Un siècle de réflexions et de débats sur les institutions politiques de l’Algérie : autour de l’ouvrage de Mohamed Boussoumah : Documents constitutionnels et politiques 1919- 2018

     

Par Walid Laggoune, Professeur de droit public

Le Professeur Mohamed Boussoumah a fait paraître à l’Office des publications universitaires, un ouvrage en trois tomes intitulé : Documents constitutionnels et politiques 1919-2018.
Ce travail monumental, que nous livre le professeur Mohamed Boussoumah à la veille d’une retraite bien méritée, est le fruit d’une recherche minutieuse et rigoureuse qui restitue par le texte tout le parcours et les étapes qu’a traversé la vie institutionnelle et politique de l’Algérie depuis l’année 1919 à nos jours ; c’est-à-dire un siècle de productions documentaires et normatives reflets, en fait, de l’histoire constitutionnelle de l’Algérie. Une histoire peu ou mal connue tout à la fois dans sa genèse, ses mutations, ses avatars… Une histoire parfois occultée en raison des enjeux qui l’ont marquée tout particulièrement autour des questions du statut de l’Algérie et des «Algériens» durant la période coloniale, celles liées aux positions et aux stratégies des différents acteurs politiques et sociaux à propos de la guerre de Libération nationale de la construction de l’État post-colonial et ses fondements doctrinaux, et de proche en proche, celles plus directement liées aux conditions d’exercice du pouvoir au sein de l’État.

L’intérêt de ce travail pour la recherche scientifique, pour l’enseignement ou plus largement pour la connaissance de l’histoire politique de l’Algérie, au-delà des représentations et discours, n’est pas à démontrer. Il intervient surtout à un moment aussi significatif de l’histoire de l’Algérie où la «question constitutionnelle» en dépit de son ancienneté et sa permanence dans le débat politique (sur/et) en Algérie suscite toujours un intérêt plus croissant. C’est précisément l’idée autour de laquelle s’ordonne, sans s’y réduire, tout le travail de Mohamed Boussoumah. Dans cette perspective, l’auteur a rassemblé une somme impressionnante de textes de différentes natures dont la plupart sont connus, certains «tombés dans l’oubli» et certains autres inédits. Ces textes, reflets formels d’un siècle de vie politique en Algérie, sont regroupés en 42 «dossiers documentaires», chacun faisant l’objet d’une présentation qui le situe dans son contexte pour lui donner un sens. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’un travail de simple compilation et de classification, même si cette entreprise, que la plupart des universitaires répugne à effectuer, en raison précisément de la mobilisation physique et intellectuelle qu’elle requiert, est louable en soi et présente un intérêt certain pour la recherche scientifique ainsi que pour la sauvegarde de la mémoire institutionnelle de notre pays.

Le travail du Professeur Boussoumah est d’une autre nature et va bien au-delà d’une présentation chronologique. La classification des textes opérée obéit davantage à une démarche d’ordre historique qui permet au lecteur de saisir, dans leur contexte, les termes du débat sur la «question constitutionnelle» dans ses multiples facettes tout au long de la période allant de 1919 à 2018. Bien évidemment, ce débat ne se pose pas dans des termes identiques tout au long de cette longue période. Pour autant, les questions posées peuvent se rejoindre dans l’explication générale relative à la vie institutionnelle d’un pays. C’est cette permanence du débat institutionnel et politique que le travail veut aussi faire ressortir pour mettre en relief, en définitive, l’idée que la question nationale a toujours été au cœur des enjeux sur l’histoire de l’État algérien et son devenir.

