« La Fourmi et l’Éléphant » : épopée du peuple vietnamien

Débats

par Kaddour Naïmi

À l’occasion de la commémoration de la fondation, le 3 février 1930,  du Parti qui a dirigé victorieusement la résistance vietnamienne contre le colonialisme français puis l’impérialiste états-uniens, il semble utile de rappeler à la mémoire une œuvre théâtrale algérienne. Elle retraça cette épopée à la salle El Mouggar, à Alger, en 1971, en pleine agression états-unienne.

La pièce s’intitulait « La Fourmi et l’Éléphant », une création collective du Théâtre de la Mer, dirigé alors par l’auteur de ces lignes.

L’œuvre fut un théâtre total, contenant texte parlé, chants, musiques, ballets de forme vietnamienne et la projection d’un documentaire d’archives. La représentation durait trois heures trente.

Pourquoi le choix de cette pièce ?

En 1971, l’oligarchie au pouvoir en Algérie soutenait la résistance du peuple vietnamien contre l’agression impérialiste états-unienne. Cependant, les moyens de communication officiels algériens n’expliquaient jamais le secret de cette épopée : comment un petit (en nombre d’habitants) peuple de paysans et d’ouvriers, d’un pays essentiellement agricole, économiquement sous-développé, aux moyens militaires très limités, comment donc ce peuple a pu vaincre militairement l’armée coloniale française, en lui infligeant la stratégique et symbolique défaite de Dien Bien Phu ; puis, comment ce même peuple continuait à résister victorieusement à la plus puissante armée mondiale, celles des États-Unis.

« La Fourmi et l’Éléphant » se proposait de donner l’explication de cette épopée : comment les « fourmis » (avec ce mot, la propagande raciste stigmatisait avec mépris les peuples asiatiques) affrontaient victorieusement l’ « Éléphant » qu’était la plus grande puissance militaire du monde, mais se comportant comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.

Ce furent les motifs de cette épopée vietnamienne que « La Fourmi et l’Éléphant » se proposait de révéler.

Contenu.

La pièce : 1) mettait en relief le rôle fondamental du Parti politique qui organisait et dirigeait les luttes populaires : un Parti essentiellement de paysans et d’ouvriers, avec la contribution d’une élite intellectuelle à leur total service ; 2) évoquait le problème de l’importance de la langue populaire ; 3) montrait le rôle patriotique de la spiritualité ; 4) soulignait l’importance des minorités ethniques. Voici quelques extraits :

« Luttes pour le riz et la liberté : La lutte de classes.

COMMENTAIRE :

Mais, cette nation unifiée

­- comme toutes les nations –

n’a pas un corps social homogène.

En elle existe la lutte des classes,

à travers les contradictions profondes

qui se manifestent au sein de la nation,

la lutte des classes,

à chaque instant moteur de l’histoire.

La contradiction fondamentale

oppose

ceux qui travaillent la terre

et ceux qui en profitent. »

Quant au Parti qui dirigeait la résistance, ses mots d’ordre étaient : « 1) Renverser  l’impérialisme  français, le féodalisme et la bourgeoisie réactionnaire au Viet Nam, 2) Conquérir l’indépendance complète de l’Indochine, 3) Former un gouvernement des ouvriers, des paysans et des soldats, 4) Confisquer les banques et autres entreprises aux impérialistes et les placer sous le contrôle du  gouvernement des ouvriers, des paysans et des soldats, 5) Confisquer toutes les plantations et tous les autres biens des impérialistes et des bourgeois  réactionnaires vietnamiens pour les  distribuer aux paysans pauvres, 6) Appliquer la journée de travail de huit heures, 7) Abolir les emprunts forcés, la capitation et autres impôts exorbitants pour les pauvres, 8) Promouvoir les libertés démocratiques en faveur des masses, 9) Dispenser l’instruction à tous, 10) Réaliser l’égalité des sexes. »

En outre, les spectateurs entendait ce genre de discours :

« Combien y a-t-il  de sortes de révolutions ?

Il y a deux sortes de révolutions :

A- Quand le Viet Nam chasse les Français, l’Inde les Anglais, la Corée les Japonais, les Philippins les Américains, la Chine les divers impérialistes pour recouvrer la liberté et l’égalité, ils font une révolution nationale.

B- Quand   tous   les  paysans   et   ouvriers,   de   n’importe   quel   pays,   dans n’importe quel endroit dans le monde s’unissent comme les frères d’une même famille pour renverser tous les capitalistes, de sorte que chaque paysan, chaque peuple puisse jouir du bonheur, et que se réalise la fraternité universelle, c’est la révolution mondiale.

