La fin de l’État de droit

Source : Truthdig, Chris Hedeges, 25-11-2019

Mr. Fish / Truthdig

Bruce Fein, un ancien haut fonctionnaire du ministère de la Justice et spécialiste des questions constitutionnelles, a identifié 12 infractions impérieuses commises par Donald Trump. Mais, comme il le fait remarquer, bon nombre de ces violations constitutionnelles ne sont pas le seul fait de l’administration Trump. Elles ont été normalisées par les administrations démocrate et républicaine. Ces violations de longue date sont, pour cette raison, ignorées par les dirigeants du parti démocrate qui cherchent à mettre le président en accusation. Ils ont choisi de se concentrer exclusivement sur la tentative de Trump d’amener le président ukrainien à ouvrir une enquête sur Joe Biden et son fils, M. Hunter, en échange d’une aide militaire américaine de 400 millions de dollars et d’une visite du dirigeant ukrainien à la Maison-Blanche. Ignorer ces violations institutionnalisées pendant l’enquête sur la mise en accusation, craint Fein, les légitimerait et conduirait à la mort de la démocratie.

Dans une lettre adressée vendredi à la présidente de la Chambre, Nancy Pelosi, également signée par Ralph Nader et Louis Fisher, Fein prévient que Trump est en train de « bouleverser tout notre ordre constitutionnel ». Il énumère parmi les violations constitutionnelles les plus graves du président le fait de « défier les citations à comparaître et les contrôles du Congrès ; de dépenser des milliards de dollars qui n’étaient pas destinés à cette fin pour construire un mur à la frontière sud ; de poursuivre ou d’étendre des guerres présidentielles non déclarées par le Congrès ; d’exercer un droit de veto partiel [pouvoir du Président de supprimer des dispositions spécifiques d’un projet de loi sans opposer son veto à l’ensemble du texte législatif, NdT] ; de faire fi de la clause sur les émoluments ; et de jouer au procureur, au juge, au jury et au bourreau pour tuer toute personne sur la planète sur la base d’informations secrètes et non corroborées ». Mais il note également que nombre de ces violations ne sont pas propres à Trump et ont également été commises par Barack Obama et George W. Bush.

« De nombreux démocrates ont été complices de ces violations dans le passé », a déclaré Fein lorsque je l’ai joint par téléphone à Washington. « Ils ont les mains sales. Ils ont acquiescé à la surveillance illégale, comme l’a révélé Edward Snowden. Les violations constitutionnelles les plus graves sont celles qui sont des usurpations institutionnelles. Ces usurpations [par les deux parties] ont affaibli, voire démantelé, de façon permanente le pouvoir du législatif par rapport à l’exécutif. »

« Nous avons un Congrès dont les membres, dans l’ensemble, ne veulent pas des responsabilités que la Constitution leur confie », a poursuivi Fein. « Ils aiment tout céder au président et ensuite pousser des hauts cris si quelque chose tourne mal. Les violations les plus inquiétantes de la Constitution sont malheureusement celles dont se réjouissent de nombreux membres du Congrès. Cela leur permet d’éviter de faire des choix difficiles qui pourraient compromettre leur capacité à se faire réélire. Mais vous ne pouvez pas vous appuyer sur une déréliction passée pour justifier sa perpétuation indéfiniment. »

« Si nous adoptons une approche restrictive de la procédure de destitution, cela signifiera que toutes les violations les plus flagrantes seront considérées comme ayant été approuvées et non réprimandées et que les présidents successifs auront le sentiment d’avoir le feu vert pour imiter Trump sur tout sauf sur une extorsion ukrainienne », a déclaré Fein. « C’est dangereux pour le pays. Cela pourrait faire boomerang, même si nous nous débarrassons de Trump, en approuvant ces usurpations pour toujours. Ce serait un retour à un gouvernement avec une seule branche comme la monarchie que nous avons renversée en 1776. Le résultat involontaire est d’accroître le pouvoir de l’exécutif plutôt que de le diminuer, ce qui devrait se produire. »