Cette longue période qui s’étend sur un siècle sera, pour les besoins de l’analyse et de l’exposé documentaire, présentée par l’auteur en six « séquences» :
1- «La séquence nationalitaire» 1919-1954
2- «La séquence révolutionnaire» 1954-1962
3- «La séquence du socialisme libertaire» 1962-1965
4 –«La séquence du socialisme autoritaire» 1965-1989
5- «La séquence de la démocratisation en questions» 1989-1996
6- «La séquence de la démocratie dirigée» 1996-2018
Cette présentation ne manquera sans doute pas de susciter bien des questions relatives à la périodisation adoptée ainsi qu’à la qualification des différentes «séquences». En réalité, Mohamed Boussoumah qui semble avoir bien perçu le risque d’un tel reproche explique cette présentation par le souci de fidélité au contenu des documents dans leur diversité, mais surtout pour celui de rester au plus près du contexte et des conditions de leur production afin de mieux en restituer le sens ; «en les suivant pas à pas». C’est tout l’intérêt aussi d’une telle option pour une étude d’une telle nature qui vient enrichir et stimuler la recherche autour de la connaissance de notre histoire institutionnelle et politique au moment où l’Algérie commémore le soixantième anniversaire de son indépendance.
Il n’est, évidemment, pas dans l’objet de ce propos de procéder à une présentation du contenu des documents répertoriés. Il suffit au lecteur, en fonction de son intérêt pour le sujet, de s’y référer pour trouver des références et/ou des sources documentaires fiables, susceptibles d’enrichir sa connaissance, d’alimenter sa réflexion ou de découvrir des pistes de recherche parfois inexplorées ayant trait à l’histoire institutionnelle de l’Algérie. C’est dire que la méthode de présentation à la fois chronologique et thématique des documents adoptée par le professeur Boussoumah permet d’y accéder et d’y saisir le sens de manière assez aisée.

Pour autant, la période coloniale et notamment celle allant de 1919 à 1954, que l’auteur qualifie de «séquence nationalitaire» est, dans cette perspective, celle qui appelle une attention toute particulière, non seulement en raison des enjeux «mémoriels» autour de la question de «l’historicité» de la nation algérienne, sans cesse mise en doute, mais aussi parce que cette période a peu suscité l’intérêt des historiens du mouvement national dans les aspects relatifs aux revendications à caractère institutionnel. Il est vrai que dans un contexte de colonisation de peuplement, la revendication démocratique ne peut s’exprimer qu’en termes institutionnels eu égard tout particulièrement à la poursuite et en certains domaines le renforcement des politiques coloniales d’assujettissement et de discrimination résultant du maintien du code de l’indigénat tout particulièrement dans les domaines pénal, d’accès aux emplois publics, d’égalité devant l’impôt, de rémunération des emplois publics, de liberté d’exercice des cultes…
«Séquence nationalitaire», dans la mesure en effet où l’année 1919 inaugure un processus de changement social et politique marqué par un éveil de la conscience nationale aux principes d’égalité et de libertés publiques qu’elle fait siens pour les opposer aux politiques coloniales.
Cet éveil de la conscience nationale, que le sociologue Abdelkader Djaghloul appelait à juste titre «la reprise historique», va évoluer progressivement vers «un nationalisme moderne» s’affirmant dans l’entre deux guerres par l’action, certes différenciée, des différents partis politiques et autres acteurs du mouvement national.
Ces luttes du mouvement national de 1919 à 1954, sont mises en évidence par Mohamed Boussoumah et illustrées par l’élaboration et la présentation de 11 «Dossiers documentaires».

En parcourant ces dossiers, le lecteur ne peut manquer de relever, textes à l’appui, que dès la fin de la première guerre mondiale, le mouvement national, encore naissant, excipait des grands principes démocratiques mis en avant à l’époque.
Il en est ainsi du sacro-saint principe du «droit des peuples à disposer d’eux mêmes» revendiqué dans la lettre adressée par l’Émir Khaled au Président des États-Unis en 1919. On peut y lire notamment : «Vos quatorze conditions de paix mondiales, Monsieur le Président, acceptées par les alliés et les puissances centrales, doivent servir de base à l’affranchissement de tous les peuples opprimés, sans distinction de race ni de religion».
«…La déclaration faite par vous en 1917 selon laquelle aucun peuple ne peut être contraint de vivre sous une souveraineté qu’il répudie, nous laisse espérer que ces jours sont enfin venus».
Cet appel, resté sans écho, va ouvrir la voie tout au long de cette période, à des revendications incessantes et plus précises du mouvement national autour des libertés démocratiques. Les timides réformes entreprises dans la perspective d’une éphémère politique «d’assimilation» par l’accroissement de la représentation musulmane» (loi du 4 Février 1919) ou celles relatives à l’octroi de la citoyenneté française à une catégorie «d’Algériens musulmans» (ordonnance du 7 Mars 1944), laissaient subsister non seulement des différenciations au profit des colons, mais plus clairement, consacraient la permanence des politiques de discrimination consubstantielles à toute stratégie de colonisation de peuplement.

