Jean Ziegler , Sociologue, essayiste et homme politique :«L’utopie est une force historique»

Vous venez de publier un livre intitulé Le capitalisme expliqué à ma petite fille en espérant qu’elle en verra la fin (édition du Seuil 2018). Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

Les enfants posent des questions justes et ne se contentent pas de réponses floues… J’ai voulu répondre de manière simple à la question «pourquoi des enfants en Afrique meurent de faim, alors que la planète croule sous les richesses ?» en expliquant les mécanismes de ce système économique qui permet à certains d’accumuler d’immenses fortunes en maintenant des myriades d’autres dans la plus grande des misères.

Les enfants qui meurent de faim ont toujours été au centre de vos préoccupations…
Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), toutes les cinq secondes, un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim ou de ses suites immédiates.

Et la même FAO affirme – et Dieu sait qu’ils ne sont pas des révolutionnaires dans cette institution ! – que l’agriculture mondiale dans son développement actuel pourrait nourrir normalement 12 milliards d’êtres humains.

Or, nous sommes 7,3 milliards d’habitants sur terre. Donc le double de l’humanité pourrait manger à sa faim si tout le monde avait accès à la nourriture par son pouvoir d’achat. Pour la première fois, au début de ce millénaire, il n’y a plus de «manque objectif», pour reprendre un terme utilisé par Karl Marx.

L’humanité a connu une formidable succession de révolutions, industrielle, technologique, électronique, etc. et le manque objectif a été vaincu. Autrement dit, les problèmes de famine sont créés par les hommes et peuvent aussi être éliminés par des réformes fondamentales décidées et mises en pratique par les hommes. Un enfant qui meurt de faim, à l’heure où nous parlons, est assassiné.

Plus de 2 milliards d’êtres humains n’ont pas un accès régulier à l’eau potable. Toutes les quatre minutes, une personne perd la vue par manque de vitamine A. Des épidémies, depuis très longtemps vaincues par la médecine, tuent dans les pays du Tiers-Monde des dizaines de millions d’êtres humains.

C’est ce que vous appelez l’”ordre cannibale du monde”…

Ce monde-là est la conséquence de la dictature érigée sur les Etats et sur les peuples par les oligarchies du capital financier globalisé. Je vous donne quelques chiffres… L’année dernière, les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées, tous secteurs confondus – les banques, les industries, les services, etc. – ont contrôlé 52 pour cent du produit mondial brut, c’est à dire plus de la moitié de toutes les richesses produites en une année sur la planète. Il est vrai que ces sociétés transcontinentales privées savent faire beaucoup de choses.

Dans le domaine de l’industrie pharmaceutique suisse, une nouvelle molécule et un nouveau médicament est découvert tous les trois mois… A Wall Street, un nouvel instrument financier est créé tous les deux mois…

Il est vrai que ce mode de production capitaliste est porteur de créativité et de dynamisme extraordinaires, mais, en même temps, ces sociétés transcontinentales échappent à tout contrôle étatique, syndical, parlementaire et fonctionnent sur un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court et quel que soit le prix humain que cela implique.

Bref, ces sociétés transcontinentales ont un pouvoir comme jamais un empereur, jamais un pape, jamais un roi n’a eu dans l’histoire de l’humanité.

La conséquence en est une extraordinaire monopolisation du pouvoir économique, financier, politique, militaire et idéologique entre les mains de quelques-uns.

C’est cet ordre cannibale que je décris dans mon livre. L’année dernière par exemple, selon la Banque mondiale, les 85 personnes les plus riches de la terre ont contrôlé autant de fortunes et d’avoirs patrimoniaux que 4 milliards d’êtres humains les plus pauvres. Vous avez, d’un côté, une immense monopolisation des richesses, et de l’autre, une misère effroyable.

Vous affirmez dans votre ouvrage que le plus puissant des moyens de domination du Nord sur le Sud aujourd’hui est le service de la dette…

Prenons l’Afrique… Ce continent comprend 54 Etats, dont 37 sont de purs Etats agricoles. L’Afrique possède des terres fertiles et des classes paysannes compétentes et travailleuses.

Or c’est le continent le plus frappé par la sous-alimentation. 35,2 pour cent de la population africaine souffre de sous-alimentation grave et permanente. L’Afrique a dû importer, l’année dernière, pour 24 milliards de dollars de biens alimentaires. La situation s’aggrave encore parce qu’il y a souvent les sécheresses, les guerres, les criquets…

La productivité est très basse. Si on prend les sept pays du Sahel, un hectare au Burkina Faso, au Mali donne 600 à 700 kg de céréales contre 10 000 kg en Europe. Non pas parce que le paysan africain travaille moins bien que le paysan français, mais parce que les 37 pays agricoles africains sont surendettés.

La dette extérieure les garrotte et ne leur permet pas d’investir dans des systèmes d’irrigation performants, dans des semences sélectionnées, dans la traction ou le crédit agricole.