Bush et Obama nous ont légué neuf guerres illégales, si l’on inclut le Yémen. Aucune n’a été déclarée par le Congrès, comme l’exige la Constitution. Bush a placé l’ensemble de la population américaine sous la surveillance du gouvernement, en violation directe du quatrième amendement et de la loi sur la surveillance des services de renseignement étrangers (FISA), qui fait de la surveillance de tout citoyen américain sans autorisation légale un crime. En vertu du décret 10333, le président espionne les Américains comme s’ils étaient des étrangers, bien que cette surveillance n’ait pas été autorisée par la loi. Bush s’est lancé dans un programme mondial d’enlèvement et de torture, y compris de ressortissants étrangers, qu’Obama a poursuivi. Bush et Obama ont procédé à des assassinats ciblés, généralement au moyen de drones militarisés, dans le monde entier. Et Obama, réinterprétant la loi de 2002 sur l’autorisation du recours à la force militaire, a donné à l’exécutif le pouvoir d’assassiner des citoyens américains. Les assassinats ont commencé par des attaques de drones contre le religieux radical Anwar al-Awlaki et, deux semaines plus tard, contre son fils de 16 ans. Une telle violation prive les citoyens américains d’une procédure régulière. En signant la section 1021 de la Loi d’autorisation de la défense nationale, Obama – dont le bilan en matière de libertés civiles est encore plus épouvantable que celui de Bush – a vidé de sa substance la Loi de 1878 sur le Posse Comitatus, qui interdit l’utilisation de l’armée comme force de police nationale.

Ces deux présidents, comme Trump, ont violé les clauses des traités qui exigeaient la ratification du Sénat. Obama l’a fait lorsqu’il a signé l’accord nucléaire avec l’Iran et Trump l’a fait lorsqu’il s’est retiré de l’accord. Bush et Obama, tout comme Trump, ont violé la clause de la Constitution relative aux nominations en nommant des personnes qui n’ont jamais été confirmées par le Sénat comme cela était requis. Les trois présidents, pour passer outre le Congrès, ont tous régulièrement abusé de leur droit d’utiliser des décrets.

Dans le même temps, les tribunaux, filiales à part entière du pouvoir des entreprises, ont transformé le système électoral en corruption légalisée par l’arrêt Citizens United, rendu par la Cour suprême en 2010. Le fait que les sociétés versent des sommes illimitées dans les élections ont été interprétées par la cour comme le droit faire une requête au gouvernement et une forme de liberté d’expression, annulant essentiellement les droits du peuple par décision judiciaire. En outre, les tribunaux ont refusé catégoriquement de rétablir les droits constitutionnels fondamentaux, y compris notre droit à la vie privée et à une procédure régulière. « La pourriture constitutionnelle se trouve dans les trois branches », a dit M. Fein.

Les 12 infractions pouvant justifier une procédure de destitution commises par Trump et signalées par Fein sont :

1. Outrage au Congrès

Trump a clairement exprimé son mépris du Congrès en se vantant : « … J’ai l’Article II, selon lequel j’ai le droit de faire ce que je veux en tant que président. »

« Le président Trump a, à plusieurs reprises et de façon inconstitutionnelle, systématiquement sapé le pouvoir de surveillance du Congrès, y compris l’enquête en cours sur la mise en accusation du président lui-même par le Congrès, en donnant pour instruction à de nombreux employés actuels et anciens de la Maison-Blanche et à des membres de l’exécutif de désobéir aux citations à comparaître du Congrès à une échelle sans précédent, bien au-delà de tout président précédent », a écrit Fein à Pelosi. « Sans l’autorisation du Congrès, il a secrètement déployé des forces spéciales à l’étranger et a utilisé des directives secrètes pour des assassinats ciblés, y compris de citoyens américains, sur la base d’informations secrètes non corroborées. Il s’est efforcé, de manière anticonstitutionnelle, d’empêcher des personnes ou des entités privées de répondre aux demandes ou aux citations à comparaître du Congrès, par exemple la Deutsche Bank. Il a refusé de fournir au Congrès des informations sur des habilitations de sécurité népotiques ou autres qu’il a accordées en opposition à ses propres experts en sécurité du FBI. Il a refusé de divulguer ses déclarations d’impôts au président de la Commission des voies et moyens, en violation d’une loi de 1924, 26 U.S.C. 6103 (f). »

2. Abus des pouvoirs du Président et abus de la confiance du public

« Contrairement aux présidents précédents, il a rendu les mensonges présidentiels aussi routiniers que le lever et le coucher du soleil, confondant le discours civil, la vérité et la confiance du public », peut-on lire dans le mémo à Pelosi. « Il a manqué de respect, rabaissé et harcelé des femmes en série, s’est moqué des handicapés, a incité à la violence contre les médias et les critiques, et a encouragé et affiché le sectarisme envers les minorités et les membres minoritaires du Congrès, y compris l’intercession auprès d’Israël en violation grave de la clause de discours ou de débat, article I, section 6, clause 1, pour refuser à deux membres des visas de visite. »

3. Clause de crédits, clause fiscale

« Le Congrès a constamment voté beaucoup moins d’argent que ce que le président Trump a demandé pour construire un mur de plusieurs milliards de dollars avec le Mexique », peut-on lire dans le mémo. « En violation de la Clause et de l’interdiction criminelle de la Loi anti-déficience [Antideficiency Act : loi adoptée par le Congrès des États-Unis pour empêcher l’engagement d’obligations ou la réalisation de dépenses dépassant les montants disponibles en crédits ou en fonds, NdT], le président Trump s’est engagé à dépenser des milliards de dollars bien au-delà de ce que le Congrès a alloué au mur. Le pouvoir de dégager des crédits du Congrès est une pierre angulaire de la séparation des pouvoirs de la Constitution. »

L’article I, section 7, clause 1 de la Constitution exige que toutes les mesures fiscales proviennent de la Chambre des représentants.

