Algérie / Quel compromis historique pour le Hirak ?

30.04.2020

   par Fouad Hakiki *

L’on peut penser qu’on peut éclairer le temps présent en l’insérant dans la moyenne-longue période et faire ainsi œuvre scientifique – à l’instar des historiens, des sociologues ou des psychologues. L’économiste n’est pas de cet avis : « car à long terme, nous sommes tous morts » (Keynes). Il s’attache à répondre aux problèmes d’aujourd’hui, quels que soient leur origine, les ressorts de leur naissance ou les conditions idéales de leur déploiement. Qui a prévu le coronavirus ? Qui, partant du passé, peut résoudre la pandémie ? Ou juste suggérer une sortie du confinement ?

De même, qui a prévu le Hirak ? Qui, partant du passé (avec ses luttes de clans ou de classes), peut indiquer le chemin de l’édification de la 2ème République ? Ou juste nous dire comment le Hirak va se déployer après l’éradication du coronavirus ? Des questions simples qu’aucun éclairage sociologique, politologue, historien, psycho-social … ne peut prévoir, anticiper, dire. L’économiste, quant à lui, aura les yeux rivés sur… tous ces chômeurs de plus sur le marché du travail, tous ces capitaux qui ne trouvent où se placer, toutes ces décisions de politiques publiques prises pour affronter la crise pandémique… Soit donc : sur le nouveau, sur ce qui est hier n’était pas, n’existait pas. Pour ne pas aller chercher ses legs génétiques (le fameux « moyen-long terme ») mais pour révéler ce qui l’est, son ADN dans ce qu’elle a de particulier, de spécifique, d’inédit.

La mentalité « passéiste » existe aussi chez les économistes quand ils cherchent à expliquer. Ils chercheront les « corrélations » (les liaisons) entre les variables économiques et celles non-économiques. Du genre, est-ce l’esclavagisme des Noirs afro-américains est pire, pour la même période, que le salariat européen ? Ou encore dans quelle mesure le droit (et les institutions) pèsent sur les décisions et anticipations des acteurs économiques (par exemple : à quel moment la décision d’un ministre ou un règlement du gouverneur de la Banque centrale – pris aujourd’hui – vont-ils avoir des effets sur le tissu économique?). L’intérêt de ce domaine de recherche, pour les économistes, est non pas d’expliquer ou interpréter mais plutôt d’être vigilant, circonspect, mesuré dans les recommandations et conseils qu’ils profèrent. C’est-à-dire de montrer – et non démontrer (car il n’y a que dans les mathématiques que l’on démontre ; aucune autre science ne démontre quoi que ce soit) – les limites de nos actions sur le présent.

Nous sommes en plein Ramadhan, avec une trêve sanitaire du Hirak, avec des interrogations sur l’avenir immédiat – la fin de l’épidémie, les modes de sortie du confinement, la reprise des activités dans tous les secteurs (surtout la scolarisation de nos enfants). Un avenir immédiat marqué par l’entrée dans la période estivale qui suivra l’Aïd Seghir (au 23-24 mai), certainement borné par des migrations internationales très limitées (peu de voyages à l’étranger par exemple ; comme aussi peu d’échanges de marchandises), des mouvements de main-d’œuvre et de capitaux peu amples et surtout une machine étatique peu efficace ! Ce que donc je veux dire est : ce n’est pas l’arrêt des activités imposé par la propagation du Covid-19 qui est inédit – dans notre société, histoire ou mentalités (nous avons vécu la guerre de Libération 1954-1962 puis la guerre civile pendant la décennie noire) – mais la reprise lors l’après-coronavirus qui l’est … si jamais nous réussissons totalement à éradiquer tout cluster de la pandémie, à éradiquer absolument tous les cas de porteurs de germes de ce virus.

Notre avenir immédiat, jusqu’à et après la rentrée sociale en septembre 2020, n’est juste qu’un horizon temporel. Il revient aux décideurs politiques d’en dessiner les contours (et comme disait l’autre : s’il faut tester un antidote au coronavirus Civid19, qu’on l’essaie sur les députés puisqu’ils sont les représentants du peuple!). Or malheureusement, ces décideurs partout dans le monde (y compris dans les plus grandes démocraties) sont paralysés, se trouvent nus, isolés, impuissants. A part aller injecter l’argent des contribuables ou endetter plus l’État afin de limiter les dégâts sociaux et économiques, résultant de leur mesure administrative de confinement des population – par principe de précaution (que les assurances, disposant de fonds immenses, refusent d’assumer en « couvrant » ce risque sanitaire majeur) – les pouvoirs publics n’ont aucune prise sur l’état actuel des événements et encore moins sur leur évolution dans les jours qui viennent, soit sur le présent et l’avenir immédiat.