Ces deux révolutions  diffèrent  l’une de l’autre, car la révolution nationale n’est pas encore une révolution de  classe, autrement dit dans cette révolution, les intellectuels, les paysans, les ouvriers, les commerçants et les industriels sont unanimes pour s’opposer aux agresseurs. Dans la révolution mondiale, ce sont les prolétaires (ouvriers et paysans) qui sont aux premiers rangs. »

Succès.

À la première représentation de la pièce, une délégation de l’ambassade vietnamienne fut présente ; en conclusion du spectacle, elle témoigna son appréciation par un gros bouquet de roses rouges.

Le succès de la pièce, tant public que de critique, fut appréciable. Concernant cette dernière, on lisait : « cette   pièce   aura   vraiment   laissé   une  empreinte   et   non   des   moindres  dans l’évolution du jeune théâtre amateur. » « Théâtre expérimental, il pourrait être source d’originalité, contribuant ainsi à la rénovation du monde théâtral. » « Le Théâtre de la Mer  doit exister à des  milliers d’exemplaires  dans une Algérie (…) » (1)

Occultation.

Malgré ce succès reconnu, la pièce eut des mésaventures.

Des pressions venant de personnages envoyés en toute apparence par l’État obligèrent à l’interruption des représentations, après la quatrième. Cette réaction n’était pas surprenante. En effet, le genre de contenu, tel que mentionné ci-dessus, pouvait-il laisser indifférent le spectateur algérien, et, par conséquent, les détenteurs de l’État qui veillaient à son endoctrinement selon leurs intérêts d’oligarchie ?

Entendre ces propos sur une scène d’un théâtre étatique important d’Alger, c’était trop pour l’oligarchie de l’époque : elle avait usurpé le pouvoir suite à l’indépendance, dominait le peuple par la terreur et, déjà, commençait à employer les aspects religieux, ethnique et linguistique pour diviser ce peuple, tout en niant l’existence des classes sociales, au nom, – l’imposture -,  du « socialisme » et de la « révolution ». Dès lors, dans une société algérienne où toute voix non conforme à l’idéologie dominante était interdite, « La Fourmi et l’Éléphant » fut considérée une manière indirecte, en parlant du Viet Nam, de faire de l’agitation subversive en faveur de l’émancipation du peuple algérien. Dans toute dictature, la culture libre est de fait subversive. Quand l’oligarchie ne peut pas la neutraliser et récupérer par l’argent et la « gloire » médiatique corrupteurs, elle lui oppose le revolver, selon la formule d’un oligarque nazi.

On se demanderait : dans ce cas, comment « La Fourmi et l’Éléphant » a pu être présentée à la salle étatique prestigieuse d’El Mouggar, dans la capitale ?… Parce que, par chance miraculeuse, le directeur, alors, était un ex-officier de l’armée, doté d’une culture admirable et d’une conception sociale réellement démocratique populaire. Il assista aux répétitions et fut content de la pièce (2).

L’autre mésaventure de la pièce fut sa totale occultation par la suite. S’il était dans la logique de l’oligarchie dominante que cette occultation soit accomplie par les moyens de communication étatiques, l’inattendu fut une seconde occultation systématique. Cette dernière fut commise par les moyens de communication contrôlés par le camp appelé « progressiste ». Ce fait, pas vraiment surprenant, a des motifs : une connivence entre la « caporalisation » idéologique de l’opposition au régime étatique par un parti stalinien, le PAGS, et des intérets bassement individuels de caste intellectuelle « progressiste » (3).

Il reste que « La Fourmi et l’Éléphant » est une œuvre algérienne à connaître, peut-être inspiratrice, pour les personnes intéressées par une forme de théâtre original, mêlant tous les arts à la fois, présentant une forme épique, et offrant un contenu au service réel du peuple des travailleurs (4).

Kaddour Naïmi

[email protected]


(1) Un exposé détaillé sur la genèse, l’écriture, la réalisation et l’accueil de la pièce se trouve in « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », Livre 1 : En zone de tempêtes, point 9. Théâtre total : La Fourmi et l’Éléphant (1971). L’ouvrage est librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-ecrits%20sur%20theatre_ethique_esthetique_theatre_alentours.html

(2) Pardon de la défaillance de mémoire au sujet de son nom.

(3) Le tout est exposé dans l’ouvrage cité, Livre 2 : « Écriture de l’histoire avec la gomme ou le prix du silence ».

(4) La version française du texte de la pièce est librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-pieces_ecrites.html


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