Ces revendications sont présentées dans le travail de manière chronologique et classées en tenant compte de leurs auteurs afin de permettre au lecteur d’avoir une idée plus précise sur la position de tel ou tel courant politique face aux questions posées.
Cette permanence des politiques de discrimination et de domination allait se traduire de manière éclatante à la fin de la Seconde guerre mondiale dans les projets de «réforme» élaborés en 1946 et pourtant «conçus» pour «répondre» aux revendications du mouvement national et aux manifestations du 8 Mai 1945.
Là encore, Mohamed Boussoumah a pris soin de constituer un dossier documentaire pertinent rendant compte des positions des différents courants du mouvement national à l’égard notamment du nouveau «statut de l’Algérie» du 20 Septembre 1947 ;
Cependant, l’ampleur de la répression qui a marqué les manifestations pacifiques du 8 Mai 1945 «à la mesure de la peur et de la haine des colons» selon les termes de Charles Robert Ageron, a contribué à la maturation du mouvement national dans la prise de conscience du caractère inopérant des revendications «légalistes». Revendications globalement formulées sur le fondement des principes d’égalité et de citoyenneté en vue sans doute de les opposer aux autorités coloniales.
Aussi bien, la lutte armée est-elle apparue comme la seule réponse à la domination coloniale toujours plus pesante. La proclamation du 1er Novembre 1954, tout en constatant «l’immobilisme du mouvement national», va battre en brèche l’illusoire projet d’assimilation ainsi que les revendications «légalistes» du mouvement national et dans une certaine mesure mettre un terme aux crises internes qui le traversaient autour notamment des voies et moyens pour l’accès à l’indépendance.
C’est la séquence que Mohamed Boussoumah qualifie de «séquence révolutionnaire 1954-1962» qu’il illustre par six grands «dossiers documentaires» contenants les textes les plus significatifs ayant fondé, accompagné ou structuré la guerre de libération nationale, ses objectifs ainsi que les contours et prémisses doctrinaux autour desquels s’ordonnera le futur État algérien une fois la souveraineté nationale recouvrée.

Il s’agit, à titre principal, de la proclamation du 1er Novembre 1954, des documents issus du congrès de la Soummam d’août 1956, des documents issus de la réunion au Caire du CNRA du 28 août 1957 portant «les institutions provisoires de l’État algérien», des documents issus des accords d’Évian du 19 Mars 1962, du projet de «programme pour la réalisation de la révolution démocratique et populaire» élaboré par le CNRA lors de la réunion de Tripoli de mai-juin 1962, du projet de programme présenté par la fédération de France du FLN, du projet de programme présenté par le PCA, de la proclamation du bureau politique du FLN issue de la réunion tenue à Tlemcen le 22 juillet 1962, du communiqué de l’État-major de l’ALN de juillet 1962, des ordonnances émanant de l’exécutif provisoire de 1962 relatifs à l’élection des membres de l’Assemblée nationale, du projet de loi référendaire relatif aux attributions et à la durée du mandat de l’Assemblée nationale, de la proclamation par l’Assemblée constituante de la République algérienne démocratique et populaire du 25 septembre 1962, ainsi que les documents la rendant destinataire le même jour des pouvoirs du gouvernement provisoire et ceux de l’exécutif provisoire…
Ces documents sont certes connus des historiens spécialistes du mouvement national. Cependant, l’intérêt du travail de Mohamed Boussoumah réside dans leur présentation en un seul corpus à la fois thématique et chronologique annoté. Il permet au lecteur de saisir aisément l’intérêt porté par les différents acteurs politiques de l’époque aux questions institutionnelles dans le processus de construction de l’État national par-delà leurs divergences politiques et doctrinales significatives des enjeux et des tensions ayant marqué le contexte tout particulier de l’accès à l’indépendance.

