Beaucoup de ses patient·es ont une pratique de l’écriture. Selon elle, le refus s’identifie alors à un sentiment de rejet, avec dans certains cas des conséquences violentes. «Une lettre argumentée permet en revanche une forme d’espoir, de reconnaissance pour le cheminement accompli par la personne qui s’est autorisée à écrire et à partager.»

La moitié de la France écrit

D’après une étude de l’agence Mediapost parue au printemps 2019, plus de la moitié des Français·es de plus de 18 ans ont écrit ou aimeraient écrire. Pourtant, très peu atteignent ce statut prisé de l’écrivain. «C’est un particularisme assez français», rappelle Oriane Deseilligny, maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication (Université Paris 13), autrice d’une thèse sur l’écriture de soi et travaillant actuellement sur les nouvelles plateformes d’écriture. «D’un côté, on sous-entend que “tout le monde peut écrire”, à mon sens un mythe, car l’écriture n’est pas quelque chose de forcément inné, et de l’autre, on a en France une culture de l’édition traditionnelle très forte, qui impose la reconnaissance symbolique de ceux qui écrivent.»

Cette culture se pense à l’antipode d’une tendance très américaine née au sortir de la Seconde Guerre mondiale, celle de la fabrication d’auteurs tout droit issus des programmes de Masters of Fine Arts (MFA). Une ère depuis quelques années sous le feu de la critique, comme en témoignent deux ouvrages récemment parus, chroniqués par Hermione Hoby dans le New Yorker«Comme des lapins, les mauvais auteurs sont partout, élevés aux cours de MFA à travers le pays, créant des histoires banales et interchangeables.»

L’aristocratie intellectuelle

La nuance est peut-être à trouver dans ce que le terme d’écrivain recouvre tant il véhicule en France une certaine aura. Être «écrivain publié est le statut le plus haut de l’“aristocratie intellectuelle” dans notre pays», soutient Elsa Flageul, autrice de À nous regarder, ils s’habitueront et intervenante dans l’école d’écriture Les Mots.

Lorsque la jeune femme écrit son premier roman (non publié) il y a plus de dix ans, elle ne se dit pas écrivaine. «Je me sentais honteuse, pas sérieuse. Pour moi, on est écrivain quand on écrit mais dans le langage courant et la compréhension collective en France, on est écrivain quand on a publié, c’est une énorme différence entre la pratique et la façon dont c’est compris.» Elle parle d’ailleurs d’«entrée en écriture», soulignant le processus.

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Elle conseille cependant de ne pas se bloquer avec les termes et de se détacher d’un certain formalisme ou d’une solennité inhibante. «Quand mon premier roman est sorti en librairie, je m’attendais à ce qu’il se passe quelque chose… Je ne sais pas, que la journée serait différente. Et en fait non. Il ne s’est rien passé», rit-elle. Même schéma pour Sylvia Rozelier, qui a longtemps préféré se dire «écrivante» que «écrivaine». «Il y avait une forme de snobisme dans ce terme. Les écrivains pour moi sont ceux qui font “œuvre”, des noms de la littérature, ceux que je range dans ma bibliothèque. Car il y a pour moi quelque chose de sacré dans le livre. J’ai réussi à passer le cap au bout du troisième roman.»

C’est ce rapport très complexe propre à l’écriture et sa légitimité que décrit Caroline Bernard: «Écrire permet à des personnes de légitimer leur parole. Le fait de se raconter correspond aussi à des gens qui, souvent, n’ont pas d’autres occasions d’être entendus ailleurs. Le processus peut s’assimiler à une deuxième naissance. L’écriture pallie des manques ou des besoins survenus lors de processus psychiques dès l’enfance. C’est le fait de “dire quelque chose pour exister”. D’ailleurs, beaucoup de gens qui ont recours à l’écriture convoquent par ailleurs le verbal dans leur univers professionnel.»

Or, ce besoin de légitimité par l’écriture ne s’arrête pas à la publication et ne change rien aux angoisses de l’auteur ou de l’autrice. Sylvia Rozelier, comme Elsa Flageul, ressent les mêmes angoisses à chaque nouveau roman: «On vit avec cette peur mais elle est aussi exaltante quelque part.»

