L’Amérique Latine et le retour de la question militaire

par Juan Gabriel Tokatlian.

Le renversement d’Evo Morales avec le coup d’État de dimanche confirme que la question militaire est revenue en Amérique Latine pour s’installer et éventuellement se renforcer. J’entends la question militaire au sens propre : elle fait référence à la centralité acquise par la menace, et à l’usage effectif de la force, ainsi qu’à la place du contrôle civil et démocratique des forces armées. L’implication des forces armées dans les questions d’ordre public, leur prépondérance pour le maintien et la défense d’un gouvernement donné, la participation de l’armée à la vie électorale d’un pays, son implication dans la violation des Droits de l’homme, la militarisation du traitement de phénomènes tels que le commerce de la drogue et des migrations, et le recours au coup d’État sont des manifestations concrètes de ce que j’appelle la question militaire. Cette situation, qui est due à des causes essentiellement internes, a été liée (inspirée, stimulée, co-blanchie) en Amérique Latine à certains aspects de la politique militaire des États-Unis d’Amérique dans la région.

Un rapide coup d’œil sur l’année 2019 révèle le déploiement et la portée de la question militaire remis au gout du jour. En Amérique Centrale, quelle que soit l’orientation du gouvernement, à l’exception du Costa Rica, l’armée est un acteur clé dans le domaine de la sécurité intérieure, de la lutte contre le trafic de drogue, dans la préservation des gouvernements contestés et dans lutte contre la drogue et pour freiner la migration vers les États-Unis. L’influence du United States Southern Command ou SOUTHCOM(« commandement Sud des États-Unis ») au Honduras, au Guatemala et au Salvador a été, et reste décisive.

Au Mexique, la création de la Garde nationale pour lutter contre le crime organisé n’a pas impliqué la démilitarisation de la « guerre contre la drogue ». En Colombie, la lente progression des engagements pris par les gouvernements avec les FARC et l’émergence d’une dissidence renvoyée à la lutte armée alors que le dialogue avec l’ELN avait échoué en raison de la guérilla renforcent – encore une fois – l’incidence des forces armées dans la vie nationale. Au Venezuela, le principal soutien du gouvernement de Nicolás Maduro est l’armée. Dans les trois pays mentionnés, par incidence (Mexique), par soutien (Colombie) et par menace (Venezuela), le rôle de Washington est primordial.

En Équateur, le gouvernement a adopté de sévères mesures d’ajustement structurel dans le cadre d’un accord avec le FMI et a décrété le couvre-feu face aux mobilisations massives. L’image photo du président Lénine Moreno, soutenu par les quatre représentants des Forces Armées et de Sécurité après son déplacement de Quito à Guayaquil, incarne parfaitement le rôle de l’Armée dans le maintien d’une administration de plus en plus impopulaire. Au Chili, le président Sebastián Piñeira a mis en place une augmentation des tarifs du métro, qui a entraîné une explosion sociale massive qui ne s’est pas arrêtée. La réponse officielle immédiate a été de décréter l’Etat d’Urgence et d’appliquer une « main dure » implacable.

Au Brésil, la formule présidentielle triomphale est celle des anciens militaires, alors que plusieurs dépités élus sont des membres à la retraite des Forces Armées et de Sécurité. Il faut remonter aux années soixante pour identifier une telle proximité militaire brésilienne des États-Unis. Par exemple, un militaire brésilien est devenu vice-commandant de l’Interopérabilité du Southern Command. Un accord bilatéral a été signé pour le lancement de satellites, de fusées et de navires spatiaux à partir de la base d’Alcantara. Le Brésil a signé un accord avec la Garde Nationale de l’État de New York. Et plus récemment, le président Donald Trump a désigné le Brésil comme allié extra-OTAN. En Uruguay, l’ancien général Guido Manini avait obtenu 12% des suffrages aux élections d’octobre, soit 3 sénateurs et 11 députés.

En Bolivie, ce qui s’est passé dimanche est marqué par ce que j’ai déjà appelé le néogolpisme [golpe = coup d’Etat]. Le coup d’Etat conventionnel fait référence à l’usurpation du pouvoir illégale, violente, préconçue et soudaine par un groupe dirigé par l’Armée et composé des forces armées [police ou gendarmerie] et quelques secteurs de soutien social. Le néogolpisme est plus ouvertement dirigé par des civils et bénéficie du soutien tacite (passif) ou de la complicité explicite (active) des Forces armées, il vise à violer la constitution de l’État de manière moins ostensible, tente de préserver un semblant institutionnel minimal, n’implique pas toujours activement une grande puissance (par exemple, les États-Unis) et aspire davantage à résoudre une crise politique qu’à fonder un nouvel ordre.

La question militaire est de retour en Amérique Latine en général et en Amérique du Sud en particulier. Le nouveau gouvernement doit être conscient de cette tendance pour agir en conséquence. En ce sens, il semble imprudent que la dissolution éventuelle de l’Agence fédérale d’Intelligence (AFI) puisse être menée. Dans les circonstances régionales actuelles, la chose la plus importante pour un pays comme l’Argentine est de disposer d’une Intelligence stratégique solide.

source : Latinoamérica y el retorno de la cuestión militar

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi


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