Partout dans le monde, l’on s’interroge sur les jours à venir, sur ce que sera notre monde demain. Deux thèses s’affrontent : 1- rien ne changera 2- et rien ne sera pareil.

En y regardant de plus près, nous trouverons les deux visions exposées ci-dessus : d’un côté, aujourd’hui pris dans les mailles d’hier (sociologues, historiens, psychologues … pour faire vite), et de l’autre, aujourd’hui est un autre jour (économistes… en allant vite). Quand on observe que les banques centrales ont baissé leur taux d’intérêt comme elles ne l’ont jamais fait – par exemple : le fameux (jamais vu depuis 345 ans) 0,1 % de la Banque d’Angleterre, une des principales places financières du monde. Ou un prix négatif du baril du pétrole (avec sa montée agonisante jusqu’à son niveau de 1986). Ou encore ces pertes de croissance pendant premier semestre 2020 (et probablement lors du troisième trimestre 2020) des principales puissances économiques du monde, laissant présager une crise pire que celle de 1929. L’on ne peut raisonnablement postuler que rien ne changera et que ce corps économique malade va retrouver sa vigueur dans quelques mois…       comme dans quelques jours le coronavirus va être éradiqué ou un vaccin anti-Covid19 immunisera la population mondiale !

L’on oublie par-là que le temps est d’abord une durée. Que le cheminement du temps N au temps N+1 puis N+2, etc. n’est pas aussi automatique que l’on pense. Le temps est un saut, une césure, une rupture. Rien ne nous dit de quoi seront faits les temps N+1 ou N+2 …Cette incertitude foncière (non calculable) face au lendemain – et de quoi il est fait – est pourtant propre (pas seulement aux économistes mais aussi) à la pensée musulmane : notre Inchallah ! Or nous n’en prenons pas tous les sens et toutes les significations. Ce n’est pas de la résignation, de la démission ; bien au contraire : une incitation à l’action, une impulsion vers l’exercice de notre libre-arbitre, de notre responsabilité, de la mesure des poids des avantages et des inconvénients, du pour et du contre de nos décisions.

Quand il est affirmé que : de toutes les façons, l’Algérie étant une économie fermée et une société vivant en repli sur elle-même, toutes ces turbulences dans le monde ne nous touchent pas du tout ou peu, aussi il n’y pas à s’inquiéter (on a peu de cas de cas infectés, peu de décès, etc.) et les choses reprendront vite. C’est là un discours irresponsable. Et à double titre : 1- car qui paiera si les choses se passaient différemment (et comment demander réparation) ? 2- et parce que les dégâts sont déjà là avec ces écoliers en désœuvrement, ces chômeurs forcés, ces villes et villages désertés… (et qui fera rattraper les cours, payer les salaires, relancer les activités…?). Une machine en panne n’est plus une machine, même dans l’atelier le plus isolé du monde !

Ainsi donc ces deux visions du monde et de l’avenir – la première, tournée vers le passé et le monde de jadis ; la seconde, plus encline à douter, minée par les incertitudes face au futur – s’entrecouperont dans nos échanges quotidiens en cette période de confinement et après. Dans les réseaux sociaux, les médias, les conférences (surtout dites scientifiques) et les réunions (par exemple : lors de la reprise des marches et regroupements des protestataires du Hirak – ou inversement, lors de l’exercice de la liberté de ne pas marcher, de ne pas protester). Elles s’entrechoqueront nécessairement dans nos débats (ou non-débats) publics et privés.

Le Hirak, mouvement populaire pacifique, va ainsi lui aussi mûrir, muter. De la revendication radicale « Yatnahaw Gâ3 » au double processus : d’un côté des discours d’ouverture et des pratiques de tolérance par les tenants du pouvoir, et de l’autre des répressions et incarcérations (de toute voix émanant de ses rangs ou même en dehors : journalistes et photographes), sa stratégie de refus – d’avant le coronavirus et pendant la trêve sanitaire – de toute main tendue des représentants du « pouvoir réel » (le général de corps d’armée Gaïd-Salah puis au général-major Chengriha) ou du « pouvoir civil » (le Chef de l’État Bensalah au Président Tebboune) cette stratégie va-t-elle perdurer dans ce nouveau contexte ? Choisira-t-il aux mois de mai, juin, juillet ou plus tard :

1-la voie d’aujourd’hui c’est comme hier

2- ou la voie d’aujourd’hui est un autre jour ?