Marché saturé

«Il ne faut pas oublier qu’un livre est aussi un produit», rappelle Élise Nebout, cofondatrice de l’école d’écriture Les Mots. Mais il s’agit d’un produit en déclin, sur un marché de l’offre d’autant plus convoité, comme le montrent les derniers chiffres du Syndicat national de l’édition, appuyant une tendance à la baisse: «Le chiffre d’affaires des éditeurs est passé de 2.792,3 millions d’euros en 2017 à 2.670,1 millions d’euros en 2018, soit une évolution de -4,38%. Le nombre d’exemplaires vendus est, quant à lui, passé de 430 millions en 2017 à 419 millions en 2018, soit une baisse de 2,52%.»

Paradoxalement, les principales maisons d’édition mettent chaque année un «nombre plus élevé d’ouvrages sur le marché», une démarche qui vise à occuper les tables des librairies pour se rendre plus visibles et plus concurrentielles, analysait une étude publiée en 2018 par le ministère de la Culture.

Cette stratégie a certes favorisé une forte diversité de la production, mais aussi un fort intérêt des éditeurs traditionnels pour les coups médiatiques et les nouveaux et nouvelles venues, qu’ils repèrent désormais chez les micro-éditeurs, sur les blogs, les comptes Instagram et les nouvelles plateformes d’édition numérique. «En littérature générale, toutefois, on observe un recul des nouveaux venus qui confirmerait l’hypothèse d’une saturation du marché», nuance l’étude.

Nouvelles plateformes

Pour les aspirant·es écrivain·es, c’est une aubaine: ces stratégies marketing ont contribué à l’apparition d’autres canaux de diffusion qui nourrissent à leur tour l’idée selon laquelle «tout le monde a le droit d’écrire», indique Oriane Deseilligny. «L’apparition de Kindle Direct Publishing dès 2011 et d’autres ont joué sur cette idée, c’est même le produit d’appel des plateformes du type Librinova. Désormais on diffuse l’idée que tout le monde aurait son public potentiel, que tout auteur a son lecteur.»

La chercheuse met ici en évidence un phénomène récent: ces plateformes et leurs auteurs ou autrices utilisent les mêmes codes, la même sémantique, les mêmes formes de reconnaissance auprès du lectorat (dédicace dans des grands magasins par exemple) que dans les circuits traditionnels. Elles font ainsi émerger des genres autrefois de niche tels que la fantasy, la littérature pour adolescents ou la romance, en lui donnant une forme de légitimité, également validée par des réseaux sociaux dédiés.

«Il existe un effet de communauté très fort, dépeint Oriane Deseilligny. Ces auteurs indépendants se soudent entre eux, se lisent et se soutiennent. Ils bousculent aussi les temporalités de l’édition classique puisque les ouvrages sont disponibles plus longtemps. La surproduction fait qu’un livre reste en moyenne six semaines en librairie avant de partir au pilon.» De jeunes plumes se sont fait connaître via ces plateformes et occupent désormais un espace physique très prononcé, à l’instar d’Agnès Martin-Lugand, repérée grâce à Kindle Direct Publishing en 2012 et devenue phénomène littéraire depuis. «Ces histoires encouragent. On se dit “pourquoi pas moi?”, d’autant plus que sur la plateforme d’autoédition le rejet n’existe pas.»

En revanche, la passerelle vers l’édition classique est plus complexe. «Souvent, ces auteurs retournent les normes de valorisation en se disant “indé” car la culture de la reconnaissance par l’édition traditionnelle reste très forte», ajoute Oriane Deseilligny.

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«Écrire reste un savoir-faire et un apprentissage, mais il faut casser cette idée de solitude dans l’écriture. Écrire, c’est avant tout apprendre à retravailler un texte, à accepter la critique et se soustraire au fantasme de la célébrité», rappelle Élise Nebout qui voit des profils très divers parmi les adeptes des ateliers de son école, certain·es ayant écrit cinq romans, jamais montrés, d’autres travaillant le même texte année après année par simple besoin d’écrire. «Il s’agit d’une urgence en fait», résume Sylvia Rozelier. Ou encore d’une rage qui doit se partager, assène l’Irlandais Colum McCann dans sa Lettre à un jeune auteur. Et de souligner que peu importent l’échec, le silence, le rejet et le travail, avant toute chose, un «écrivain écrit».


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