Les gouvernements, écrasés par leur dette extérieure, n’ont pas les moyens d’investir dans l’agriculture. Le peu d’argent que les pays africains gagnent (comme le Sénégal, grâce à l’exportation des arachides, ou le Mali grâce à celle du coton) va directement dans les coffres des banques européennes ou américaines au titre des paiements des intérêts de la dette et de ses tranches d’amortissement.

Il y a aussi le problème du dumping agricole, l’Union européenne déverse à très bas prix son surplus agricole sur les marchés africains. On peut acheter à Dakar par exemple, des oranges espagnoles ou du poulet français pour la moitié du produit africain équivalent, ce qui fait que l’agriculture locale périclite.

Mais il n’y a pas d’impuissance en démocratie, l’opinion publique peut exiger de ses gouvernements qu’ils procèdent au désendettement total des pays les plus pauvres. De plus, nous avons constitutionnellement tous les droits et toutes les libertés pour imposer des réformes fondamentales, comme celle, par exemple, d’interdire la spéculation boursière sur les aliments de bases.

Pourquoi est-ce que les opinions publiques dans les démocraties européenne et américaine ne font pas pression pour l’application de ces solutions ?

Parce que les consciences européenne et américaine sont aliénées. C’est l’une des grandes victoires des oligarchies régnantes. Ils ont fait croire aux opinions publiques qu’elles étaient impuissantes. Je donne des conférences à travers l’Europe et, presque à chaque fois, on me dit : je ne peux rien faire contre ces sociétés transnationales qui sont tellement puissantes.

Le sociologue Pierre Bourdieu a dit que le néolibéralisme dominant agissait comme le virus HIV : d’abord, il détruit les forces immunitaires en instillant un sentiment d’impuissance chez les victimes, ensuite il tue.

Les capitalistes ont coutume de dire que c’est «la main invisible» du marché qui gouverne le monde et qu’elle agit selon des lois «naturelles» immuables, comme la gravitation ou la marche des planètes. Tout ce que l’homme pourrait faire, c’est de se mettre au service de ces forces.

Ainsi, les capitalistes évacuent l’homme et le privent de ses capacités de résistance. C’est un immense mensonge le néolibéralisme, c’est le nouvel obscurantisme, mais il invoque la raison, c’est pour ça qu’il est tellement dangereux. Mon livre se veut une arme contre l’aliénation. La seule conscience qui est consubstantielle à l’homme quand il arrive sur terre, c’est celle de l’identité avec l’autre.

Emmanuel Kant, philosophe allemand du 18e siècle a dit : «L’inhumanité infligée à un autre, détruit l’humanité en moi.» Si un être humain, quels que soient ses convictions, son ethnie, son âge, voit un enfant martyrisé, quelque chose en lui s’effondre, car il se reconnaît immédiatement dans la victime.

Cette conscience de l’identité devrait conduire à des comportements de solidarité, de complémentarité et de réciprocité entre les individus et les peuples.

Or le néolibéralisme l’a étouffée. La mission des intellectuels est de briser cette chape de plomb et de libérer cette conscience… ce qui mènera nécessairement à la destruction du capitalisme.

Donc, selon vous, il n’y a pas d’autre issue que de détruire le capitalisme…?

La destruction des hommes et de la nature est inhérente au capitalisme puisqu’il a pour principe la maximalisation des profits, quel que soit le prix humain à payer. Selon un rapport de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) paru en octobre 2017, 62 pour cent des cancers, dans les pays industrialisés, sont induits soit par l’environnement, soit par la nourriture industrielle.

Oui, le capitalisme doit être détruit et j’insiste sur le mot «détruit», car on ne peut pas l’amender. Certains disent qu’il faut le réformer, le contrôler, l’endiguer… Non, c’est un système d’oppression, tout comme l’esclavage qu’on ne pouvait ni amender ni réformer.

On a dû le détruire. Idem, pour le colonialisme, on ne pouvait pas le rendre plus humain, car le colonisateur vole et opprime, il faut briser son bras.

La révolution française n’a pas cherché à rendre plus humain le système féodal, il a fallu couper la tête au roi, se débarrasser de la féodalité et ouvrir la voie aux droits de l’homme, à la souveraineté populaire et à la République.

Mais de quelle manière pourra-t-il être détruit ?

Ça, c’est le mystère de la liberté libérée dans l’homme. Ceux qui ont pris la Bastille de Paris, le 14 juillet 1789, ne savaient pas du tout où ils allaient. Mais ils savaient par contre qu’ils ne voulaient plus de ce système féodal qui affamait, qui emprisonnait et qui bafouait les droits du peuple…

La République a été instaurée quatre ans plus tard, en 1793. Les révolutions se font en marchant, elles sont le produit de la liberté libérée dans l’homme et c’est imprévisible…

Le monde nouveau que nous voulons vit en nous sous forme d’utopie, chacun porte cette utopie en lui, un monde où tout le monde vit dans la justice et le bonheur.

Toutes les révolutions du monde ont procédé de la même manière. L’utopie est une force historique.