Le Hirak ne peut tourner le dos à la réalité (toujours mouvante) ni camper sur des positions rigides alors que le contexte social et politique change de fond en comble. Lors de la trêve sanitaire, par exemple, des pans entiers de la société algérienne ont révèle leurs fragilités :

1-des démunis et nécessiteux se retrouvant sans ressources pour assurer leurs moyens de subsistance élémentaires,

2-aux structures hospitalières défaillantes,

3- en passant par les comportements inciviles d’une partie de nos concitoyens mettant la vie d’autrui en danger (lors du déconfinement partiel au début du mois de Ramadhan) et

4- aussi de l’adoption de textes de loi renforçant notre système répressif.

S’il ne peut rester indifférent à l’état actuel des choses, il se doit d’anticiper l’avenir immédiat (jusqu’à la rentrée sociale) ou plus loin encore (l’année sociale 2020-21). Et aussi projeter ses futures formes d’action et d’intervention en s’agglomérant et drainant les forces sociales (et syndicales) et politiques (partis et personnalités). Cependant sa revendication principale «Yatnahaw Gâ3» ne se trouvera renforcée et partagée qu’en s’ouvrant encore plus à toutes les couches sociales, à toutes les protestas et tous les dialogues.

Le locataire d’El Mouradia vient de donner sa 4ème interview, diffusée ce vendredi 1er mai. Il a abordé des sujets vitaux pour l’avenir de notre nation sur lesquels chacun doit se pencher. Du nouveau modèle de croissance aux contraintes sanitaires et budgétaires et exigences du milieu scolaire ou patronal, ces thèmes méritent des débats. Ce n’est, malheureusement, pas l’objet de cet article. L’on relève qu’ayant souligné que : 1-plus de 80 % des Algériennes et Algériens aspirent au changement radical, 2- et qu’il ne sera ni réaliste ni envisageable de revenir à la «situation d’avant» (le 22 Février 2019 ? Ou le 12 Décembre 2019 ?), le président de la République a fait :

1- de la «société civile» le moteur des transformations sociétales, sociales et économiques

2- et du «génie algérien» un ferment rendant tout : possible. Il est donc conscient que seule une rupture d’avec la gouvernance verticale autoritaire (prédominante depuis 1962) peut nous sortir de cette crise chronique, prolongée, régulière que nous vivons.

Cependant, ce «Yatnahaw Gâ3» du Hirak autant que cette rupture prônée par M. Tebboune exigent une prise de conscience préalable de ce que cela signifie. Du point de vue des contenus (que changer?) comme des modalités et formes (comment changer?). Les dissonances entre le mouvement populaire et la classe politique (de façon générale) ne peuvent que se creuser quand on ne définit pas ce qu’on veut. La question de l’heure – et elle nous mine bien avant que M. Tebboune n’accède à la présidence- est celle de savoir : avec qui, comme leader(s), mener la transition à la 2ème République ?

Un premier fait est là : nous n’avons pas réussi depuis le 22 Février à faire émerger de nouvelles figures. Soit à cause de la répression qui s’est abattue sur des dirigeants politiques et syndicaux et des animateurs du Hirak. Soit à cause de la confusion de la situation générée par l’enchevêtrement des luttes de clans (à l’intérieur du pouvoir) et des contradictions internes du mouvement populaire (portant la «révolution du sourire»). Et un deuxième fait : l’armée, dont la mission est la défense de la patrie en toutes circonstances, ne pouvait tolérer pendant longtemps un vide à la tête de l’État. Il s’est passé ce qui s’est passé, qu’importe ! L’État n’est que par sa pérennité, il fallait avancer.

Un troisième fait : l’élection de M. Tebboune, un homme du sérail. Cela semble poser un problème. Mais de quoi s’agit-il ? De l’homme en tant que personne ? De l’homme du sérail ? Du rapport en Algérie entre un président et les généraux ; soit entre le pouvoir civil et le «pouvoir réel» ? Comment, à l’heure actuelle, envisager les choses autrement ? Qui, exactement, pouvait prétendre au pouvoir alors que toutes nos oppositions politiques (démocratiques et islamistes) ainsi que le Hirak ne s’entendaient sur presque rien … de positif, de constructif afin de renverser le régime ? Il aurait fallu plus de temps ? Ce temps, nous l’avons aujourd’hui mais que faisons-nous ?

Dans l’attente, que faire ? Du point de vue de l’État algérien. L’on disait déjà en 1999 que le chef de l’État est un président par défaut. Allons-nous répéter la même rengaine aujourd’hui ? Il y a une crise chronique, prolongée, régulière, avons-nous dit (plus haut) ; elle est là depuis le GPRA. Non pas liée aux institutions (et donc structurelle) mais à notre classe et culture politiques dans leurs ensembles. Et c’est un écueil pour le Hirak… demain, quand il aura à parrainer des candidats aux différentes échéances électorales – voilà une composante politique du «compromis historique» du «Yatnahaw Gâ3». On enlève celui-ci mais on met qui ? Il y aura, comme à notre habitude, un rush, une pléthore de candidats, tous aussi honnêtes, intègres, blancs comme neige : qui choisir ? Les plus expérimentés (y compris opposants historiques) ? Et les jeunes (les 18-30 ans) ? Dans l’attente du renversement des Assemblées – dominées par le FLN-RND-Etc. – avec des scrutins annoncés «avant la fin de l’année», quels programmes pour les APC-APW ou l’APN – et avec quels moyens ? – faut-il proposer ? Le Hirak s’alignera-t-il sur les positions de l’une ou l’autre des oppositions politiques algériennes ? Soit : se retira-t-il de la scène politique à l’heure du combat pour la construction de la 2ème République ? Ce sont là autant de questions que l’on ne peut éluder. Des questions de «compromis» : avec qui s’allier ? Contre qui s’allier ? Et en vue de quoi

Et enfin dans l’attente d’élections présidentielles «transparentes», «fidèles» aux vœux de changement des Algériens : qui peut croire, un seul instant aujourd’hui, que diriger un pays tel que le nôtre – avec ses immenses territoires et gisements, ses administrations (civiles et militaires ; centrales et locales), ses jeunesses diplômées et éveillées de l’intérieur comme dans l’émigration – n’exige pas de l’expérience, de la connaissance concrète de la gestion effective de la cité ?

L’un des grands problèmes de l’Algérie est justement : cette improvisation permanente dans l’édification de nos administrations et institutions, une improvisation qui transparaît jusque dans les lois, le Journal Officiel de la République Algérienne. Chez nous, les problèmes se règlent au coup par coup ; un ministre défait ce que son prédécesseur a fait ; une circulaire vient contredire une autre… (et il faut faire avec les deux) ; l’on décide aujourd’hui ceci ; et demain, son contraire… (et il faut faire avec) ! L’on peut citer, à titre d’exemple, nos politiques industrielles publiques depuis Abdesselam Belaïd jusqu’à l’actuel (via Brahimi, Ghrib, Temmar, Bouchareb…) : l’État algérien pourtant dirigiste et protecteur de la production nationale n’a pas une continuité stratégique (à l’instar de celle dans la Défense nationale).

Un autre exemple plus anodin dans nos universités : outre ces professeurs de médecine nommés par décret pour assurer les chefferies de services hospitaliers sous Boumédiène, l’algérianisation de l’enseignement supérieur sous Chadli a poussé le ministre de l’époque à alléger les modalités de recrutement des professeurs d’université. Alors qu’ils devaient réglementairement : 1- posséder le diplôme de baccalauréat (et non un équivalent) 2- et obtenir une mention «très honorable» lors de la soutenance de leur Thèse (de doctorat ou doctorat d’État) ; ces conditions ont été suspendues sans que quiconque ne cherche lever cette suspension et à revenir «à la normale» ! Ce qui était l’exception est devenu la règle à telle enseigne qu’en bas de l’échelle de l’encadrement universitaire, les exigences réglementaires de recrutement des assistants et maîtres-assistants, nous trouvons des non-détenteurs du diplôme de baccalauréat… alors que cela s’impose à leurs propres étudiants ! Dans le même secteur, soumis aux principes de gestion des ressources conformes à la réglementation en matière de comptabilité publique et aux statuts de la Fonction publique, l’on a souvent – depuis au moins 1971 – chercher à contourner la loi pour créer une symbiose entre les chercheurs et le monde du travail en autorisant des financements hors-budget, par des deniers non-étatiques provenant d’activités lucratives de consulting et de conseil ou de laboratoires. On a bafoué ces principes et on a créé des situations de conflit d’intérêt – dans lesquelles ne devrait se trouver aucun fonctionnaire (du fait de son statut). Les questions qui taraudent sont celles : 1- En quoi ces nouveaux dirigeants des universités sont-ils supérieurs, plus intelligents ou plus patriotes que les pionniers de l’édification de l’administration – un Benyahia, un Medeghri qui ont réfléchi à ces questions ? 2- Et, (parce que ces derniers ont déjà donné la réponse) au nom de quel principe les chercheurs et universitaires seraient plus privilégiés que les autres fonctionnaires ; qui, tous, de par leur formation et expérience, peuvent (dans leur domaine de compétence) être missionnés pour du consulting et conseils dans le secteur marchand et percevoir des ressources non-budgétaires ? Car encore une fois la loi ne peut pas être au-dessus de tous (fonctionnaires) et non-applicable aux autres (les universitaires).

Ces exemples, parmi tant d’autres encore, donnent à réfléchir sur ce que le Hirak et ses animateurs ont, en dehors des composantes politiques du «compromis historique», à proposer de façon concrète pour construire la 2ème République : tant dans un secteur précis – croissance économique ou université – que dans un ensemble de secteurs, par exemple : la Fonction publique ou les rapports entre public et privé… En d’autres termes : dire «Yatnahaw Gâ3» est une chose, mais proposer des alternatives cohérentes pour édifier est autre chose ? Et ce, même en éloignant du champ politique, des luttes politiques entre les tenants du régime et les opposants. Quel est le contenu positif du «Yatnahaw Gâ3» pour améliorer le sort des Algériennes et des Algériens de tout âge ?

Les expériences révolutionnaires (dont la nôtre depuis 1962) ont montré que mettre à bas un régime n’est pas aisé ; dans chacune, les dirigeants ont eu à composer avec les institutions et les hommes de l’ancien régime, ne serait-ce que satisfaire les besoins essentiels des populations en eau, électricité, gaz, voirie, voire police ! La reconduction des fonctions de l’État, de l’organisation de ces administrations, de ses lois et ses codes civils et militaires anciens, etc. pour rebâtir le nouvel État (et ses démembrements) ou pour relancer l’activité économique à la campagne, dans les usines – ces «biens vacants» chez nous – s’est imposée. En 1962-63 comme en 1965-66 l’Algérie a eu besoin d’aides provenant de «pays amis» et de bonnes volontés acquises à la Révolution algérienne (tous ces cadres, ingénieurs, médecins et techniciens qui sont venus suppléer le vide en ressources humaines dans l’Agriculture, l’Hydraulique, les Mines, les Administrations centrales, les écoles, collèges ou lycées…). En renvoyant à cela, à cette rétrospective, nous voulions montrer du doigt le type de difficultés concrètes qu’on ne manquera pas de rencontrer.

Poser la question du «compromis historique pour le Hirak» tel que nous venons de le faire, c’est d’abord socialiser des interrogations, les partager avec tous, inciter au débat collectif. Un débat avec, non seulement les animateurs du Hirak ou les tenants actuels du pouvoir, mais avec tous les représentants des forces sociales et politiques. Que voulons-nous ? Qu’avons-nous tiré comme enseignements de notre passé récent en ce domaine : l’édification de l’État algérien indépendant avec/sur les legs et en fonction des besoins internes ? Le «compromis historique» pour construire une 2ème République n’est-il que politique ? N’a-t-il pas d’autres dimensions ? Est-ce qu’il ne porte que sur l’État – les institutions, les lois et les hommes ? Ou aussi sur la société : les comportements et attitudes, les mentalités et croyances, les revendications et espérances…

Si l’on doit chambouler «le système», ne faudrait-il pas aller jusqu’à «la base» : la société ? C’est-à dire : nous. Car sans notre silence, nos lâchetés, nos compromissions, cette corruption corrosive dans nos institutions – école, mairie, wilaya, ministère, banque..- n’aurait pas pu voir le jour ni s’étendre avec une telle ampleur, une telle profondeur. C’est nous qui, des années, n’avons rien fait. On a laissé faire ! Oui il y a eu depuis 1962 des Emir Abdelkader, des Mokrani et des…et des… Da L’Hocine (Aït Ahmed), Si Tayeb (Boudiaf)… tout au long de nos 60 ans d’indépendance. Ils se sont opposés «au système». Mais «la société» : qu’a-t-elle fait? Aux côtés glorieux, lumineux des résistances, il faut opposer les autres facettes de notre histoire: lâches, sombres. Et s’interroger : comment cela a été possible ? Pourquoi cela a été possible ?

En s’attaquant paresseusement «au système», l’on cache les racines, les ramifications – là où le «système» a fleuri, a corrompu. Et l’on constatera que même le Hirak a fait un compromis historique …avec «la société» : ce sont «eux» (Issaba), mais pas «nous «(Anges) ! Est-ce aussi sûr ? Qui s’est attaqué aux petites combines de la petite corruption proche, locale, voisine, ces actes de corruption à l’intérieur même de notre société ? L’on se refuse de voir – pour renvoyer à une série ramadhanesque en cours de diffusion – que le soutien scolaire payant chez le «Maître» permet d’augmenter les notes de nos enfants aux examens ; et l’on devient corrupteur ! L’on refuse de donner deux parts à la fille comme pour le garçon (dans le partage de succession) au nom de la Charia ; cette même Charia qui autorise de couper la main à tout voleur : pourquoi dans ce cas ne l’applique-t-on pas dans nos tribunaux ? Inégalité coranique, justice civile ? Or il faut choisir. S’ouvre alors le débat sur le rapport entre les prescriptions religieuses et la loi civile. Sur le rapport des droits de la personne et des devoirs dans la communauté en relation avec la LOI.