« En violation de cette clause, le président Trump a levé des dizaines de milliards de dollars en imposant unilatéralement des tarifs douaniers avec un pouvoir discrétionnaire illimité en vertu de l’article 232 de la Trade Expansion Act de 1962 », peut-on lire dans le mémo. « Il est devenu un tsar du commerce extérieur en imposant des taxes ou des quotas ou en accordant des exemptions de ses restrictions commerciales dans son pouvoir discrétionnaire débridé pour aider des amis politiques et punir des ennemis politiques. Des milliers de milliards de dollars en commerce international ont été affectés. Des richesses sont créées, et les moyens de subsistance détruits du jour au lendemain d’un coup de plume capricieux du Président Trump. »

4. Clause sur les émoluments

« L’article I, section 9, clause 8 interdit au Président (et aux autres fonctionnaires fédéraux), sans le consentement du Congrès, d’accepter tout “présent, émolument, fonction ou titre, de quelque nature que ce soit, de tout Roi, Prince ou État étranger.”

« Le président Trump a notoirement refusé de placer ses biens dans un organisme indépendant de gestion d’actifs », peut-on lire dans le mémo. « Au lieu de cela, il continue à profiter d’hôtels opulents fortement patronnés par des gouvernements étrangers. Il a permis à sa famille de commercialiser la Maison-Blanche. Il a compromis l’intérêt national pour enrichir la richesse familiale à une échelle sans précédent dans l’histoire de la présidence. »

5. Clause du traité

L’article 2 de la section 2 de l’article II exige que les traités soient ratifiés par le Sénat à la majorité des deux tiers. Le texte est muet sur la question de savoir si l’annulation d’un traité nécessite la ratification du Sénat, et la Cour suprême a jugé que cette question était une question politique non justiciable dans l’affaire Goldwater v. Carter, 444 U.S. 996 (1979).

« Le Président Trump a bafoué la clause du Traité en mettant fin unilatéralement au Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) avec la Russie », peut-on lire dans le mémo. « Le traité a confié la décision de mettre fin au traité aux “États-Unis”. Le Président seul n’est pas les États-Unis en vertu de la clause du traité. »

6. Clause de déclaration de guerre

La clause 11 de la section 8 de l’article I habilite le Congrès seul à faire passer la nation d’un état de paix à un état de guerre. Ce pouvoir ne peut être délégué.

« En violation de la clause de déclaration de guerre, le président Trump a continué à mener ou a initié des guerres présidentielles en Libye, en Somalie, au Yémen, en Syrie, en Irak, en Afghanistan et au Pakistan, et a utilisé des forces spéciales de manière offensive dans plusieurs pays africains », peut-on lire dans le mémo. « Le président Trump a revendiqué l’autorité de déclencher une guerre contre toute nation ou tout acteur non étatique dans le monde – pas en légitime défense – avec son seul aval, y compris la guerre contre la Corée du Nord, l’Iran ou le Venezuela. »

7. Clause de prudence ; clause de présentation

L’article II, section 3 oblige le président à « veiller à ce que les lois soient fidèlement exécutées ».

« En violation de cette confiance, le président Donald J. Trump a délibérément tenté de contrecarrer l’enquête du conseiller spécial Robert Mueller sur la collaboration entre la campagne Trump 2016 et la Russie pour influencer l’élection présidentielle », souligne Fein. « Entre autres choses, le président a refusé de répondre à des questions spécifiques relatives à sa conduite présidentielle ; il s’est efforcé de congédier le conseiller spécial ; il a fait miroiter des grâces pour les témoins qui ne coopéraient pas ; et il a exhorté le ministre de la justice, M. Jeff Sessions, à revenir sur sa décision de récusation afin de mieux protéger sa présidence. À tous ces égards, le Président tentait de faire obstruction à la justice. »

« Le président Trump a également refusé systématiquement d’appliquer les mandats statutaires du Congrès en révoquant arbitrairement et capricieusement un grand nombre de règles d’agences allant de l’immigration au Conseil de protection des consommateurs en matière financière à l’Agence de protection de l’environnement en violation de loi sur la procédure administrative par exemple », peut-on lire dans le mémo. « Il a régulièrement légiféré par décret au lieu de suivre les processus législatifs prescrits par la Constitution. »