Sous la colonisation française, des générations d’Algériens n’ont jamais renoncé à leur volonté de se libérer, mais il a fallu le 1er Novembre 1954 pour qu’une avant-garde se lève, impose l’indépendance et brise la domination coloniale. C’est à ce moment- là que l’utopie est devenue une force matérielle.

Donc la chose la plus mystérieuse, pour citer Jean-Paul Sartre, c’est l’”incarnation”. Dans quelles conditions historiques une idée devient-elle une force matérielle ?

Vous pratiquez l’intégration subversive…

En 1964, lors de la conférence sur le commerce et le développement de l’ONU qui s’est tenue à Genève, j’ai rencontré Che Guevara. J’ai été du 20 mars au 13 avril son chauffeur. Le dernier jour, je lui ai dit : «Commandant, je veux partir avec vous». C’était la nuit. Il m’a montré du doigt les enseignes lumineuses des banques et des joailleries autour de la baie de Genève.

Il m’a dit: «Tu vois ces lumières là-bas, c’est le cerveau du monstre, c’est là que tu es né, c’est là que tu dois te battre». Il s’est retourné et il est parti. C’était un homme très impressionnant mais froid et distant le Che.

Je me suis senti détruit sur place par sa réponse, il me prenait probablement pour un petit bourgeois inutile (ce en quoi il avait raison) Mais j’ai réalisé plus tard qu’il avait fait deux choses essentielles pour moi. D’abord, il m’a sauvé la vie.

S’il avait dit viens avec nous, je serai depuis longtemps enterré dans une fosse commune au Venezuela ou au Honduras ou ailleurs.

Et deuxièmement, il m’a montré le chemin de ce que j’essaye de faire depuis lors, c’est à dire celui de l’intégration subversive qui consiste à entrer dans les institutions et tenter d’utiliser leur force pour servir ses propres buts.

Le Che a souvent cité la phrase de Nicolas Boukarine, un jeune universitaire bolchévique, ami de Lénine, exécuté par Staline en 1938. Boukarine a dit : «Les révolutionnaires sont des opportunistes qui ont des principes.»

C’est ça, l’intégration subversive. Je suis alors devenu professeur à l’université à Paris 1-Sorbonne et à Genève, ensuite député de Genève au Parlement de la Confédération et, depuis 18 ans, je suis au Nations unies, d’abord comme rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation et maintenant comme vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme.

Selon la méthode de l’intégration subversive, j’essaye de subvertir la force de ces institutions et de les utiliser pour la réalisation progressive des principes qui m’habitent.

Rien au départ ne vous prédestinait à un tel parcours…

Effectivement, je suis né dans un milieu bourgeois, dans le canton de Berne, j’ai fait de longues études… Je suis né dans un pays très corrompu mais de liberté, j’ai donc des privilèges incroyables…

Alors, justement, comment se fait-il que vous ne soyez pas devenu banquier ?

Je me serais pendu (rires)… J’ai été marqué à l’adolescence par les conditions de vie effroyables d’enfants de paysans pauvres, vendus à des paysans riches pour des travaux forcés. On les appelait «les enfants placés».

Je les voyais tous les mois sous-alimentés, pauvrement vêtus, tremblant de froid en hiver à garder les vaches sur le marché de bétail à Thoune. J’en étais révolté.

J’ai demandé à mon père, un homme bon et aimant, comment cela pouvait être possible. Sa réponse a été, en bon calviniste : «Tu ne peux pas changer le monde, c’est Dieu qui a voulu que ce soit ainsi.» A partir de ce moment-là, j’ai commencé à rompre avec mon milieu… J’ai décidé de prendre un autre chemin…

Où est votre espoir ?

Dans mon livre, je cite Jean Jaurès qui a dit : «La route est bordée de cadavres mais elle mène à la justice.» L’humanisation de l’homme, son émancipation est en route. L’histoire a un sens. Ma vie singulière aussi. Georges Bernanos écrit : «Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres.» Ou bien c’est nous qui changeons l’ordre cannibale du monde ou ce n’est personne.

Par Narymane Lafer (Genève)

Repères

Nous avons rencontré Jean Ziegler au bord du lac Léman, lors d’une conférence organisée par l’Université de Genève pour la présentation de son dernier livre intitulé «Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin)» (édition du Seuil, Paris, 2018)

Né en 1934, ce sociologue et homme politique suisse continue à activer et écrire de manière inlassable. Résolument altermondialiste, il a été rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation (2000-2008). Il est actuellement vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Auteur prolifique, il est l’intellectuel suisse le plus connu et le plus contesté, n’hésitant pas à dénoncer l’utilisation de la faim comme arme pour soumettre des peuples entiers. (La faim dans le monde expliquée à mon fils le Seuil 1999).

Il dénonce également l’hypocrisie du secret bancaire et démonte un à un les rouages du recyclage international de l’argent sale (Une Suisse au dessus de tout soupçon, réédition le Seuil, 2015, La Suisse lave plus blanc, réédition le Seuil, 2016).

Depuis 1964, il a publié près d’une trentaine d’essais et pamphlets traduits dans plusieurs langues.

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