La période post-indépendance, allant de 1962 à 2018, que Mohamed Boussoumah classe en quatre grandes séquences, regroupe pas moins de 25 dossiers documentaires présentés selon la même méthode et avec le même souci ; celui de permettre au lecteur spécialiste ou profane, d’accéder à une connaissance documentée et argumentée de l’histoire institutionnelle et politique de l’Algérie depuis le recouvrement de sa souveraineté.
Cette période participe, bien évidemment, de logiques et de problématiques singulières, même si elle demeure dans une certaine mesure marquée, à la fois par les projets du mouvement national et redevable de l’ordre de la guerre d’indépendance. Il y a les problématiques liées à la construction de l’État-Nation autour d’institutions représentatives, celles liées aux exigences du développement économique et social et plus généralement celles liées aux contraintes des différentes phases de «transition» qu’a connues l’Algérie depuis son accession à l’indépendance. Cela explique cette somme impressionnante, mais éparse, de textes de nature et de valeur juridique différentes (Chartes, Constitutions, lois, résolutions, discours…) intervenus pour impulser, asseoir, accompagner ou consacrer des projets, programmes et politiques publiques.

A ne s’en tenir qu’aux textes constitutionnels, il est significatif d’observer que l’Algérie s’est dotée depuis l’indépendance jusqu’en 2018 de plusieurs Constitutions (1963, 1976, 1996, 2016) ; une par décennie.
En les situant dans les contextes historique et politique de leur avènement, comme le fait le Professeur Mohamed Boussoumah, il est possible d’expliquer cette succession rapide de Constitutions. Elle semble exprimer tout à la fois un attachement à l’idée de Constitution et à la nécessité de son existence qui procèdent sans doute d’une culture politique héritée du mouvement national ainsi que le révèlent les débats au sein de l’Assemblée nationale constituante lors de l’élaboration de la première Constitution de l’Algérie indépendante en 1963. Mais cette succession rapide semble aussi, à l’examen des différents contextes, traduire une difficulté à enraciner les pratiques constitutionnelles et soulèvent les questions relatives à leur adéquation, à la réalité sociale et politique, et à leur capacité à faire face aux crises institutionnelles qu’a connues l’Algérie tout au long du processus de consolidation de l’État national.

Sans doute, la pratique algérienne, en sollicitant parfois à l’excès le droit, a-t-elle produit une manière d’inflation juridique aussi singulière que significative à la fois d’une réelle tension vers la formalisation de la norme et des contraintes multiples qui en disqualifient souvent le principe.
Depuis soixante ans, le droit a été en effet requis tour à tour pour assoir la souveraineté nationale, définir les contours de l’État naissant, assurer les objectifs de la «révolution socialiste» dans ses multiples facettes, encadrer les «restructurations économiques» puis la transition vers l’économie de marché, répondre aux exigences de l’État de droit et à celles plus pressantes du temps mondial…
Cette intense production normative qui a jalonné l’évolution de la vie politique et institutionnelle de l’Algérie depuis une soixantaine d’années méritait d’être mieux connue. Elle n’a fait l’objet jusque-là d’aucun travail synthétique d’une telle pertinence, tellement la masse des documents rassemblés est considérable, tout autant qu’elle n’ait fait l’objet comme le fait Mohamed Boussoumah, d’une présentation annotée et commentée de nature à stimuler la recherche, nourrir les argumentaires sur la base de données documentaires fiables.
On voit bien par ce modeste compte rendu tout l’intérêt et l’importance du travail du Professeur Mohamed Boussoumah auquel il convient de savoir gré pour avoir eu l’idée et la volonté de l’entreprendre, en dépit de sa difficulté évidente, pour le mettre à la disposition des chercheurs, des praticiens, des étudiants ou du simple citoyen et leur faire découvrir les arcanes d’une production normative aussi diversifiée que généralement peu ou mal connue.


W. L.


 

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