Le Hirak en tant que mouvement social citoyen, n’a pas seul la charge du changement social ou politique ou institutionnel. Il est une partie de nous, de notre chair et de notre sang mais il n’a pas besoin de tuteurs ou d’experts (es-religion ou es-constitution) ou d’universitaires (1). L’une de ses revendications est celle d’être entendu – et non réprimé ou contourné par des associations subventionnées (dites «représentatives» de la «société civile»). C’est en continuant à instaurer et animer des débats sur les réseaux sociaux, les médias, les conférences et forums, les marches et regroupements que le Hirak avancera. Et nous avec lui. Il restera le représentant de cette gouvernance horizontale démocratique que nous souhaitons.

Notre société, notre économie autant que notre champ politique sont d’inégal développement ; tantôt, l’un prend le pas sur les autres, tantôt, un second régresse traînant les autres avec lui ou décroche laissant les autres tourner en roue libre. Et il y a des moments où, par une conjonction de facteurs, une accumulation des contradictions, ces trois pans se trouvent synchrones ; et tous les possibles sont ouverts. Ces moments jalonnent l’histoire du pays, constituant des dates charnières auxquelles l’on se réfère. Des plus importantes, nous avons celle de l’émergence du mouvement national, du déclenchement de la révolution, du recouvrement de l’indépendance, des explosions populaires du 5 octobre 88 et 12 février 2019. De chacune, l’on ne peut «rendre compte» qu’en les inscrivant dans des cycles où chacun de ces pans joue un rôle primordial sans qu’aucun d’eux ne soit plus déterminant -à l’intérieur de chaque cycle- que l’autre.

La «révolution du sourire» est venue pour clore le cycle ouvert par le chamboulement introduit par les révoltes du 5 octobre -libéralisme multipartiste, séparation des prérogatives présidentielles de celles du chef de gouvernement, indépendance de la Banque centrale, ouverture économique au privé, libertés de la presse, etc. Le trait saillant dans ce cycle est la sortie de la mouvance islamiste de la clandestinité ; ce qui a permis un essaimage du territoire national par les différentes formations politiques et associations (plus ou moins caritatives) liées organiquement à cette mouvance ; et cela s’est vu amplifié par le passage de l’antenne de télévision à la parabole, l’ouverture du petit écran sur le monde extérieur avec les chaînes satellitaires (de tous genres), un déclic des consciences s’opérant, éloignant les Algériennes et Algériens du monde clos, de l’économie autarcique et des discours nationalistes creux et manipulateurs. Une gestation -car il fallait digérer, intérioriser les nouveaux schémas, modes de penser et de vivre- s’imposa. La décennie noire, paradoxalement, et du fait du confinement imposé par l’état de siège, a accéléré cette gestation ; les Algériennes et Algériens, dans leur grande majorité, optaient déjà pour «Lâ dawla askariya wala Lâ dawla islamiya».

Une régression du champ politique est survenue. Nous étions perdus. Aucune option ne pouvait avoir l’adhésion de larges couches de la population. Et nous sommes entrés dans un entre-deux : ni capitalisme, ni socialisme ; ni hégémonie ni alternance ; ni démocratie ni dictature. L’économie s’est mise en branle, laissant derrière elle une société de plus en plus fragilisée et un champ politique de plus en plus fragmenté. Ni les mouvements sociaux ni les joutes politiques n’ont pu avoir d’échos. Le trait saillant de cette deuxième phase du cycle est l’alliance de la bourgeoisie d’État (civile et militaire) avec la bourgeoisie d’affaires. Et l’aggravation des maux sociaux, du chômage, de la détérioration du pouvoir d’achat ainsi que du climat des affaires (tant pour les petits entrepreneurs et commerçants que pour les partenaires étrangers), etc., s’est approfondie. L’utilisation de la «sur-rente» -comme on dit «surprofit»- à des fins politiciennes (l’achat de la paix sociale) à travers l’ouverture de grands chantiers (logements, autoroute, eau, éducation, formation professionnelle…) n’a que démultiplier les foyers de contestation et de frustration; foyers qui, avec le passage de la parabole à la Toile (et les téléphones portables), ont trouvé des lieux d’expression et d’organisation libres. Aussi, à la fin de cette phase, il était naturel que la «société» prenne le dessus. Le Hirak est né.

Ce «compte-rendu», plus impressionniste qu’analytique (mais il ne faut pas oublier ce que disaient Freud sur les «mots d’esprit» ou la psychopathologie et Baudrillard sur les «signes»), vise à planter le décor afin d’insérer le présent dans la moyenne-longue période (voir notre première partie) et immédiatement d’appeler à se tourner résolument vers l’avenir. D’où l’idée de l’ouverture d’un nouveau cycle avec la «révolution du sourire». En somme : de scruter l’inédit dans le présent afin que celui-ci ne soit pas qu’une «répétition» du passé -et la répétition (en analyse) est mortifère. Un exemple : la mouture de l’avant-projet (de la révision) de la Constitution. Telle qu’elle est présentée, elle ne peut répondre aux attentes du mouvement populaire pacifique du Hirak. Elle est dans la «répétition» ; elle vise en effet (de façon globale et non dans les détails) à parer aux dysfonctionnements de la gouvernance verticale autoritaire. Cette mouture n’intègre pas à la base même de l’édifice institutionnel : la «société», l’expression populaire à travers ses représentants locaux (élus, syndicats, organisations professionnelles, associations, etc.), soit une dose de la gouvernance horizontale démocratique.

Ainsi, pour illustration, le Sénat qui est, par définition, l’émanation des représentants des collectivités territoriales, n’est perçu que du point de vue de son maintien ou non, du point de vue de la composition du tiers présidentiel, du point de vue de l’équilibre des pouvoirs entre l’Exécutif et le Législatif (dans la production des lois et règlements) mais en aucun cas : comme un contre-pouvoir car issu des élus locaux ! Aussi, la question, plus générale, de savoir comment renforcer le démocratie locale -au niveau des APC, des APW (voire même au niveau de regroupements de wilaya, des assemblées dites régionales à l’heure où l’Algérie s’achemine à près de 50 millions d’habitants- et ce, sans tomber dans aucun fédéralisme), du comment insérer ces assemblées ou les réseaux d’associations et autres organisations du processus démocratique d’en bas dans l’édifice institutionnel, cette question n’a même pas effleuré l’esprit des commanditaires de la révision et… leurs experts !

Cette myopie où la «société» est dans les angles morts est commune tant aux gouvernants qu’à une grande frange de l’intelligentsia algérienne dont en particulier certains économistes (qui «conseillent» et donc occupent les plateaux et les colonnes des médias). Ces derniers -qui recommandent la dévaluation, qui justifient le financement non conventionnel, qui donnent la priorité aux réformes structurelles- récitent les schèmes et cadres conceptuels et analytiques de l’économie standard et ânonnent les prescriptions de politiques publiques émanant des organisations internationales (Banque mondiale, FMI, OCDE…). Sans s’interroger sur la fiabilité des données chiffrées, la friabilité des équations ou la robustesse des modèles économétriques, ou sur les pratiques de gestion et de gouvernance des entités économiques, ou sur la réalité concrète de l’économie algérienne. La pandémie du coronavirus Covid-19, par exemple, a mis à nu une réalité sociale : 2.500.000 familles nécessiteuses, soit environ 10 à 11 millions d’Algériens : le quart de la population ! Quel sera leur avenir avec ces conseils et recommandations ?

Et avec le fonctionnement de l’économie globale algérienne imbriquant une économie officielle (celle des comptabilités nationale et publique, issues pour une grande part de la fausse-vraie comptabilité privée) et une économie souterraine (dont le «secteur informel» n’est que l’iceberg), quelles politiques financières ou monétaires ou quelles institutions (organes, agences, banques…) sont à mettre en œuvre pour (non de l’inclusion -un vœu pieux- mais) de leur harmonisation ? Pour éclairer le sujet : l’Italie, citée par le président de la République sur le dossier libyen (dans son 4ème entretien du 1er mai). Dans ce domaine, elle est un cas d’école : l’on estimait le poids de son économie souterraine à plus de 40% (et celle enregistrée dans sa comptabilité nationale à 60%). Les gouvernements successifs ont mis plus de deux décennies pour intégrer la seconde dans la première en prenant des mesures drastiques de contrôle des revenus, des patrimoines, des comptes bancaires de chaque ménage, entrepreneur, prestataire de services… Ce contrôle, nous autres Algériens, l’on ne peut l’imaginer : pour chaque achat chez le boulanger (un pain ou croissant ou bonbon…) ou chez l’épicier (un litre de lait, une bouteille de limonade, etc.), ces commerçants sont dans l’obligation de délivrer un ticket de caisse (sous peine d’amendes) afin que toutes les opérations de vente soient enregistrées dans les comptabilités et donc assujetties au fisc ! De même les ménages : leurs différentes rémunérations et leurs dépenses (en acquisitions immobilières, foncières…) tant sur le territoire qu’à l’étranger sont passées au peigne fin du contrôle fiscal tatillon.

Ce saut qualitatif d’harmonisation de l’économie -car la loi de la Républiques est une ; et l’on ne peut faire deux poids et deux mesures- n’a été possible que parce que l’Italie dispose outre de ressources humaines compétentes et d’instruments institutionnels légitimes, de l’adhésion des populations pour ces opérations de «mains propres». De ces ressources humaines, relevons toutes ces armées décimées sur tout le territoire : les fonctionnaires du Trésor, du contentieux, du cadastre (et des hypothèques)…, avec l’appui des organisations professionnelles : comptables, experts-comptables, huissiers, avocats d’affaire et du patrimoine, etc. Ces dernières organisations sont l’expression de la société civile, jouent un rôle de contrôle a priori et constituent un chaînon de la gouvernance horizontale démocratique. Sans l’engagement civique de tous, l’économie souterraine italienne aurait fait des ravages jusqu’aux ressorts des économies mondiale et européenne.

Promouvoir la dévaluation ou le financement non conventionnel, c’est faire fi de l’indépendance de la Banque centrale. Une indépendance qui était acquise les deux premières années de l’indépendance puis remise à l’ordre du jour après octobre 88. Une indépendance qui pose en vérité un problème plus général, celui (abordé ici même il y a une douzaine d’années) de la «diffraction de la puissance publique». La mouture de l’avant-projet proposé au débat n’effleure pas ce sujet. Si la Banque centrale en tant qu’autorité monétaire (car prêteur en dernier ressort) est le 4ème pouvoir, son contrôle est statutairement à la charge des instances élues de la gouvernance verticale autoritaire ; ce qui n’est pas de même d’autres «organes». Nous avions déjà cité les Agences «civiles» -cinq viennent d’être créées récemment- et les Agences «militaires» (dont, par exemple, ces Directions issues du démantèlement de l’ex-DRS). Aucune d’entre elles n’est soumise au contrôle parlementaire (comme dans les autres démocraties). A telle enseigne qu’il aurait fallu des enquêtes de justice récentes -prenons le cas des agences foncières- pour révéler les dossiers de la corruption. Comment est-ce réglementairement possible ? Pourquoi aucun organe aux attributions administratives d’audit, de surveillance et de contrôle n’a dévoilé le pot aux roses ? Car il n’y a pas de contre-pouvoirs. Peut-on continuer ainsi ? Comment la nouvelle Constitution va-t-elle parer à ces dysfonctionnements générés par la diffraction de la puissance publique ?

Des contre-pouvoirs nécessaires aussi pour mettre fin à la fausse-vraie comptabilité, à double comptabilité -«fiscale» et «réelle»- des entreprises, banques et assurances privées nationales, de cette économie grise (un orteil dans l’économie officielle) qui constitue l’ossature de l’économie souterraine. L’armée de fonctionnaires du ministère des Finances ne peut la juguler malgré tous les contrôles et vérifications possibles car la connivence des comptables, des experts-comptables… et même des banquiers primaires est là. Si nous avions inscrit dans la loi la possibilité pour les «élus», les comités d’entreprises (des banques et des assurances) et leurs syndicats d’engager annuellement une contre-expertise économique et financière pour la validation des comptes (et bilans), une grande partie du problème aurait été résolue. Ce n’était pas le cas hier, et ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Or, c’est là un autre pan de la gouvernance horizontale démocratique.

Depuis le 12 février 2019, un chamboulement émanant de la base de l’édifice institutionnel a ébranlé le cours de notre histoire en accélérant le processus de transformations des règles et pratiques de la gouvernance et de l’exercice du combat politique pour l’alternance (au pouvoir). Cet acquis a fait du Hirak, et ce jusqu’au nouveau Préambule de la Constitution, une référence historique obligée. Certes, le Hirak c’est nous, à 80%, du moins à une majorité écrasante ; et sans cette majorité, le Hirak n’est rien ; comme sans le Hirak, point de débat sur notre avenir. Et il est, pour le moins surprenant, que l’on propose de renforcer l’indépendance de la justice (le 3ème pouvoir) ou des médias (le 5ème pouvoir) quand en même temps l’on produit un arsenal juridique de répression mettant en porte-à-faux tant les magistrats que les journalistes. Nous aurons peut-être la plus belle Constitution de notre histoire mais les pratiques actuelles effectives de l’exercice des pouvoirs laissent perplexe. Car comment croire aux libertés individuelles et collectives quand tant de prisonniers politiques et d’opinion croupissent dans les prisons… et que des arrestations et des mises en détention provisoire -prolongée indéfiniment- s’opèrent ? Si l’on joignait les actes aux mots, en actant aujourd’hui ce que l’on promet pour demain ?

*Économiste


(1) Ces derniers qui, en un an, ont publié plus d’ouvrages et articles sur la «révolution du sourire» qu’il en existe (écrits par des Algériens) sur notre pays … depuis 1962. Cette frénésie des chercheurs en sciences sociales et humaines est, en tant que telle, un indice de bonne santé pour…le Hirak. Pour une fois, l’intelligentzia algérienne (dont feu A Djeghloul, un de nos plus grands sociologues contemporains, disait qu’elle «n’existe qu’en pointillé») est au rendez-vous.

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