« En violation de son devoir constitutionnel de veiller à ce que les lois soient fidèlement appliquées, M. Trump a démantelé et désactivé des dizaines de mesures préventives pour sauver des vies, éviter des blessures ou des maladies, aider les familles, les consommateurs et les travailleurs, et détecter, dissuader et punir des dizaines de milliards de dollars de fraude d’entreprise », poursuit le mémo. « Il a contesté les perturbations du climat comme étant un “canular chinois”, aggravé la crise climatique par des actions manifestes qui augmentent les émissions de gaz à effet de serre et la pollution, et exclu ou marginalisé l’influence des scientifiques de la fonction publique. »

8. Clause d’application régulière de la loi

Le cinquième amendement prévoit que nul ne peut être « privé de la vie … sans une procédure légale régulière. »

« En violation de la procédure régulière, le président Trump revendique le pouvoir, comme ses deux prédécesseurs immédiats, d’agir en tant que procureur, juge, jury et bourreau pour tuer des citoyens américains ou des non-citoyens, sur un champ de bataille ou en dehors, qu’ils soient ou non engagés dans des hostilités, qu’ils soient ou non accusés de crime, et qu’ils constituent ou non une menace imminente de préjudice qui déclencherait un droit de légitime défense préventive », peut-on lire dans le mémo.

9. Clause de nomination

« Le président Trump a nommé à plusieurs reprises les principaux responsables des États-Unis, y compris le conseiller à la sécurité nationale et les fonctionnaires du Cabinet, qui n’ont pas été confirmés par le Sénat, en violation de la clause relative aux nominations, article II, section 2, clause 2 », peut-on lire dans le mémo. « Sur une échelle jamais pratiquée par les présidents précédents, M. Trump a rempli jusqu’à la moitié des postes du Cabinet avec des “Secrétaires intérimaires” qui n’ont jamais été confirmés par le Sénat. »

10. Solliciter une contribution étrangère pour la campagne présidentielle de 2020 et la corruption

« Le président Trump s’est efforcé de corrompre la campagne présidentielle de 2020 en sollicitant le président de l’Ukraine pour qu’il contribue à quelque chose de valeur afin de diminuer la popularité de son rival potentiel Joe Biden, c’est-à-dire une enquête ukrainienne sur M. Biden et son fils Hunter concernant des pratiques de corruption potentielles de Burisma, qui a permis de dédommager généreusement Hunter (50 000 dollars par mois). Ce faisant, M. Trump a violé l’interdiction pénale de financement des campagnes électorales énoncée dans la loi 52 U.S.C. 30121 », peut-on lire dans la note de Fein.

« Le président Trump a sollicité un pot-de-vin pour lui-même en violation de l’article 18 U.S.C. 201 en cherchant quelque chose ayant une valeur personnelle, c’est-à-dire en discréditant la campagne présidentielle de Joe Biden en 2020 avec l’aide du président de l’Ukraine pour influencer la décision officielle de M. Trump de débloquer environ 400 millions de dollars d’aide militaire et connexe », ajoute-t-il.

11. Violation de la vie privée des citoyens

« L’espionnage gouvernemental des Américains exige habituellement un mandat délivré par un magistrat neutre fondé sur des motifs raisonnables de croire qu’un crime est en cours », peut-on lire dans le mémo. « Le président Trump, cependant, viole régulièrement le quatrième amendement en surveillant sans soupçon les Américains à des fins de renseignement étranger non criminel en vertu du décret 12333 et en interprétant de façon agressive la loi sur la surveillance du renseignement étranger. »

12. Suppression de la liberté d’expression

« Le président Trump viole le premier amendement en étendant la loi sur l’espionnage pour traduire en justice la publication d’informations classifiées qui ont fait l’objet d’une fuite et qui contribuent à révéler les mensonges du gouvernement et à dissuader celui-ci de commettre des actes répréhensibles ou des méfaits, notamment l’inculpation en cours contre Julian Assange pour avoir publié des informations qui ont été republiées par le New York Times et le Washington Post », peut-on lire dans le mémo.

« La République est à un point d’inflexion », peut-on lire dans la lettre adressée à la présidente Pelosi. « Soit la Constitution est sauvée par la mise en accusation et le renvoi de son incendiaire de la Maison-Blanche, soit elle est réduite en cendres par l’approbation continue par le Congrès, par omission ou par commission, d’un pouvoir exécutif illimité et par l’annulation des freins et contrepoids. »

Source : Truthdig, Chris Hedeges, 25-11-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *